Purifions nos champs
Dimanche 06 mars 1836
À Aubigny-sur-Nère, le premier dimanche de carême[1] avait lieu la fête des Brandons. Quelques heures après le coucher du soleil, toute la population du village, armée de torches de paille enflammées, se dispersait dans la campagne, parcourant les champs, les vignes et les vergers en chantant et dansant. Vus de loin, ces mille flambeaux s'élevant et s'abaissant tour à tour au milieu de la nuit effrayaient les enfants, parce qu'ils ressemblaient à des feux follets[2] traversant les plaines. Mais ce sont les hommes qui passaient et agitaient leurs brandons entre les branches des arbres fruitiers, tandis que les femmes et les jeunes filles entouraient leur tronc d'un anneau de paille de froment. Dans les champs de blé, les vignes et les prairies, les paysans plantaient aussi des croix de bois garnies de paille qu'ils embrasaient. Ces simples réjouissances, célébrant la fin de l'hiver, étaient en réalité des rites de purification et d'exorcisme pour conjurer les fléaux auxquels étaient exposées les diverses semailles. Plus que cela, ces traditions nocturnes, adoptées par l'Eglise catholique, n'étaient autres que des réminiscences de la mythologie romaine. Elles rappelaient ces anciennes fêtes d'expiation pendant lesquelles on honorait le dieu Pan - gardien des troupeaux qui menait une guerre continuelle contre les animaux nuisibles aux moissons - ou Proserpine, la déesse des saisons, célébrée par des courses aux flambeaux.
Cette année, Pierre et Montaine avaient formellement déclaré qu'ils ne participeraient pas aux Brandons et leurs parents avaient respecté leur choix. Il faut dire que l'épisode du "pé ébriat[3]" avait eu de fortes répercutions sur les enfants Gaugue qui se moquaient gentiment de leur père. De ce fait, Jean-Baptiste n'était plus aussi vindicatif au sujet des rites populaires, et Montaine n'avaient plus besoin de remédier à des stratagèmes pour y échapper. Avec son épouse, le paysan avait résolu qu'aucun membre de la famille ne participerait à la soirée brandonnière, et cette décision avait une saveur de victoire pour la jeune bergère et son frère. Dès le matin, alors qu'Anne-Jully, Marie, Louis et Justine s'étaient rendues à la messe, le père de famille et ses fils aînés avaient rejoint les Chollet pour les aider à drainer les alentours du moulin. Les futures épousailles de Pierre et Pauline avaient permis un plus grand rapprochement entre les deux beaux-pères, qui s'étaient associés à la préparation des parcelles de culture pour les pommes de terre.
De son côté, Montaine avait enfin pu emmener son troupeau de Solognots paître loin des maisons du village. Jubilant de retrouver la quiétude de ses bois préférés, elle choisit un pré convenant à ses brebis, et les laissa brouter tranquillement. Stimulée par ce bain de lumière et par les odeurs de végétations naissantes, elle se lança – elle aussi et à sa façon - dans un grand nettoyage de printemps. Elle se fabriqua un arc et des flèches et s'entraîna à tuer les rats et les vipères. Elle fit la guerre aux martres et aux fouines, friandes d’œufs et d’oisillons. Elle épargna néanmoins les couleuvres qui serpentaient gracieusement sur la mousse, et se laissa émouvoir par les écureuils qui s'ingéniaient à extraire patiemment des pignons[4] des cônes de pins. Elle se délecta du chant des rossignols qui semblaient remercier Dieu de veiller sur leur couvée. Elle observa la discipline exemplaire d’une colonie de fourmis, se laissa captiver par le travail des piverts, puis chassa les chenilles et les hannetons voraces de feuillages. Elle ramassa les glands les plus sains et alla les semer dans la lande, en ayant pris soin d'arracher aux alentours la bruyère et la cuscute[5] qui auraient pu les étouffer. Elle s'attendrit face aux lièvres qui dansaient dans le serpolet, se couchaient sur le flanc comme des chiens fatigués, puis bondissaient tout à coup, au bruit d'une branche qui craquait. Et quand elle ressentit le besoin de faire une sieste, elle grimpa dans le premier arbre venu, et se laissa bercer par les balancements monotones de ses ramures et les roucoulements d'une tourterelle. Enfin, avant de rentrer à la bergerie, elle s'arrêta près d'un ruisseau pour y jeter son épervier[6]. Émerveillée, elle admira le soleil qui traçait des arabesques sur les flots glacés, et faisait éclore les bourgeons sous la douce pression de ses rayons. Elle sursautait quand les libellules aux ailes bleues l'effleuraient dans leur vol, et riait quand les mouches émeraude se laissaient piéger dans la toison de ses Solognots. Incontestablement, la venue du printemps et sa liberté retrouvée dans les landes stimulaient tous ses sens.
