Introduction
Au plus loin que j’aie pu remonter dans l’arbre généalogique de ma grand-mère maternelle, j’ai remarqué que ses ancêtres demeuraient tous dans le Berry. Au XVIe siècle, ces pauvres croquants[1], beauchetons charbonniers, laboureurs ou artisans sabotiers vivaient reclus au fond des bois et se nourrissaient chichement de raves, de favasses[2] bouillies et de gibier braconné. L'inscription que l'on trouve encore gravée sur l'une des portes de la ville de Bourges donne une idée assez juste des berrichons, anciennement appelés berruyers : purs dans leurs mœurs, affables dans leurs manières, bienveillants et sincères dans leur piété. Ces paysans, aux mœurs douces, étaient particulièrement casaniers, conservateurs et routiniers. Parmi eux, Montaine attira plus particulièrement mon attention parce que son prénom m’évoquait un roc solide, ancré dans la terre et s’élevant vers les cieux.
Son père, Jean-Baptiste Gaugue (1784-1847) était originaire de Jars, mais il était venu s'installer à Aubigny-sur-Nère pour y exercer le métier de céréalier. Grand et fort, il ne ménageait jamais ses efforts pour cultiver ses terres, car le blé faisait toute sa fierté. Il en connaissait le prix et en exaltait l'abondance de sa farine et la finesse de son écorce. Le considérant comme de l'or, il le vendait au boisseau, qu'il n'appelait jamais hectolitre, malgré les lois et les ordonnances royales. S'enorgueillir à propos d'une simple céréale peut sembler étrange, mais cela s'explique, car jusqu’à la Révolution française, la Sologne était appelée le pays du seigle. La farine de cette céréale rustique, adaptée aux terres pauvres et froides, était en réalité un mélange de sarrasin d'automne et de blé noir, avec laquelle on fabriquait le pain. À cette alimentation de base[3], les paysans ajoutaient quelques légumes, un peu de laitage et, exceptionnellement, de la viande de porc que, faute de sel pour la conserver, ils consommaient souvent en état de putréfaction. Durant près de trois cents ans[4], la nourriture avait été de faible valeur nutritive et habituellement nocive, parce que le seigle était aussi atteint d'un parasite qui frappait ses consommateurs d'ergotisme. Affaiblis, les pauvres croquants souffraient de gangrènes qui commençaient par les orteils et s’étendaient jusqu’aux cuisses. Inutile de décrire l'horreur des supplices endurés par toute cette population mutilée. Cette maladie ne disparut qu'en 1821, lorsque les berrichons remplacèrent la culture du seigle par celle du blé et de la pomme de terre. Voilà pourquoi Jean-Baptiste était si fier de sa production céréalière : par ses efforts quotidiens, il contribuait en effet au développement économique et sanitaire de sa communauté.
Alors qu'il avait vingt-cinq ans, ce solide gaillard tomba sous le charme britannique d'Anne Jully. La jeune fille de dix-sept ans était en effet une foratine[5] aux yeux bleus, aux cheveux blonds et au teint de lait parsemé de taches de rousseur. Depuis le XIVe siècle, ses ancêtres, qui habitaient la forêt de Saint-Martin, ne se mêlaient pas aux habitants de la région, et n'avaient donc rien perdu de leur patois ni de leur physionomie originaire. Dérogeant aux mœurs locales, Jean-Baptiste l'épousa le 24 février 1810. Ils eurent deux fils, puis une fille qui malheureusement ne survécut pas au-delà de ses un an. L’année suivante, le 5 octobre 1819, naquit mon aïeule. Pour conjurer le sort, on la baptisa Montaine, du nom de la sainte qui avait marqué le Berry.
Suite
[1]Paysans misérables.
[2]Appelée aussi gesse tubéreuse ou châtaigne de terre, cette vivace grimpante fait partie des légumes anciens et oubliés de la grande famille des Fabacées ; elle poussait spontanément au bord des chemins et dans les champs et on mangeait ses tubercules, très nutritifs, au petit goût de noisette.
[3]A cette époque, chaque adulte consommait environ deux kilos de pain noir par jour.
[4] Rares étaient ceux qui vivaient alors au-delà de 50 ans à cause de l'ergotisme et de la malaria (appelée alors fièvres) ; ce fut le cas des parents et des ancêtres de Jean-Baptiste.
[5] En berrichon : Étrangère venue de l'invasion anglaise du temps d'Édouard au XIVe siècle.
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