mercredi 27 mars 2024

5. Le vrai roi

 


5

 

Le vrai roi

 

Mardi 05 janvier 1836

 

 

En Berry, la veille de l'épiphanie, la coutume voulait que le boulanger offre le gâteau des rois, dans lequel une fève était cachée, à tous les habitants de son village. Alors même si les Chollet n'approuvaient guère cette tradition païenne, ils n'y dérogeaient pas. C'était même pour eux une opportunité de choyer les familles d'Aubigny-sur-Nère qui n'avaient pas les moyens de s'acheter la fameuse tourte de pâte feuilletée fourrée d'amandes pilées. En ce début d'année, cet acte de charité leur permettait d'aller visiter chacun de leurs concitoyens, de prendre de leurs nouvelles et de subtilement leur donner une parole d'encouragement puisée dans la bible. Et leur tournée se terminait toujours par la famille Gaugue, qui les invitait à diner.

Montaine attendait fébrilement cette soirée conviviale, propice aux échanges plus édifiants et affectueux que d'ordinaire, et qui rassemblait tous ceux qu'elle chérissait. Tout aussi impatient, Jean-Baptiste tentait de se calmer en mondant des noix qu'il partageait avec Louis et Justine. Depuis quelques années, en tant que doyen des convives, c'est lui qui présidait fièrement le tirage des rois. Et comme de coutume, il prenait plaisir à raconter comment se déroulaient les festivités avant la révolution de 1789. Joignant de nombreux détails pittoresques et hilarants à son récit, il dépeignait cette époque révolue où les rois et les reines des fèves déambulaient dans les rues, suivis de leur panetier et de leur bouteiller. Tous se goinfraient et s'enivraient sous les acclamations de la foule en liesse qui criait à tue-tête : "Le roi boit ! La reine boit ! " Il décrivait le cortège animé par les pitreries du bouffon qui dansait et gambadait autour des souverains, en leur jetant des poignées de farine. Il brossait le portrait de cet énergumène déguisé en arlequin qui s'ingéniait à les faire rire à grands renforts de grimaces et d'espiègleries, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans la nef de l'église. Il relatait comment, à la place des vêpres habituelles, des acteurs jouaient en patois "Le mystère des trois rois " - Gaspard, Melchior et Balthazar - pendant que des ménestrels jonglaient sur le parvis. Et il s'animait encore plus quand, finalement, il décrivait la façon dont le peuple raillait le curé et se livrait à de grandes insolences contre lui. Un sourire aux lèvres, son épouse l'écoutait avec condescendance, jusqu'au moment où elle ne pouvait s'empêcher d'intervenir pour le calmer, et expliquer aux enfants qu'à cause de tous ces débordements, les festivités ecclésiales de l'épiphanie furent proscrites.

Dépossédé de son auditoire, le père de famille bougonna en se servant une coquelle de cidre, et sortit pour chercher quelques bûches, afin d'entretenir le feu dans la cheminée. Il revint bientôt, ragaillardi par le froid, en compagnie de ses chers amis les Chollet :

- Avisez-don c'te biau gâtiau[1] ! s'exclama-t-il en admirant l'immense tourte dorée portée par Sylvain.

Anne Jully se pressa d’installer ses amis autour de l'immense table de chêne qui trônait au milieu de la pièce. Jean-Baptiste et son ami meunier présidaient l'assemblée, entourés de leurs fils respectifs : Pierre, Etienne et Louis Gaugue, ainsi que Sylvain, Jean Victor et Auguste Chollet. À l'autre extrémité de la table, se trouvaient les mères de famille avec leurs filles : Pauline Chollet, Justine, Marie et Montaine Gaugue. Pour l'occasion, la jeune bergère avait préparé une soupe de sucrine du Berry[2], et sa mère avait réchauffé des alouettes confites dans la graisse. Tout en mangeant goulument, ils discutèrent des dernières festivités de Noël, de la chasse aux alouettes, des brebis et surtout des céréales qui faisaient la fierté de tous les hommes de cette tablée. Puis, lorsque le moment de couper le gâteau fut venu, la cadette de la maisonnée s’accroupit sous la table et Jean-Baptiste lui demanda :

- Pour qui cette part ?

