vendredi 22 mars 2024

1. Les crosses de fougères

 


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Les crosses de fougères

 

Samedi 05 septembre 1835

 

Alors qu'elle cherchait l’ombre et le silence, Montaine s’enfonça, d'un pas leste, dans un chemin sinueux, débouchant sur de vertes prairies, où serpentaient de frêles ruisseaux encaissés au milieu des massifs d’aunes et de frênes. Après les moissons, loin des maisons du village, elle pouvait y faire paître son troupeau de moutons solognots, sans être dérangée. Dans le lointain, à peine une mince fumée bleue tremblotait derrière le feuillage gracile des bouleaux argentés, lui rappelant la présence des toits en terre cuite, rongées par la mousse. Et derrière les noyers de la colline, elle devinait la flèche de la petite église, entourée de quelques maisonnettes éparses, flanquées de leurs champs de chaume. Rien n’égalait le repos de cette campagne inexplorée. Elle pouvait librement la parcourir, boire à ses puits, prier au bord de ses étangs et manger de ses fruits. Pendant que les brebis s'abreuvaient, mêlant à leur laine bise la végétation pauvre et ligneuse des marais, l'adolescente s’étendit sur un lit de feuilles et de mousse.

C'était la fin de l'été et la jeune paysanne allait bientôt avoir seize ans. Elle n'avait pas toujours eu un caractère grave et silencieux, mais cela faisait désormais partie de son charme. Depuis la dernière fièvre de Sologne et le décès de sa petite sœur Marguerite, rien ne semblait plus l’étonner, rien ne paraissait l’attirer, à part la beauté intrinsèque de cette contrée. Même une présence fortuite sur son sentier ne lui faisait pas détourner la tête, tant elle ne détachait ses pensées de son troupeau ni de cette nature aux ombrages paisibles. Montaine aimait la solitude, celle qui apaise toujours ceux qui n'y sont pas contraints et qui incite à la réflexion contemplative et méditative. C'est pourquoi ses parents l'avaient chargée de garder le troupeau loin de leur petite maison de torchis, pleine d'agitations et de cris. Il faut préciser que Montaine avait six frères et sœurs : Etienne 12 ans, Marie 9 ans, Louis 6 ans et Justine 3 ans, ainsi que deux frères aînés, Baptiste et Pierre, âgés de 22 et 20 ans. Aucun d'eux n'était jamais allé à l'école, et les garçons travaillaient avec leur père dans les champs. En janvier 1835, l'aîné de la fratrie avait été tiré au sort par l'armée du roi Louis Philippe pour devenir soldat, pendant six ans en Algérie. À la fin du mois de juin, Marguerite, qui n'avait alors que quelques mois, était décédée suite à des fièvres qui avaient touché plusieurs membres de la famille. À cette époque, on n'en connaissait ni la source ni le remède, mais cette maladie n'était autre que la malaria (ou le paludisme) liée aux moustiques qui infestaient les marécages de la région. En zone d'endémie, les enfants étaient fréquemment victimes de réinfections multiples et rapprochées. Ils guérissaient souvent sans aucun secours, même s’ils souffraient d'apathie et d'œdèmes et que leur visage devenait terne, leurs membres grêles et leur ventre énorme, en raison d'une hypertrophie du foie et de la rate. Malheureusement, les nourrissons et les personnes les plus fragiles succombaient encore trop souvent de ce fléau.

Depuis le décès de Marguerite, Montaine n'avait plus le courage de s'occuper de ses petits frères et sœurs. Promue bergère par ses parents, elle préférait se réfugier dans les landes et les plaines pour y noyer ses peines et ses désillusions. Il faut dire qu'après son blé, ce que son père chérissait et respectait le plus, c’étaient ses moutons. Il les vendait, les tondait, et vivait de leur laine, mais il ne les tuait pas ni ne mangeait leur viande goûteuse, parce qu'il avait pour eux une tendre affection.

