mardi 20 août 2024

Le secret d'Augustin

 

Le secret d'Augustin

OU LA PETITE HISTOIRE D'UN INSTITUTEUR

DU XIXE SIÈCLE

Sophie Lavie

 

 

© Copyright 2021 LAVIE Sophie.

Tous droits réservés.

Dépôt légal 2ème trimestre 2021 


 

 

Avant-propos

 

Dans ma famille, un homme attira sur lui toutes les attentions, en raison de son statut social et professionnel. L'attrait fut d'autant plus fascinant que son ascendance resta très longtemps des plus impénétrables, et ce mystère donna libre cours à toutes les interprétations. Pendant près d'un siècle, on ne sut qui étaient ses aïeux, ni de quelle région ils étaient originaires. Étaient-ils de riches bourgeois, des politiciens, de grands juristes ou des négociants ayant fait le tour de la terre ? Nul ne le savait, mais chaque génération se conduisait avec l'orgueil et les préjugés conformes à cette lignée toute aussi glorieuse qu'imaginaire. Et pour cette raison, chacun se donna les moyens de réussir aux niveaux social, économique et professionnel, pour marcher sur les traces de ce prestigieux ancêtre, devenu malgré lui un objet de fantasmes. Il faut dire qu'après sa mort, les deux guerres mondiales anéantirent bien des projets et révisèrent de nombreuses ambitions à la baisse ; d'autant plus que des péchés cachés et de sombres jalousies entraînèrent bien des doutes, des ruines et encore plus de secrets de famille. Néanmoins, sans le vouloir, cet illustre aïeul demeura un phare inébranlable, éclairant ses descendants et jetant un voile d'ombre, quelque peu suffisant, sur les branches greffées à son arbre généalogique.

Cet homme admirable était le père de mon arrière-grand-père paternel : Marc Emmanuel Laigneau, né le 7 septembre 1846 à Fontaine-la-Guyon, en Eure-et-Loir. Ce qui fit son prestige, c'est qu'il fut considéré comme un haut-fonctionnaire en devenant le directeur de l'école normale d'instituteurs de Troyes, et officier d'académie dans l'Aube, en 1886. D'autre part, il écrivit une monographie[1] de son école en 1897, et fut nommé officier de l'instruction publique en 1903. Peu de temps avant sa retraite, il reçut aussi la médaille de bronze du travail et de la prévoyance sociale, pour avoir créé une mutuelle pour les instituteurs. Ce peu d'informations, ajouté à quelques magistrales photographies, engendra insidieusement, et pendant longtemps, un fort sentiment d'arrogance dans le cœur de ses descendants. Mais, puisqu'il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni de secret qui ne doive être connu, la lumière finit par poindre sur ce regrettable fourvoiement. Mes récentes recherches généalogiques m'amenèrent, en effet, à rétablir la vérité et à dévoiler ce mystère familial. Tout d'abord, je découvris que les ascendants de Marc Emmanuel n'étaient pas d'illustres notables, mais de simples bergers, laboureurs, aubergistes ou maréchaux-ferrants. Puis j'explorai la petite histoire de cette famille, inscrite dans la grande Histoire, pour comprendre comment un simple fils de charretier était un jour parvenu au prestigieux poste de directeur de l'école normale des instituteurs. Je vous invite à découvrir ce secret à travers le récit retraçant la vie d'Augustin, le père de Marc Emmanuel. Car finalement, c'est vers lui et son épouse, Louise, qu'auraient dû se tourner tous les regards.

Méfions-nous donc des apparences et découvrons ensemble les leçons d'un jeune charretier, devenu instituteur, au cœur de la Beauce du XIXe siècle.  Nous trouverons, certainement, dans le récit de sa vie, de précieux conseils pour nous donner un cœur vigoureux de bâtisseur, une âme robuste et créative de fondateur, et un esprit combatif pour surmonter les obstacles, les épreuves et les assauts destructeurs. Était-ce seulement grâce à l'éducation stricte et implacable qu'il reçut dans son enfance, ou en raison des opportunités qu'offrait un siècle innovateur qu'il se distingua avec tant d'éclat ?

Le moment est arrivé de découvrir le secret d'Augustin, oublié depuis plusieurs générations, et de rendre à sa mémoire l'hommage qui lui est dû. Remettons donc à la lumière, l'histoire de cette famille beauceronne, retrouvée dans une monographie[2] et une biographie[3] centenaires, auxquelles peuvent s'associer les conseils du célèbre poème de Rudyard Kipling "Si", dont nous trouverons une strophe en entête de chaque chapitre.