- Au bon Dieu ! s'exclama Justine, tout excitée de participer pour la première fois à ce cérémonial.

- La part à qui ? répéta son père qui se prêtait joyeusement au jeu.

- A la Catherine ! jubila l'enfant qui avait une grande admiration pour la mère Chollet.

Tour à tour, tous les convives furent cités et reçurent leur part de gâteau. Lorsque Jean Victor trouva la fève, son regard balaya nerveusement la pièce et son visage s'empourpra. Tandis qu’il cherchait sa reine d'un jour, son cœur s’emballa. Oserait-il choisir Montaine et ainsi dévoiler ses sentiments envers la jeune bergère, ou se conformerait-il aux sages attentes des siens en désignant sa mère ou sa sœur ? Comprenant son hésitation, la jeune fille baissa la tête dans son assiette, et ne la releva que lorsqu'elle entendit le bruit de la fève, plongeant dans sa coquelle. Stupéfaite, elle faillit s'étrangler, alors que tous riaient à gorge déployée. Par ce rituel, il l'avait choisie au nez et à la barbe de leurs pères respectifs ; et ceux-ci, plutôt que de s'en offusquer, remplissaient leurs coquelles de cidre et les entrechoquaient pour trinquer.

- Le roi boit ! La reine boit ! s'écria Pierre en incitant sa sœur à lever, elle aussi, sa coquelle.

- Avisez-don c'te biau gâtiau qu'il est dessur la table ! entonna alors Etienne. Ah ! Dounez, dounez-nous-en donc, fates-moué pas attende. Dounez-moué la fill' d'la maison. C'est ben la plus gente[3] !

Montaine se réjouissait de savoir que, depuis la fin de la Révolution française, l'heureux roi n'ait plus à défiler au bras de sa reine pour se rendre à l'église au son des trompettes, des tambours et des cloches carillonnant à toutes volées. Déjà cette chanson populaire la mettait tellement mal à l'aise, qu'elle se serait bien éclipsée dans un trou de souris pour y échapper. Heureusement, comme à son habitude, Pierre vola à son secours, en tapant sur son assiette avec son couteau pour obtenir le silence. Puis, s'étant levé, il s'éclaircit la gorge, et sortit de sa poche douze pièces d'argent qu'il tendit à Pauline :

- Par ce douzain[4], eul père Chollet, je demande la main d'vot' fille la Pauline.

Le meunier se leva d'un air grave et lui répondit d'une voix retentissante qui les fit tous tressaillir :

- En Berry, les amoureux doivent d’être patients. Amener le père à marier sa fille ou à vendre son champ n’est pas l’affaire d’un instant…

- J'attendrai qu'el ave son âge[5]  pour la marier, bredouilla Pierre, décontenancé par les propos et l'imposante carrure de son futur beau-père.

Un silence pesant se fit dans la maisonnée. Le père de Pauline réfléchissait. Puis, toisant le jeune homme des pieds à la tête, il finit par s'exclamer d'un ton solennel :

- La demande prononcée, je déclare les accordailles[6] ! Nous verrons plus tard les détails du mariage… pour l'instant, réjouissons-nous !

Tous applaudirent et se levèrent pour féliciter les fiancés. Se serrant dans les bras les uns des autres, ils se congratulèrent et s'embrassèrent, heureux d'unir leurs familles. Bousculée dans ce tourbillon d'enthousiasme tapageur, Montaine observait sa meilleure amie, enveloppée dans son fichu blanc et son tablier d'incarnat. Elle semblait illuminer toute la pièce. Soulagé par la tournure qu'avaient prise les évènements, Pierre trônait à son bras, esquissant un sourire béat. On voyait bien que ces deux-là étaient fortement épris l'un de l'autre.

- Il fera un joli marioux[7], se dit-elle en croisant le regard ému et brillant d'amour de son frère.

Profitant du tumulte général, Jean Victor s'approcha furtivement de la jeune bergère et lui chuchota à l'oreille :

- Aujourd'hui, ils sont les rois, mais ça viendra que ce sera nous.