L'adolescente avait trouvé refuge au cœur des prairies et des forêts. Elle avait la sensation de faire partie intégrante de cette nature dans laquelle elle évoluait jour après jour. Elle était capable de lire les heures à travers la lumière du soleil, et de deviner le temps qu’il allait faire, en humant simplement le fond de l’air. C’était comme un retour à des instincts originels et profonds qui l’aidaient à percevoir la vie avec respect et admiration. Elle avait gardé ses yeux d’enfant, prêts à s’émerveiller sur le vol d’un héron, la digestion d’une couleuvre ou la discipline d’une colonie de fourmis. Et même si elle vivait dans une misérable masure au cœur des prés de fauche, des vergers et des noyeraies, l'espace clos de cette bourgade l'enveloppait comme un épais fichu de laine adouci par l'usure. Il émergeait quelque chose de doux de cette campagne qui évoquait la chaleur du ventre maternel, un havre de paix propice à l’introspection, une invitation aux voyages intérieurs autant qu'aux longues expéditions. Sur les matelas de mousse ou de feuilles odorantes, elle se délectait du récital des grenouilles, jusqu'à en oublier la chaleur de la brique réfractaire[1], l’eau ronflant dans la bouilloire de cuivre et le bois craquant dans la cheminée qui donnaient pourtant à la masure familiale, l'aspect d'un nid douillet rempli d’objets hétéroclites. Malgré sa peine, l'adolescente respirait la tendresse et l’humilité, et sa personnalité transmettait naturellement un modèle de vaillance et de persévérance empreint d’amour inconditionnel et sacrificiel.

Toujours émerveillée par cette nature enchanteresse, elle se délectait de la fraîcheur des petits sentiers sinueux serpentant sous leurs enchevêtrements de feuillage. Ils étaient comme les chemins gravés dans son cœur qui découvraient à chaque détour une profondeur toujours plus mystérieuse. Quand le soleil de midi réchauffait l’herbe drue des prairies, quand les insectes bourdonnaient de toutes leurs forces, et que les cailles gloussaient dans les sillons, leur fraîcheur et leur sérénité semblaient l'attirer comme une source d'eau vive. Dans ces chemins creux, Montaine pouvait marcher des heures sans entendre d’autre son que le vol des merles noirs, des pies ou des rouges-gorges. Cette voûte de chênes, de charmes, de châtaigniers et de trembles[2] était son église, le temple de toute son adoration. Une rivière, bordée d'iris et de châtaignes d'eau, traversait cette forêt et la rafraîchissait. Elle aimait la regarder courir sans bruit et se purifier sur la glaise, caressée par des bordures de cresson. Il y avait là tout un monde : des loches[3] ondulant entre les nymphéas blancs, des écrevisses ondoyant parmi les rubans d’eau, mais aussi des fauvettes et des rossignols qui chantaient dans les chèvrefeuilles. On y trouvait des sangliers qui se délectaient sous les chênaies, des renards, des blaireaux et des martres cachés sous les ronces épineuses. Si au printemps, les mûriers étaient parsemés de flocons de laine laissés par les brebis, en automne, ils étaient empourprés de baies aux parfums sucrés. En septembre, les cormes savoureuses tapissaient les lits de bruyères, procurant un mets de choix aux perdrix, aux faisans, aux lièvres, aux vanneaux et aux bécasses des marais.  

C'est dans cette campagne indomptée, dans ces prairies qui entendaient rarement d’autre mélodie que le chant des oiseaux et le rée du cerf, au-delà du bruissement de l’eau et des soupirs de la brise, qu'un matin, elle entendit une voix captivante et vibrante, retentir comme celle d’un hautbois. Sous le charme de son timbre mélodieux, Montaine s'éloigna un instant du troupeau de solognots qui paissait au bord du sentier. L’oreille aux aguets, elle s'assit sous un bosquet de trembles. Selon la tradition ancestrale, ce peuplier était relié à l’autre monde, c’était un arbre porteur de mélancolie, du souvenir des êtres disparus, du temps passé et des larmes. Mais il était également porteur d’espoir et promesse de régénérescence. Comme la voix s'était tue, elle crut avoir rêvé des légendes que lui contait autrefois sa mère, le soir auprès du feu. Secouant la tête, elle se dit qu’elle était bien trop vieille pour croire encore à ces fables. Mais la voix reprit bientôt plus fortement et clairement :

 

- Cueille et mange, dit-elle, alors que les trembles bruissaient sous le vent.