Pourtant, après avoir pêché quelques poissons, elle rassembla rapidement son troupeau pour quitter les champs, où bientôt, déambuleraient une multitude de paysans en liesse, agitant leurs brandons enflammés. Après avoir rentré ses brebis dans la bergerie, la jeune fille poussa la porte de la petite masure en brandissant quatre grosses truites, d'un air triomphal. Son nez morveux, son visage barbouillé de poussière et ses vêtements souillés par le mucus sanguinolant des poissons firent rire toute la famille endimanchée pour le dernier dîner, précédant le Carême. Le sourire de la jeune bergère et son expression victorieuse se figèrent : les filles avaient soigneusement tressé leur longue chevelure et coiffé leur cayenne[7] brodée de sept fleurs. Elles portaient un tablier en coton bleuet, par-dessus trois jupons[8], et un fichu de coton à carreaux. Les hommes n'étaient pas en reste ; ils avaient revêtu leur chapeau de feutre noir bordé d’un ruban, et leur biaude[9] grise agrémentée de broderie et de boutons de nacre. Une bonne odeur de beugnons[10], arrosés de miel, inondait la pièce principale.
Dans la pénombre, le visage de Pierre s’illumina de joie :
- Tu es superbe ! Quel bonheur de te voir ! s’exclama-t-il.
- Tu m'chines niaroux ! J'sus tout gailloux[11] ! répliqua-t-elle un peu vexée.
- Dieu regarde au cœur, vint-il furtivement lui murmurer à l'oreille.
- Dépate tes sabiots et mets los poéchons dans l'bassie"[12] ! lui ordonna sa mère, agacée de voir les truites dégouliner sur le seuil de sa maison.
Montaine remplit un pichet d'eau et s'éclipsa dans sa chambre pour se changer. Les paroles de Pierre martelaient son cœur en la remplissant d'allégresse. Effectivement, Dieu ne regardait pas aux apparences. Il savait qu'essuyer son nez, laver son visage et nettoyer ses vêtements souillés pour se rendre présentable ne faisaient pas d’elle une sainte. Tous les rites et les jeûnes que s'imposaient les croyants n'impressionnaient guère Dieu, et ne pouvaient le contraindre à les bénir. Elle était venue telle qu'elle était : sale, puante et quelque peu arrogante, mais comment aurait-elle pu venir autrement ? Elle était ainsi. Elle ne voulait pas faire bonne figure devant lui ni aucun autre. Dieu était son désir suprême et sa passion. Elle dépendait entièrement de son amour bienveillant et sa grâce toute suffisante était son seul espoir. Sans coiffe ni tablier neuf, sans carême ni brandons enflammés, elle savait entrer dans sa présence telle qu'elle était. Avec son visage crasseux et ses vêtements tachés, elle savait qu'il la voyait belle, et la regardait avec bonheur, car Christ avait lavé son cœur. Ce n'étaient pas des beugnons ou de quelques poissons dont elle désirait faire ses délices en cette soirée, mais de l'Éternel. Toutefois, elle profita pleinement de ce dernier repas goûteux avant que commence la longue période de jeûne qui durerait jusqu'à Pâque. En effet, à partir de lundi, la famille ne prendrait qu'un seul repas, le soir, composé uniquement de soupe et de pain, car la consommation de viande, de poisson, d'œufs, de laitages et de vin était formellement interdite pendant les quarante jours de carême. Comme les Chollet, n'appliquaient pas ces restrictions, Montaine était en proie à un nouveau cas de conscience : devrait-elle résister à la tentation de rendre visite à ses amis pour profiter de leurs mets ou devrait-elle respecter les consignes familiales ? Par solidarité et compassion envers ses petits frères et sœurs, elle essayerait de contrecarrer sa nature gourmande qui aimait jouir de la vie et de ses bienfaits.
- Tu tazounes la Montaine ! l'interpella Etienne, pressé de passer à table.
- Je m'en viens ! lui répondit-elle en apparaissant, coiffée d'une cayenne blanche et vêtue d'un bourrâ neuf.
- Qué gazoute à c'tte heure[13] ! se moqua-t-il alors qu'elle s'attablait avec eux.