Prise au dépourvu, la jeune bergère serra un peu plus fort la fève qu'il avait, tout à l'heure, jeté dans sa coquelle, et ne sut quoi lui répondre. Bouleversée par cet aveu, elle prétexta devoir mettre Louis et Justine au lit, pour s'éclipser. Puis, ayant rapidement bordé les petits, elle prit une lanterne et se réfugia dans la bergerie. Se traçant un chemin parmi le troupeau, elle se pelotonna dans une botte de paille pour se remémorer ces derniers instants. Curieuses, quelques brebis s'approchèrent et formèrent autour d'elle un épais matelas de laine bien rembourré qui se soulevait et s'affaissait tranquillement au gré de leur respiration. L'odeur de la paille et la chaleur de leur corps lui firent oublier la froideur de l'hiver. Elle aurait aimé s'endormir là, en savourant pleinement le bonheur partagé de Pierre et Pauline et en se délectant des confessions pleines d'amour de Jean Victor. Elle ne cessait de repasser ces précieux moments sur son cœur, jusqu'à ce que son matelas de brebis semble se défiler.

- Où ça qu't'étains rencoignu ma crepette ? T'as encore ripé[8] ! l’interpela Pierre à voix basse, en passant la tête dans l'encadrement de la porte. Los Chollet sont partis… Dis mé à cause donc qu't'là[9] ?

- J’étais à friper mi achette d'bonheur, frise-poulet[10] ! répondit-elle, en lui tendant les bras, afin qu'il la rejoigne sur sa botte de paille.

- T'as l'air toute gaite, mais t'es point sortab, ma chtite reine[11] !  la taquina-t-il, en frictionnant sa chevelure éparse.

- J’ai reçu la fève, mais c'est toué l'roi ! lui dit-elle en enfonçant sa tête contre son torse, à la façon d'un jeune cabri.

- Niarouse ! tu m'chines[12], tu sais bien que non ! soupira-t-il en rejetant la tête en arrière comme s'il contemplait le plafond. Le seul Roi que je connaisse habite aux cieux…

- T'as raison, admit-elle en balayant des yeux son refuge de fortune, fait de fragments de planches, de zinc et de terre battue.

- Ravise[13] ça que la Pauline m'a donné, lui dit alors Pierre, en sortant de sa poche une lettre écrite à la plume.

- Un mot doux ? le taquina la jeune fille intriguée.

- Mieux que cela ! murmura-t-il d'un ton mystérieux. Pour marquer le jour de nos accordailles, Pauline a recopié la page d’un recueil de méditation quotidienne qui appartient à sa mère. L'exhortation du 5 janvier commence par le verset de Luc 3.4 et 5. C’est la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez ses sentiers. Toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline sera abaissée ; ce qui est tortueux sera redressé, et les chemins raboteux seront aplanis. La voix criant dans le désert réclamait de préparer le chemin du Seigneur. Prenons garde à cette proclamation, ouvrons notre cœur à la grâce du Seigneur et veillons avec une grande attention aux quatre directions contenues dans ce passage des écritures. Toute vallée sera comblée : nous devons donc rejeter toutes pensées qui abaissent et avilissent Dieu. Il nous faut abandonner nos doutes et nos désespoirs, ainsi que répudier notre propre gratification et les délices de notre chair. Un chemin de grâce doit venir enjamber ces profondes vallées. Toute montagne et toute colline seront abaissées : l’orgueil de mon indépendance vis-à-vis de Dieu et la suffisance assurée de mon propre zèle doivent être aplanis afin de tracer une voie pour le Roi des rois. Dieu ne communie jamais avec les pécheurs qui s’attachent à leur arrogance et à leur mépris. Le Seigneur considère les humbles, et il visite ceux qui ont le cœur repentant, alors que les orgueilleux lui sont une abomination. Implorons le Seigneur afin qu’il nous ramène dans la bonne voie ! Ce qui est tortueux sera redressé : le cœur chancelant doit emprunter le chemin droit qui lui est indiqué, celui de la résolution pour Dieu et pour la sainteté. Les hommes irrésolus sont étrangers au Dieu de vérité.  Prenons donc garde d’être honnêtes et vrais en toutes choses, car nous sommes sous le regard du Dieu souverain. Les chemins raboteux seront aplanis : il faut ôter les obstacles du péché et arracher les ronces de la rébellion. Un si noble invité ne doit pas rencontrer de bourbier ou de sol rocailleux quand il vient nous honorer de sa présence.