 

Qu'auriez-vous fait à la place de Montaine ? Auriez-vous pensé que quelqu’un vous faisait une farce ou que votre esprit imaginatif vous jouait des tours ? Montaine n'y songea pas. Même si depuis le moyen-âge, le Berry était réputé être une terre de sorciers, elle ne craignait pas les ensorceleuses, et ne croyait plus en ces légendes pleines de superstitions, telles que les arbres enchantés et les feux follets. Son frère, Pierre, lui avait bien expliqué que toutes ces croyances paysannes ne pouvaient l’atteindre ni l’effrayer, depuis qu’elle avait accepté Christ comme sauveur et seigneur de sa vie.

  
Chassant de son esprit, tout soupçon de fadettes[4] facétieuses, elle scruta toutefois les alentours à la recherche d’un éventuel champi[5].

 

- Cueille et mange ! répéta la voix avec insistance.

 

Montaine ne comprenait pas ce qu'elle devait cueillir et manger, jusqu'au moment où son regard s'arrêta sur un tapis de fougères aigles, comme subjugué. Elle savait que ces plantes, aussi appelées têtes de violon ou aigles impériales, étaient comestibles depuis la nuit des temps. Mais elles ne pouvaient être mangées qu'avec parcimonie, aussitôt sorties de terre et cuites, sinon elles étaient toxiques. Alors pourquoi cette voix l'incitait-elle à les cueillir ? Dans cette contrée, il est vrai que les ermites vivaient de racines, et recherchaient pour leur austère cuisine des crosses de fougère. Mais sa besace contenait encore assez de pain bis et de fromage de brebis pour qu'elle mange à satiété. Les bois regorgeaient de champignons et de gibiers, les poules pondaient et les étagères du vaisselier familial ployaient sous les bocaux de confitures, de farine de châtaignes et d'huile de noix.

 

- Ce n'est pas une période de famine pour manger de l'herbe à lapins ou des favasses[6] dont les pourceaux sont friands, maugréa-t-elle à haute voix.

 

Supposant que ces paroles énigmatiques devaient plutôt lui donner un enseignement spirituel qu'une leçon de botanique, elle réfléchit encore à haute voix :

 

- Il faut en cueillir peu et les manger bien cuites, car elles font partie des herbes amères, tout comme le pissenlit…

 

Puis, repensant à un passage de la bible que son amie Pauline lui avait lu au moment de la Pâque, elle s'exclama :         

 

             - Des herbes amères ! Le livre de l'Exode parle de ces herbes mangées par les hébreux, la nuit précédant leur grand départ de l'Egypte !

Même si elle n'avait pas de livre en sa possession, elle avait la chance d'avoir appris à lire avec sa meilleure amie Pauline. Grâce à elle, Dieu lui dévoilait progressivement ses mystères et cela réjouissait son cœur. Sans fréquenter la petite église romane qui s'élevait au cœur du bourg, les deux adolescentes aimaient creuser les Écritures pour y chercher des réponses, des paroles pour être encouragées, enseignées, corrigées et les instruites[7].

       - L'évangile dit que celui qui cherche trouve, murmura-t-elle. Si Dieu avait demandé aux hébreux de manger un agneau pour Pâques, c'était pour préfigurer le sacrifice de Jésus… mais que peuvent bien symboliser les herbes amères ?

Le regard perdu sur les fougeraies, elle comprit soudain que ces plantes devaient lui rappeler que la souffrance ne peut se dissocier de la vie. Les rires et les pleurs, les chants d’allégresse et les vallées de larmes font partie de la condition humaine. La vie n’est jamais un chemin sans ornière, ni un long fleuve tranquille. Les victoires sont souvent obtenues dans les larmes et les joies sont aussi accompagnées de peines. Même si chaque être humain souhaite de tout son cœur et de toutes ses forces vivre sans douleur, il ne peut échapper aux difficultés, à la corruption de ceux qui l'entourent et à ses propres faiblesses. Personne ne peut vivre sans occasions de se fâcher ou d'être agacé, à cause du péché qui sévit sur toute la terre.