Car comme l'écrivit Charles Péguy : Ce que nous voulons voir et avoir, ce n'est point une histoire endimanchée, c'est l'histoire de tous les jours de la semaine, c'est un peuple dans la texture, dans le tissu de son existence quotidienne. Alors, comment vivaient ces hommes qui furent nos ancêtres et que nous reconnaissons pour nos maîtres ? Qui étaient-ils profondément, communément, dans le dévouement de chaque jour, dans le train de la vie et de la pensée ordinaire ? Comment travaillait ce peuple laborieux, qui aimait le travail bien fait ? On verra dans leur histoire ce que c'était qu'une culture, comment c'était infiniment autre et infiniment plus précieux qu'une science, une archéologie, un enseignement, une érudition et naturellement un système. On y verra ce que c'était que la culture, du temps où les professeurs ne l'avaient point écrasée. On y verra ce que c'était qu'un peuple du temps que le primaire ne l'avait point oblitéré[1]. On y verra ce que c'était qu'une culture, du temps où il y avait une culture ; comment c'est presque indéfinissable, tout un âge, tout un monde dont aujourd'hui, nous n'avons plus l'idée. On y verra ce qu'étaient ces familles françaises. Ces familles, qui justement comptent pour nous, parce qu'elles ont du tissu commun avec nous. On y verra des caractères. On y verra tout ce que nous ne voyons plus, tout ce que nous ne voyons pas aujourd'hui.[2]

 

L'arbre généalogique de mon père

François Laigneau, né en 1730, et Marie Duverger eurent un fils : Nicolas.

Nicolas Laigneau, né en 1755, fut berger et tailleur d'habits. Avec Marie Sillier, il eut trois fils : Pierre, Stanislas et Nicolas.

Stanislas Laigneau né en 1784, fut journalier. Avec Marie Maillard, il eut deux fils : Augustin et Louis.

Augustin Laigneau, né en 1810, fut charretier puis instituteur. Avec Louise Thomin, il eut un fils : Marc Emmanuel.

Marc Emmanuel Laigneau, né en 1846, fut directeur de l'école normale d'instituteurs. Avec Marie-Amélie Elleaume, il eut un fils : Gaston.

Gaston Laigneau, né en 1873, fut percepteur. Avec Catherine Marmiesse, il eut des jumeaux : Jean et André.

André Laigneau, né en 1913, fut ouvrier automobile. Avec Mireille Petit, il eut deux fils : Daniel et Michel.

Daniel Laigneau, né en 1943, fut directeur technico-commercial dans la pétrochimie. Avec Henriette Dorival, il eut trois filles dont l'aînée s'appelle Sophie Laigneau, épouse Lavie née en 1968.

 

 
 
 

Introduction

 

Augustin naquit le 20 juillet 1810, dans un petit village d'Eure-et-Loir. À cette date, ses parents, Stanislas et Marie, n'étaient pas mariés. Le nourrisson fut tout de même reconnu par son père, un garçon de ferme, alors âgé de seize ans, qui vivait chez les parents de sa concubine. Après cette naissance imprévue, le jeune couple se maria et s'installa dans la petite commune de Saint-Aubin-des-bois, où naquit leur second fils, Louis. Les deux frères bénéficièrent d'une éducation saine et virile, dans laquelle leur père était pleinement investi. Il fut, en effet, pour eux, tout à la fois un modèle inspirant, un juste guide et un sévère pédagogue. Précisons qu'en ce début de XIXe siècle, les mères élevaient leurs fils jusqu'au sevrage, puis les confiaient à leur père, qui les confrontaient très tôt, et avec rudesse, au monde extérieur. Être un homme à cette époque où l'armée et l'industrie avaient une grande part, signifiait combattre et aussi entreprendre. Il fallait donc être brave, paraître insensible, répondre vaillamment aux injures, protéger et dominer à la fois le sexe dit faible. "Sois fort, ne pleure pas, résiste au froid, à la peur, prépare-toi à mourir pour ton pays", telle était la petite voix impérieuse qui murmurait aux oreilles de millions d'hommes. Augustin et Louis ne firent pas exception à cette règle implacable. Il faut dire que partout en Europe, l’État-nation en construction avait besoin de citoyens prêts à défendre leur patrie. Ainsi, l'enrôlement ponctuel et aléatoire des jeunes recrues se mua peu à peu en embrigadement généralisé, dès la petite enfance. Et bien que certains ne furent jamais soldats, tous bénéficièrent d'une éducation quasi- militaire leur forgeant un caractère fort et une solide résistance physique.

