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Le bourrier[1] de la saint Blaise
Mercredi 03 février 1836
Assise devant la fenêtre ouverte, Montaine inspira une grande bouffée d'air pur. Depuis quelques jours, un soleil éclatant brillait dans le ciel bleu et la chaleur avait fait fondre les dernières parcelles de neige. Devant la petite masure recouverte de torchis, des crocus commençaient à poindre, comme autant de promesses printanières.
- Le jour de la Saint-Blaise est serein, bon temps pour le grain ! s'exclama joyeusement Anne Jully, tout en ajustant le surtout[2] de toile grise que son époux portait par-dessus son gilet.
La paysanne était fière, car cette année, son mari avait été élu bâtonnier par tous les céréaliers d'Aubigny. Outre la satisfaction d'avoir été choisi par ses pairs, cette ordination lui donnait le privilège de conserver chez lui, pendant toute une année, le bâton de saint Blaise. La cérémonie allait bientôt commencer à la mairie, par la remise au nouveau détenteur de la fameuse canne décorée de rubans et surmontée d'une statuette ; puis elle allait se poursuivre à l’église où le curé bénirait le pain et les fruits de la terre. Pierre et Montaine se demandaient encore comment ils pourraient se dérober à ce rituel, célébrant le patron des cultivateurs, des porchers[3] et des cardeurs. Comment pourraient-ils fuir les festivités, alors que leur père y serait honoré, et que la plupart des villageois assisteraient à l'office avant de festoyer au son de la vielle[4], autour d’un copieux repas de sanciaux[5] où le cidre coulerait à flot ?
- Quoi qu'te fais la Montaine, accotée al bouinotte ? brailla Jean-Baptiste en ajustant, tant bien que mal, son chapeau noir à larges bords sur sa tignasse hirsute. Tu vas point sortu en penet ?[6]
- Ans-y vitement [7]! ajouta son épouse en vérifiant que tous ses enfants étaient enfin prêts à se rendre à l'hôtel de ville.
- I fait son poutet, ceut quetouse [8]! grimaça Marie, agacée par l'attitude réticente de sa sœur.
Voyant la mine défaite de sa fille qui traînait en chemise de nuit, Anne Jully supposa que la jeune bergère était indisposée[9] et lui proposa de rester seule pour prendre un bon bain. Quant à Pierre, il s'était déjà éclipsé à la bergerie, feignant de soigner quelques bêtes.
Le visage cramoisi par l'impatience et la colère, le père de famille s'égosilla encore, avant de se ruer dans le jardin, entraînant derrière lui une ribambelle taciturne d'enfants endimanchés.
- Triste spectacle ! murmura Pierre. Difficile de résister à la voix du père pour obéir à celle de notre Père céleste !
Voyant sa sœur, toujours accoudée à la fenêtre, il la rejoignit :
- Tu pleures ? Sois pas si sensible, ma gazoute[10] ! lui dit-il en l'enlaçant, plein de compassion.
- Dieu m'a créée ainsi pour que j'entende bien sa voix, soupira-t-elle en contemplant le ciel sans nuage.
- L'Eternel se réjouit lorsque ses enfants enjambent le néant douloureux, sans autre appui sous leurs pieds que la parole de leur Dieu[11], ajouta Pierre, avant d'inciter sa sœur à aller s'habiller.
La jeune bergère enfila rapidement une blouse de toile brune et s'enveloppa dans son bourrâ[12] avant de rejoindre son frère dans le jardin. Mais une voix retentissante la fit tressaillir, tandis que son regard ébloui peinait à distinguer les traits réguliers et le teint hâlé de Jean Victor.
- Bonjour Mamzelle ! s'exclama le jeune meunier, qui avait retiré son chapeau de feutre à grands bords pour la saluer, dévoilant ses yeux gris ardoise et ses cheveux châtains ondulés, encadrant un large front.
Il était vêtu d'une blouse bleue et d'un pantalon de toile plissant sur ses sabots boueux. Les yeux rivés sur ses pieds crottés, elle rougit et lui demanda ce qu'il venait faire ici. Essuyant d'un revers de manche la sueur qui perlait sur ses joues, il sourit et fixa Pierre d'un regard entendu.
- Qu'est-ce que vous avez manigancé ? leur demanda-t-elle d'un ton méfiant.
Plutôt que de répondre, les jeunes hommes s'esclaffèrent et partirent en courant vers le moulin des Chollet. Alors, elle s'élança derrière eux, partagée entre un merveilleux sentiment de liberté et l'appréhension des représailles paternelles.