- Toutes ces raisons d'être meurtri ou irrité sont comme ces herbes amères qui poussent sur la surface de la terre, tout comme les ronces et les herbes nuisibles, ajouta-t-elle, fascinée par les crosses de fougère qui s’enroulaient autour de leur tige. Difficile de leur échapper ! Mais de là à les manger ! 

En se rapprochant de ces verdures sauvages, elle les perçut bientôt comme de petits bijoux, qu’elle saisit du bout des doigts. Déterminée à trouver la réponse à toutes ces questions, elle s'installa confortablement sur son siège de mousse, à l'ombre des trembles.

- Pour les consommer, il faut retirer leurs écailles, ôter les parties brunies, puis les laver soigneusement à grande eau, pendant plusieurs minutes. Ensuite, il faut encore les plonger dans l'eau bouillante, puis les égoutter et jeter l'eau de cuisson ! se remémora-t-elle en imaginant sa mère les cuisiner dans la cheminée familiale.

- Cherches-tu à échapper à la souffrance ? poursuivit alors la voix suave, qui l'avait tout à l'heure interpellée. Souviens-toi de la multitude de choses qui peuvent te contrarier, des choses sans trop d'importance, mais répétitives qui peuvent t'agacer, te faire perdre patience ou te peiner alors que tu voudrais demeurer dans l'amour et la bienveillance…

- Oh, la liste est longue ! Aussi grande qu'une forêt remplie d'orties, de ronces et de fougères ! répondit Montaine, prête à se lancer dans un dialogue avec un être invisible. Alors, que dois-je faire ?

- Cueille et mange ! répéta la voix. Cueille et mange parce que cela va te faire grandir et te donner des forces. Cueille et mange parce que Christ est ton modèle ! Il n'a pas détourné ses lèvres du vin aigre qu'on lui a fait boire sur la croix ; il ne s'est pas détourné du chemin de souffrance par amour pour toi.

- Cueille et mange, mais pas n'importe comment ! riposta-t-elle, méfiante.

Montaine savait que si elle voulait faire une soupe d'orties ou manger des framboises, elle ne devait pas les ramasser n'importe comment, au risque de se piquer. De la même manière, elle ne pouvait pas cueillir les jeunes pousses de fougères de n'importe quelle façon.

- Qu’essayes-tu de me dire ? s’irrita-t-elle, lasse de jouer aux devinettes.

Comme personne ne répondit à sa question, la jeune bergère s’allongea sur la mousse et réfléchit encore. Elle commençait à réaliser que tout ce qui l'affligeait et l'irritait devait être traité rapidement. Elle n'aurait pas dû laisser tous ces sentiments nuisibles envahir son cœur et paralyser sa vie. En quelque sorte, de grandes fougères lui étaient restées depuis trop longtemps sur l'estomac. N’aurait-elle pas dû les cueillir dès leur sortie de terre et les manger cuites ? N’aurait-il pas fallu régler ses peines et ses colères avec Dieu plutôt que de se refermer sur elle-même au point de fuir dans les landes avec son troupeau ? Cueillir des crosses de fougères aigles et les manger cuites, c'était d’une certaine façon, faire preuve de patience, de tolérance et d'amour face à tout ce qui l'indignait. Mais seul Dieu pouvait, en toutes circonstances, la remplir de douceur, d'indulgence, de gentillesse et de compassion, en raison de son amour et de sa grâce répandue dans sa vie. Bien qu'elle se soit figée sur son siège de mousse, à l'ombre des trembles, l'esprit de Montaine s'emballa et les réponses surgirent soudain comme une source d'eau vive, inondant ses pensées. Pour manger les crosses de fougères aigles, il fallait d'abord retirer les écailles, les noirceurs et les laver. Cela signifiait qu'elle ne devait jamais se priver de l'amour du Christ qui lave les fautes, ôte la noirceur des cœurs pécheurs et retire les épines capables de blesser en temps ordinaire. Ô combien la bienveillance et la sagesse divine avaient tout pouvoir pour l'aider à digérer ces terribles souffrances ! Si elle y avait pris garde et les avaient rapidement mangées avec un peu d'huile de noix, les jeunes pousses de fougères aigles seraient passées toutes seules. Tout comme ces plantes amères prolifèrent sur des terrains vides, semi-ombragés et acides, la fatigue, l'inquiétude et l'égocentrisme sont également des terrains favorables pour que se développe l'irritation dans les cœurs. Comme elles émettent des substances toxiques qui éloignent tous les animaux, les insectes et les plantes autour d'elles, ainsi l'irritation, l'agacement, la colère sont autant d'émotions destructrices qui peuvent empêcher la parole de Dieu et ses bons fruits de grandir dans les vies. Montaine comprenait maintenant pourquoi cette voix venue du ciel l'avait interpellée. Elle voulait l'inciter à veiller sur son cœur, en ne se privant pas de la grâce divine, afin qu’aucune racine d’amertume, poussant des rejetons, ne produise du trouble et infecte son âme[8].  En traversant la forêt, et chaque fois qu'elle sentirait une poussée d'irritation surgir dans son cœur, elle pourrait à présent se souvenir de la parabole de la fougère aigle. Émue, elle pensa à toutes les mauvaises motivations dont elle avait besoin d'être libérée, toutes celles qui favorisaient un terrain acide et semi-ombragé où les fougères aigles aimaient s'installer. Puis, elle pria, confessant ses péchés et ses faiblesses et réclamant l'aide de Dieu, afin que sa lumière inonde sa vie et que son amour prenne de plus en plus de place dans son âme. Désormais, elle savait qu'à chaque fois qu'elle verrait une jeune pousse sortir de son cœur, elle ne devrait pas attendre, mais la cueillir le jour même pour la manger bien cuite, lavée et dépouillée de toute toxine, et cela, par la grâce de Dieu qui voulait la rendre sage et bienveillante.