- C'est beau ! l'interrompit Montaine les yeux remplis de larmes. Quelle grâce d’avoir Pauline pour femme !

- Quelle grâce que Dieu soit notre Roi ! la reprit Pierre, avant de poursuivre sa lecture. La souveraineté divine opère toujours en coulisses. Les hommes accomplissent ce que Dieu avait décidé à l'avance dans sa puissance et sa volonté. Mais cela ne les décharge pas pour autant de leurs responsabilités. Dieu n'est jamais l'auteur du mal, mais il n'échappe pas à son contrôle. La souveraineté de Dieu et la responsabilité de l'homme sont directement liées à la nature de Dieu. Si Dieu était seulement souverain, nous serions fatalistes. Si Dieu était uniquement personnel, il ne serait pas transcendant, souverain et omnipotent. Dieu est à la fois transcendant et personnel. Il est de toute éternité, il se situe hors du temps et de l'espace, il règne sur l'ouvrage de ses mains et il est aussi notre Père et notre Seigneur avec qui nous avons une relation personnelle. Ô, puisse le Seigneur trouver ce soir en nos cœurs un chemin préparé par sa grâce, afin qu’il avance en triomphe jusque dans les moindres recoins de notre âme, dès le début de cette année jusqu’à son dernier jour[14] !

- Voui, proclama Montaine, ça viendra vitement un temps où Dieu dépatouillera nout virevions bidrouilloux et caribotus[15]

- Et i détapera los aronzes et los charfignas du nout violets, renchérit son frère rempli d'espoir et de foi[16].

- Ben mon cadet ! Quelle sarnée ! s'exclama la jeune bergère. Vons s'coucher, j’suis débesillée et demain à l'aube, il faudra tirer les oueilles pour les mener au bélier[17] !

 

Suite



1En berrichon : "Regardez donc ce beau gâteau !"

[2] Variété régionale de courge qui se reconnaît grâce à sa forme de poire et à sa couleur verte virant au beige cuivré à maturité. Sa chair de couleur orange vif est fine, dense (non farineuse), douce et légèrement musquée.

2 En berrichon : "Regardez donc ce beau gâteau qui est sur la table. Ah ! Donnez, donnez-nous-en donc. Ne me faites pas attendre. Donnez-moi la fille de la maison. C'est la plus gentille !"

[4] En Berry, quand une jeune fille se mariait, sa famille ou celle de l'époux devait lui donner une bourse où se trouvaient douze pièces ou douze douzaines de pièces ou douze cents pièces d'argent ou d'or.

1 En berrichon : qu'elle soit majeure.

2 En berrichon : Les fiançailles (dans ce cas précis, elles dureront 3 ans).

3 En berrichon : Il fera un excellent mari.

[8] En berrichon : Où étais-tu cachée ma petite grenouille (surnom affectueux) ? Tu t'es encore esquivée !

[9] En berrichon : Dis-moi pourquoi es-tu là ?

3 En berrichon : "J'étais en train de savourer mon assiette de bonheur. + Terme affectueux et ironique."

4 En berrichon : "Oui, tu as l'air toute joyeuse, mais tu ne sais pas te conduire en société, ma petite reine !"

5 En berrichon : "Nargueuse ! Tu me taquines, tu sais bien que non !"

3 En berrichon :"Regarde ce que Pauline m'a donné "

1 Extrait d'une méditation du soir de Charles Spurgeon, prédicateur baptiste britannique du XIXe siècle.

[15] En berrichon : Oui, viendra le temps où Dieu s'occupera de nos trajets sinueux et cahoteux…

[16] En berrichon : Et il arrachera les ronces et les entrelacs de racines inextricables de nos sentiers.

[17] En berrichon : Terme affectueux adressé à un frère ou à un fils ! Quelle soirée ! Allons-nous coucher, je suis épuisée et demain matin il faudra traire les brebis pour les mener au bélier (pour qu'elles aient des petits).

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