La voix de son Père céleste résonnait plus fort que toutes les autres, et elle ressentait une telle révérence envers lui qu'elle ne pouvait s'empêcher de lui obéir, de le respecter et de l’honorer plutôt que de se soumettre aux exigences incohérentes de son père terrestre. D'ailleurs, plus elle pensait aux rites absurdes et aux croyances incohérentes du paysan hargneux et taciturne, et plus elle avait envie de courir pour lui échapper. Cependant, elle ne parvenait pas à chasser une certaine anxiété et un sentiment de culpabilité qui la mettaient mal à l'aise. Elle savait qu'à la source de ce mal-être se cachaient son mensonge et les accès de colère fréquents de son père. D'autant plus que sa grande sensibilité et son imagination exacerbée l'amenaient à se perdre en hypothèses toutes aussi funestes les unes que les autres.
- Qui me délivrera de mes faiblesses, de mes craintes et de mes chaînes ? Avait-elle envie de hurler tout en appuyant de tout son poids dans ses sabots qui s'enfonçaient de plus en plus dans la terre mouillée.
Les cris des garçons, qui étaient arrivés au moulin, la ramenèrent à la réalité. L'hiver avait fait ses ravages. Sur les rives de la Nère, les prairies ressemblaient désormais à de vastes terrains minés. La rivière, gonflée par les pluies et la fonte des neiges, était sortie de son lit. Elle avait charrié dans ses flots, des branches, des herbes et des racines qui s'étaient agglutinées autour du moulin dans un monstrueux désordre. L'affluent de la Grande Sauldre s'était divisé en nombreux ruisseaux, qui découpaient de façon fantaisiste les prairies de fauche et les pâturages gorgés d'eau. Sous les hêtres et les trembles gisaient, en s'entremêlant, des guirlandes de ronces vigoureuses et des centaines d’herbes sauvages, hautes comme des buissons abandonnés. Devant le spectacle de ce fleuve indomptable, creusant la terre et rompant toutes ses digues, la jeune fille s'arrêta, comme paralysée. Des ânes pitoyables, attachés à des pieux dévorés par la mousse, et des oies hébétées, couvertes de boue, semblaient avoir été ajoutés là pour compléter l'effroyable décor. Désappointée, elle ne put s'empêcher de comparer ce grand désordre aux bouleversements de son cœur.
- Que sortira-t-il de bon de toute cette agitation ? se demanda-t-elle, lorsque le père Chollet surgit soudain de derrière le moulin, accompagné de Sylvain et Pauline.
- De tels défis nous fournissent l’occasion de faire confiance à Dieu ! s'exclama le meunier, venu à sa rencontre.
Comme elle ne répondait pas, le regard perdu sur le paysage désolé, il se plaça face à elle, pour qu’elle le regarde, et lui dit :
- Notre inquiétude ne vide pas demain de nos peines, mais seulement aujourd'hui de nos forces ; alors, nous ne devons pas nous embourber dans nos craintes, mais accueillir les projets divins qui sont remplis d'espérance !
- Que ferez-vous de tous ces charfignas[13] ? bafouilla-t-elle, impressionnée par les propos pleins de sagesse du vieux meunier.
- On a décidé de planter des pommes de terre ! lança-il avec aplomb, bien déterminé à relever le défi.
- Là ? s'étonna-t-elle en balayant du regard les vestiges des prairies et des chemins qu'elle avait, tant de fois, arpentés avec ses brebis.
Rien d'extraordinaire dans cette lande paisible, mais dans ses souvenirs, c'était un déploiement grandiose de céréales multiples, un morcellement de champs, d'herbages, de taillis et de sentiers offrant une grande variété de formes et de nuances, allant des verts les plus sombres aux jaunes les plus délicats, enveloppant le paysage comme l'aurait fait une courtepointe de patchwork douce et chaude.
- Que sont devenus les champs de seigle, d'orge et de blé ? s'inquiéta-t-elle. Où sont les rideaux de bouleaux argentés, les pâturages drus et les ouches[14] entourées de pommiers ?
- Los violets et l'étrouble sont sous le bourrier ; les arbes et les bouch'tures renversés feront du bon bois d'brûle une fois séchés [15]! répondit Sylvain d'un air arrogant qui la fit grimacer.
- C'était ça vot’ viron[16] ? demanda-t-elle à Pierre et Jean Victor, en se tournant vers eux avec une pointe d'ironie.