Toute à ses pensées, Montaine ne vit pas les heures passer, jusqu'à ce que le coassement des petites rainettes émeraude, qui jouaient à cache-cache au milieu des roseaux à massettes et des joncs, ne lui fassent réaliser que le soleil se couchait. Le troupeau de solognots, docile à souhait, n'avait pas bougé. Les brebis s'étaient même agglutinées autour d'un vieux chêne, comme des écheveaux[9] d'étoupe autour d'une quenouille[10]. Le nez au vent, la jeune fille se releva péniblement de son lit de mousse, en secouant son tablier pour faire tomber les insectes venus s'y abriter. Par quelques huchements[11], elle déroula le troupeau de son arbre et le mena en cortège jusqu'à la lisière des bois. Elle s'arrêta là quelques instants, inspirant à pleins poumons la fraîcheur et le calme du soir ; mais le troupeau, entassé derrière elle, s'impatienta. Le hurlement des loups dans le lointain, la brume couvrant d'un voile de rosée les prairies, et l'appel de la traite avaient eu raison de leur quiétude habituelle. Montaine crispa sa main sur son lourd bâton de cormier[12] et l'enfonça dans le sol humide, comme pour affirmer son autorité. Elle voulait spécifier à ce troupeau pressé, qu'elle désirait encore profiter du ciel clair et étoilé, de l'immensité des landes et de la senteur des sous-bois mouillés. Sondant ses brebis dans la pénombre embrumée, elle songea à la voix qui l'avait interpellée sous les peupliers. Frissonnant encore, elle rajusta son fichu de laine autour de ses épaules et, l'ayant croisé sur sa poitrine, elle le noua fermement dans son dos :

- En vain, les regards veulent percer les brouillards qui les arrêtent, murmura-t-elle. Tout comme nos yeux, notre esprit est impuissant, au milieu d'une brume épaisse. Il faut qu'il attende que le soleil le transperce, et lui manifeste les réalités qui se dérobaient à sa vue. Mais un jour, nous entrerons dans une sphère de lumière et de vérité, où tout ce que nous ignorons, tout ce qui tourmente notre esprit ici-bas, apparaitra dans un océan de clarté. Jusque-là, nous ne devons pas oublier combien notre vue est courte et qu'au cœur des brouillards de cette vie, notre raison doit se tourner vers la foi pour recevoir la révélation des choses qu'elle ne peut percevoir.[13]