De ce fait, même si pendant les mois d'hiver, les deux frères allèrent à l'école publique, où Augustin démontra de grandes facilités à lire, écrire ou calculer, leur père voulait surtout qu'ils apprennent à travailler durement en maniant la charrue et en labourant. Très tôt, par les rudes travaux des champs, les jeunes garçons acquirent de la robustesse. C'était de solides gaillards vigoureux et en bonne santé qui, en toutes saisons, se levaient et se couchaient avec le soleil. Leur mère les nourrissait chichement, mais sainement de pain bis, de légumes, de fromages, et d'œufs produits à la ferme.

Tout en muscles, Augustin devint un jeune homme trapu, aux traits durs et réguliers, brunis par le soleil. Son regard bleu, franc et direct, ne pouvait se cacher sous sa tignasse d'épais cheveux châtains. Même si ses parents ne pratiquaient leur foi que lors des grandes fêtes catholiques, son éducation paysanne mêlée de morale chrétienne l'avait pourvu d'un grand sens du devoir, mêlé de bonté, d'honnêteté et de loyauté. Raisonneur, il n'en était pas moins imaginatif et passionné. Et il parlait fort, avec un accent traînant, semé de vieilles locutions en patois, et de larges gestes marquant sa détermination. Régulier, ordonné, sobre et plutôt froid, il était comme les plaines beauceronnes qui s'étalaient à perte de vue autour de son village.

Il ne savait ni danser ni chanter, mais il maniait la charrue et le licol[1] d'une main de maître. Son amour passionné, il ne le montrait qu'aux chevaux qu'il côtoyait toute la journée. Et même si se tenir à leurs côtés lui donnait le sentiment d'être déjà en selle, sa flamme n'était jamais aussi exaltante qu'une fois sur leurs dos. Chevaucher, dans les chemins et les plaines, lui procurait une grande sensation de liberté et de joie, proche de l'ivresse et de la fièvre. C'est pour cette raison qu'à sa majorité[2], son père, qui n'était qu'un simple journalier[3], le fit embaucher au château de Fontaine-la-Guyon qui se trouvait à quatre kilomètres seulement de la maison familiale. Parmi d'autres domestiques, Augustin fut engagé comme charretier, mais selon les besoins, il faisait aussi office de palefrenier[4] et de garçon d'écurie. Il conduisait les charrettes et les charrues, soignait les chevaux, les harnachait, entretenait leurs équipements et vérifiait leurs fers. Son contrat spécifiait qu'il devait travailler neuf heures par jour en hiver et douze heures en été ; qu'il avait le droit à trois pauses, dont une longue à midi, afin de prendre son déjeuner avec les autres domestiques. Pour ce travail, il bénéficiait d'un logement proche de l'écurie et de huit cents francs[5] par mois.

Suite

[1] Pièce de harnachement qui se place sur la tête d'un cheval pour avoir une prise pour le tenir et le conduire.

[2] Le code civil établissait alors la majorité civile à 21 ans.

[3] Ouvrier agricole louant ses services à la journée auprès d'un maître de domaine ou d'un propriétaire fermier.

[4] Employé chargé de prendre soin des chevaux.

[5] La monnaie se comptait alors en franc germinal. Les 800 francs de cette époque correspondent à 1,59 euro en 2021.


[1] Effacer par une usure progressive.

[2] Auteur et poète français (1874-1914). Le noyau central et incandescent de toute son œuvre réside dans une profonde foi chrétienne qui ne se satisfaisait pas des conventions sociales de son époque. Extrait de "Notre jeunesse" écrit en 1910.

 



[1] Étude complète et détaillée sur un sujet précis.

[2] Monographie de "L'école normale primaire d'instituteurs de Troyes" écrite par mon aïeul : Marc Emmanuel Laigneau.

[3] Biographie de "Jean-Baptiste-Édouard Person : instituteur primaire et chef d'institution à Versailles, directeur des Écoles normales d'Albi (Tarn) et de Chartres (Eure-et-Loir) : 1805-1877" écrite par son fils Paul Léonce Person.

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