- Tu préférais aller à la messe de la Saint-Blaise ? la taquina son frère.
- Viens vers nous, fricoter los sanciaux al poummes et te déguertir[17] ! s'esclaffa Pauline en voyant la mine déconfite de son amie.
Soulagée, la jeune bergère suivit sa meilleure amie jusqu'au moulin, pendant que les hommes entreprirent un grand chantier de déblayage sur les rives de la Nère. Catherine les accueillit chaleureusement et leur proposa de sécher leurs bas de coton devant la cheminée, pendant qu'elle leur rapportait un pichet d'eau fraîche et un monceau de crêpes épaisses fourrées de reinettes grises caramélisées. Attablées devant la fenêtre, elles pouvaient observer les hommes et les ânes qui charriaient les troncs d'arbres emportés par la crue. C'était une grande entreprise que de drainer, assécher et mettre en culture ces rives marécageuses et insalubres. Mais le père Chollet était déterminé et rien ne pouvait l'empêcher d'assainir ces parcelles pour en faire des terres de maraîchage.
- Hum, qué fripe ! s'extasia Montaine. Fricotons avant les goulafes[18] avalent tout.
La meunière, qui avait toujours un recueil de méditations spirituelles dans la poche de son tablier, leur proposa de leur faire la lecture. Même s'ils étaient sales, usés, parfois même déchirés, les jeunes filles se délectaient de ces petits livres profonds et poétiques qui leur apportaient une réelle quiétude. Catherine les emportait partout : dans les champs, quand elle allait nourrir les oies ou traire les ânesses, au moulin ou devant sa marmite. Elle prenait toujours le temps de s'assoir pour se plonger dans ces ouvrages. Bien sûr, elle ne lisait pas autant qu'elle le voulait, car la vie au moulin était dure, mais c'était pour elle un temps privilégié d'évasion et d'édification inestimables qu'elle avait transmis à sa fille. Ainsi, Pauline avait souvent entraîné son amie dans le grenier à grain, où se trouvait dans un coin, au milieu des claies[19] de pommes grises, une maie[20] pleine de livres. C'est là, dans cette grange sombre, aux parfums âcres et sucrés, mêlés de salpêtre et d'encre violette, que Montaine avait fait la plus grande découverte de sa vie : la bible en deux grands ouvrages rouges illustrés. Ils étaient devenus ses livres préférés et ceux dans lesquels elle avait appris à lire. Confortablement installées devant l’âtre, la mine avide de mets célestes, elles attendaient le début de la lecture. La meunière faisait durer le plaisir en tournant délicatement les feuilles de son livre, se délectant de l’émoi qui s'en dégageait. Le grésillement du bois sec, l’odeur des pommes caramélisées qui avait envahi la pièce, les bougies qui diffusaient une douce lumière, un silence religieux, tout y était - même les oies, les ânes et les laboureurs s'étaient tus. Catherine toussota pour s'éclaircir la gorge et murmura :
- Quoi qu'il en soit, sachez que le livre le plus difficile que vous puissiez lire est votre propre cœur[21].
L'attention était à son comble, on n'entendait plus que la voix un peu éraillée de la narratrice et le crépitement des flammes dans la cheminée. Montaine avait tout oublié : les braillements de son père, les rancœurs de sa mère, les moqueries de Marie et les grimaces d'Etienne, l'insolence de Sylvain, la gaucherie de son amoureux, la boue qui recouvrait les rives de la Nère, les hêtres et les trembles couchés dans la glaise… Elle se sentait chez elle dans ce foyer serein, comme s'il était le vestibule du ciel, un refuge dans la tempête, une arche au cœur des eaux, flottant paisiblement vers le trône du Père. Des relations tellement spéciales s'étaient tissées entre elle et les Chollet, que seul Dieu pouvait l'expliquer. Ces gens-là n'avaient pas de mots vides à lui offrir ni d'attitude qui l'aurait retranchée dans un misérabilisme désespérant. Au contraire, tout en eux transpirait la grâce, l'amour, l'espoir et le courage d'aller de l'avant.