Le cœur gonflé d’espoir, elle s'apprêta à dévaler la pente vers les prairies humides, crispa ses pieds dans ses sabots de bois, et remonta sa longue jupe en la coinçant dans sa ceinture de laine. Puis elle s’élança dans la colline, suivie par son troupeau pantelant et dévignolé[14]. D'habitude, quand elle rentrait au bourg, elle évitait les rives de la Nère[15], où pataugeaient les oies pinceuses, et les bourris[16] du moulin qui ne pouvaient s'empêcher de braire. Mais ce soir-là, elle était bien trop en retard pour faire des détours. Alors, elle fonça sans s'arrêter, déclenchant une cacophonie, où se mêlaient le bêlement effrayé des solognots, le braiement puissant des ânes et le sifflement des oies qui couraient à ses trousses en battant des ailes. 

- Comment passer sans attirer l'attention des mouniers[17] ? s’écria-t-elle en riant à perdre haleine.

Éreintée, elle se précipita sur la porte de la bergerie qui s'ouvrit avec fracas, et se jeta dans une meule de foin pour reprendre son souffle. Le troupeau déconcerté par cette course folle tournait en rond, l'air hébété, ce qui déclencha un nouveau fou rire de sa part. Alerté par ce vacarme inhabituel, Jean Baptiste envoya son fils Pierre, voir ce qui se passait. Quand le jeune homme poussa la porte de la bergerie et vit sa sœur, le visage écarlate et hilare[18], couvert de fétus de paille, il prit un air ahuri qui la fit rire de plus belle :

- Bonsoir eul Pierre !

- Ben dame, de lon qu'te vins ? T'es tout gailloux ! T'as pigouillu dans la maussière ? lui demanda-t-il à la fois, décontenancé et gagné par sa gaité.

- J’ai mené l’brelôt dans l'boué ! lui répondit-elle en essayant de se recoiffer.

- Tu tazounes s'tantôt ! Agadon, te gueuriaudes[19]

Il s'assit sur un tabouret de traite et observa sa sœur avec un sourire aux lèvres. Ces deux-là étaient si complices que la joie de l'un faisait le bonheur de l'autre. Comme cela faisait des mois que Pierre ne l'avait pas vu d'humeur joyeuse, il resta assis là, tranquillement, la remplaçant à la traite des brebis, jusqu'à ce qu'elle se calme et lui raconte sa journée extraordinaire. Puis se levant avec ses seaux de lait encore fumant, il l'incita à le suivre d'un air complaisant :

- Ça sent l'battu ma p'tite[20] !

Penaude, elle se saisit de la lanterne de son frère et lui emboîta le pas. À peine eurent-ils franchi la porte de la petite masure couverte de torchis, que la voix de leur père tonna, figeant le reste de la fratrie encore attablée. Une bonne odeur de raves et de gratons bouillis se mêlaient à l'arôme puissant des châtaignes grillées qui fumaient encore dans la cheminée.

- Ah bin quoi, los v'là qui v'nont ! Ferme lo bariot ! gronda-t-il en fixant Montaine d'un air furibond.

- I avons ajustu los oueilles, annonça Pierre, en tentant d'amadouer le paysan acariâtre.

- Dépate tes sabiots et mets tes patins[21] ! poursuivit-il sans prêter attention aux propos de son fils.

- J’ai pas vu le temps passer, tenta de s'excuser Montaine.