- L'habit ne fait pas le moine ! riposta-t-elle avant que sa mère lui jette un œil furibond et demande à Marie de dire le bénédicité[14].
- Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas, celles qui l'ont préparé, et procurez du pain à ceux qui n'en ont pas ! Ainsi soit-il ! pria-t-elle en prenant son air le plus vertueux.
- Achareugne point l'poéchon, c'est bon la piau bien grâlée[15] ! l’interrompit son père, alors que le petit Louis boudait son morceau de truite.
- Donne-li des truffes et des blettes[16] ! renchérit Etienne qui aurait bien mangé la part de son cadet.
- Qué goulafe ! Il galuche tout ça qui trouve[17] ! le railla Marie d'un ton méprisant.
- Il est pas sortab, il envale tout coum oun saligaud[18] ! grimaça Marie.
- Arrêtez d'jaspiner et d'marouner[19], grogna le père de famille qui aimait manger en silence.
- La Montaine, va quârrer los essiaus, vous vez salir vot devantiaux[20], ordonna Anne Jully, agacée par les bavardages de ses enfants qui ne savaient pas manger proprement.
Le reste du repas se poursuivit dans le silence, chacun essayant de savourer le mieux possible les truites, les légumes, le fromage de brebis, les fameux beugnons miellés et le cidre de cormes. Le lendemain commençait une longue et pénible période de repentance et de mortification, associée à une alternance de jours de jeûne complet et de jours maigres. Ce temps de dévotion prendrait fin le samedi saint : un jour de silence, d'attente et de recueillement, pendant lequel chaque fidèle devait méditer sur les souffrances de Jésus-Christ, sa mort, son ensevelissement et sa résurrection. Plongée dans son assiette, Montaine se disait qu'elle n'attendait pas cette période pour penser au Messie ; et ruminant un sentiment naissant d'injustice, elle pensa que les disciples de Jésus, eux-mêmes, ne jeûnaient pas alors que les pharisiens le faisaient !
- Avale tes crosses de fougères ! chuchota Pierre qui voyait le visage de sa sœur lentement s'assombrir.
[1] Le Carême est une période de dévotion à Dieu associée à une alternance de jours de jeûne complet et de jours d'abstinence d'une durée de quarante jours que le catholicisme a instituée au IVᵉ siècle en référence aux quarante jours de jeûne de Jésus-Christ dans le désert.
[2] Un feu follet peut apparaître sous la forme d’une lueur pâle de couleur bleutée, parfois jaunâtre ou vermillon, en forme de flammèche flottant dans l’air à une faible hauteur au-dessus du sol ou de l’eau. La lumière est plus ou moins diffuse, vacillante et brève. Les croyances catholiques le décrivaient comme des âmes en peine qui avaient besoin de prières pour sortir du purgatoire, il pouvait s'agir d'enfants morts sans baptême ou d'esprits mauvais qui cherchaient à entraîner les voyageurs nocturnes dans les marais, les précipices ou au fond des forêts.
[3] En berrichon : Père ivre.
[4] Graines à la coquille dure qui se développent sous chaque écaille du cône des pins.
[5] Plante parasite invasive, comme une sorte de liane filamentaire, qui s'enroule autour des tiges des végétaux, et les tue en suçant leur sève, comme un vampire.
[6] Filet garni de plomb qui se lance à la main.
[7] Nom donné au bonnet matelassé en toile bis, qui est l'élément de base de nombreuses coiffes. On dit aussi "coiffe de dessous".
[8]L’un en flanelle bleu de Prusse rayée noir, un autre en futaine (coton) blanche, et le dernier en coton bleu pervenche.
[9] Blouse.
[10] Beignets de mil.
[11] En berrichon : Tu me taquines, moqueur ! Je suis toute sale !
[12] En berrichon : Enlève tes sabots et mets les poissons dans l'évier (en pierre taillée).
[13] En berrichon : "Quelle jolie fille maintenant !"
[14] Prière catholique récitée avant le repas.
[15] En berrichon : Ne retire pas la peau du poisson, c'est bon la peau bien grillée à la poêle !
[16] En berrichon : Donne-lui des pommes de terre et des betteraves !
[17] En berrichon : Quel goulu ! Il mange tout ce qu'il trouve !
[18] En berrichon : Il ne sait pas se conduire en société ! Il mange comme quelqu'un qui aime se salir.
[19] En berrichon : Arrêtez de vous disputer et de vous plaindre.
[20] En berrichon : Montaine, va chercher des torchons, vous allez salir vos tabliers.
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