- Comme de vieux soldats en train de comparer leurs vieilles histoires et d'examiner leurs cicatrices, une fois arrivés dans notre demeure céleste, nous comparerons nos expériences respectives de la fidélité de Dieu qui nous a toujours soutenues à travers nos épreuves. Je ne veux pas que l'on me prenne pour la seule là-haut à ne jamais avoir souffert de douleurs et de peines, ni me sentir comme une parfaite étrangère au sein de cette sainte communauté ! Comme moi, soyez heureuses et fières d'avoir partagé les mêmes batailles, car très bientôt, vous porterez la même couronne ! Quand la vie bascule et que vivre un autre jour devient un combat épuisant, souvenons-nous que l'ennemi n'a jamais réussi à arracher des mains de Dieu le gouvernail de notre vie. Dieu sait ce que nous traversons et il a un plan pour chacune de nos existences. Reprenons courage : la bénédiction vient après la souffrance. Prenons la main divine et tenons-la bien, comme de petites filles, il nous accompagnera jusqu'au bout du chemin, restaurant nos âmes affligées au fur et à mesure que nous marcherons à ses côtés[22].
- Vous croyez que cette enfant pourrait être moi ? l'interrogea Montaine timidement.
- Bien sûr ! répliqua Catherine. Les enfants, dont il est question, sont tous ceux qui se confient pleinement en lui et ont une relation intime avec lui au point de ne jamais lâcher sa main quoi qu'il arrive…
La jeune bergère n'eut guère d'autres explications, car les hommes finirent par les rejoindre bruyamment. Tout boueux, ils réclamèrent qu'on leur serve leur ration de crêpes sur le perron, et après avoir copieusement bu et mangé, Pierre décida qu'il était temps de rentrer. Curieusement, la jeune fille n'avait plus peur de confronter son père ; elle ressentait plutôt l'immense satisfaction d'avoir respecté ses convictions sans compromis et d'avoir savouré un moment de pur bonheur en famille. Dire que cette exquise sensation n'était pas mêlée d'une pointe d'appréhension aurait été un mensonge, mais elle se sentait toutefois libre et légère. C’est donc sans l’ombre d’une hésitation qu’elle entra dans la sombre masure de torchis. Elle était absolument vide. Quel soulagement ! Finalement, Pierre eut le temps de se laver de la tête aux pieds avant qu'Anne Jully rentre avec ses enfants. Penaude, elle poussait une brouette où Jean-Baptiste cuvait son vin en dormant, cramponné à son bâton de la Saint-Blaise.
[1] En berrichon : Mélange de boue et de débris laissés par la décrue ou le dégel.
[2] Vêtement ample que l'on mettait par-dessus les habits.
[3] Salarié agricole spécialisé dans l'élevage porcin.
[4] Instrument de musique à cordes, dont on jouait par le moyen de touches et d’une roue qu’on tournait avec une manivelle.
[5] Crêpes épaisses généralement servies avec des tranches de pommes revenues dans du beurre.
[6] En berrichon : Qu'est-ce que tu fais Montaine, accoudée à la fenêtre ? Tu ne vas pas sortir en chemise de nuit ?
[7] En berrichon : Allons-y vite !
[8] En berrichon : Elle fait la moue, elle a honte.
[9] Bien des thèses de médecine consacrées à la menstruation font une large part aux croyances superstitieuses, voire aux interdits religieux entourant autrefois la femme indisposée. On croyait qu'aux approches d’une femme dans cet état, les liqueurs s’aigrissaient, les grains qu’elle touchait perdaient leur fécondité, les essaims d’abeilles mouraient, le cuivre et le fer rouillaient sur-le-champ… Ainsi, l’Église précisait que la femme qui avait ses règles devait prendre un bain complet et devait être isolée, et il était interdit à son mari de dormir avec elle dans le même lit.
[10] En berrichon : Ma fille (avec un sentiment d'admiration).
[11] Citation de Lilian Yeomans, auteure chrétienne canadienne du début du XXe siècle.
[12] En berrichon : Châle de bergère.
[13] En berrichon : Que ferez-vous de tous ces entrelacs inextricables ?
[14] En berrichon : Terres cultivées entourées d'arbres fruitiers.
[15] En berrichon : Les sentiers et les chaumes sont sous la boue ; les débris laissés par la décrue, les arbres et les haies renversés feront du bon bois de chauffage quand ils seront secs.
[16] En berrichon : votre promenade.
[17] En berrichon : manger des crêpes aux pommes et boire un coup !
[18] En berrichon : Quelle gourmandise ! Mangeons avant que les goulus…
[19] Treillis d'osier à claire-voie sur lequel on faisait sécher les fruits.
[20] Meuble rustique autrefois utilisé pour la conservation de la farine.
[21] Citation de Charles H Spurgeon.
[22] D'après un texte de Charles H Spurgeon.
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