D'un geste de la main, son père lui fit signe de se taire et la jeune bergère s'assit devant son assiette de soupe. À travers quelques mèches de cheveux éparses, elle lorgna les traits fatigués de sa mère qui s'était levée pour ôter les châtaignes de la cheminée. Bien qu'elle ne soit âgée que de quarante-trois ans, Anne Jully avait déjà l'air fané de ces pauvres paysannes usées par les durs labeurs, les nombreuses grossesses et les deuils. Sans relever la tête, la jeune fille avala rapidement son repas, pour l'aider à effectuer ses dernières tâches de la journée. Comme jamais, elle percevait avec quelle abnégation sa mère luttait pour maintenir la propreté de ces lieux misérables. Le sol de terre battue, inégal et raboteux, n’avait pas une trace d'écorces de châtaignes ou de taches de gras, et le vaisselier brillait à la lueur de la flambée, comme s'il eût été verni. Pleine de compassion envers la brave femme qui traînait les pieds, elle lava et rangea la petite vaisselle de terre, avec soin. Pendant que ses parents et ses frères allaient se coucher, Marie reprisa[22] à la lueur d'une bougie, assise sur un fauteuil de paille couvert d’un gros coussin de toile de chanvre bien lessivée. Montaine s'activa autour d'elle, maniant avec dextérité bouilloires et bassinoires[23] pour débarbouiller et mettre au lit Louis et Justine le plus vite possible. Comme chez la plupart des paysans berrichons, le dénuement le plus palpable se dissimulait discrètement et dignement sous ces habitudes consciencieuses d’ordre et de propreté. Ainsi, leur pauvreté rustique ne pouvait qu'émouvoir et attendrir tous ceux qui les côtoyaient, en leur inspirant le plus grand des respects.

- Il leur aurait fallu si peu pour faire cesser l’amertume de leur vie, cachée sous ces apparences de quiétude bucolique ! soupira Montaine, en plongeant sous son édredon d'une hauteur démesurée et d'un moelleux inégalé.

Songeant à l'épisode sordide des oies courant derrière ses solognots éperdus, elle sourit. Cette anecdote risible reflétait une réalité plus conséquente : en lui présentant son plat de crosses de fougères, Dieu attendait qu'elle fasse la différence dans son monde sans espérance. Elle devait faire preuve d'un entendement fort et serein, sans être entravée par la crainte ou la colère. Enfin, elle était exhortée à faire preuve d’un esprit joyeux et confiant vers l’avenir, en ayant une entière espérance dans la grâce apportée par le Christ.

 

Suite



[1] Brique résistant à la chaleur qu'on chauffait dans l'âtre, avant de l'envelopper dans un linge, pour réchauffer le lit avant d'aller se coucher.

[2] Peuplier des forêts.

[3] Poisson d'eau douce.

[4] Petites fées.

[5] Enfant trouvé dans les champs.

[6] Plantes de la famille des pois de senteur dont les fleurs sont de jolies grappes roses et dont on peut manger les tubercules, en début d'hiver, quand les fleurs sont desséchées. Les enfants de cette époque en raffolaient !

[7] D'après la deuxième épitre de Paul à Timothée 3.16.

[8] D'après l'épitre aux Hébreux 12.15.

[9] Assemblage de fils grossiers, de chanvre ou de lin, repliés plusieurs fois sur eux-mêmes et attachés pour qu'ils ne se mêlent pas.

[10] Petit bâton garni en haut d'une matière textile, que les femmes filaient en la dévidant au moyen d'un fuseau ou d'un rouet.

[11] Cris ou sifflements pour appeler des animaux.

[12] Arbre de la famille des rosacées donnant des fruits d'automne savoureux et nourrissants, entre la poire et la nèfle, appelés cormes.

[13] D'après un extrait du livre de la nature ou l'histoire naturelle, la physique et la chimie de Louis Cousin-Despréaux.

[14] Respirant avec peine et marchant avec difficulté, en zigzag.

[15] Rivière du Cher et affluent de la Grande Sauldre, sous-affluent de la Loire.

[16]En berrichon : Ânes.

[17]En berrichon : Meuniers.

[18]Dans un état de gaieté extrême.

[19] En berrichon : "Bonsoir le Pierre !

- Et bien, d'où viens-tu ? Tu es couverte de boue ! Es-tu tombée dans les marécages?

- J'ai mené le troupeau dans la forêt.

- Tu as pris ton temps cet après-midi ! Regarde, tu grelottes… "

[20]En berrichon : ça va chauffer ma petite !

[21]En berrichon : Eh bien, les voilà qui arrivent ! Ferme la porte !

- J'ai trait les brebis

- Décrotte tes sabots et mets tes chaussons !

[22]Remettre en état un vêtement déchiré ou troué en le raccommodant.

[23]Bassins de cuivre à couvercle perforé et à long manche qui, remplis de braises, servaient à chauffer les lits.

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