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La cosse de Nau
Vendredi 25 décembre 1835
Même si toute l'année, la cheminée avait un rôle prédominant dans la vie des paysans berrichons, durant la période hivernale, toute leur attention convergeait vers le foyer. Plus que jamais, c'est là que se réunissait toute la famille pour partager la chaleur, la cuisine, mais aussi les croyances et les traditions accomplies avec autant de rigueur que de joie.
La veille de Noël, Jean-Baptiste avait choisi pour trefiau[1], un tronc de chêne, vierge de tout élagage, si imposant qu’il dut le faire traîner jusque chez lui par le bourri du père Sylvain. Puis, avec l'aide de ses fils, il glissa correctement la cosse de Nau[2] au-delà des chenets, afin qu'elle se consume lentement pendant toute la durée des fêtes. Ce jour-là, le père de Montaine semblait oublier ses vœux de farouche impiété, pour se prêter joyeusement à des rites festifs aux confins du profane et du religieux. Il faut dire que ces traditions se voulaient toutes annonciatrices de bonheur et de prospérité, et que leur sens augural était très présent : l’abondance promettait l’abondance. Alors, devant toute la famille réunie, au moment où sonna la messe nocturne, le chef de famille aspergea les deux extrémités du tronc avec de l’eau bénite. Puis, il mit le feu dans l'âtre en chantant avec ses enfants :
- Au sainct Nau chanteray sans point m'y faindre. Je ne daigneroies rien craindre. Car le jour est fériau. Nau ! Nau ! Nau[3] !
Ensuite, tandis que Montaine tentait d'aller coucher les petits, Anne Jully disposa des fruits secs, des pains en forme de cornes de bœufs, un poirat[4] et quelques jouets sur les parties du tronc qui avaient été bénies. Pour apaiser ses cadets, Montaine leur dit qu'elle les conduisait à la messe du coussin blanc – autre façon, plus poétique, de dire qu'elle les menait au lit – afin de donner au Ch'ti Naulet[5] le temps nécessaire pour déposer toutes sortes de belles et bonnes choses à leur intention. Alors qu'elle restait près d'eux, le reste de la famille partit pour assister à l'office de la nativité. C'était une sortie exceptionnelle pour Jean-Baptiste et Pierre qui ne mettaient jamais les pieds dans une église. Mais pour faire plaisir à Anne Jully et Marie, ils se pliaient volontiers à ce rituel annuel. Ils rejoignaient alors la longue file des fidèles qui se rendaient à la messe, munis de torches, et emmitouflés dans leurs limousines[6], guidés par la tonalité des cloches qui sonnaient à toute volée.
La petite église romane flamboyait de mille lanternes, rustique avec son décor de billettes et ses modillons[7]. Ornés de vestiges gallo-romains tels qu'Apollon, Mercure et Vénus, ils attestaient que le christianisme n’avait pas tout détruit de la culture antique. Anne Jully et Marie aimaient cet office où, exceptionnellement, les cantiques étaient chantés en patois et non en latin comme les autres prières. Les couplets populaires, simples et naïfs, traduisaient alors la cohésion de la communauté paysanne, qui d'une même voix entonnait ces chants avec une ardeur toute juvénile. Accélérant la mesure et haussant le ton à chaque reprise, ils se rappelaient les vieux hymnes d'autrefois, accompagnés par les cornemuses, et cela ravivait l'émotion collective. Les jeunes filles défilaient en tenant à la main un cierge entouré de rubans colorés, en mémoire des bergers venus adorer le Christ dans la crèche de Bethléem. C'était, pour tous ces fidèles, une nuit mystérieuse et mystique qui les remplissait d'espoir et de joies éphémères.
Pendant ce temps, dans sa modeste demeure plongée dans la quiétude, Montaine abandonna ses cadets à leur lit, et s'assit près du trefiau. Songeuse, elle s'assura d’entretenir une constante chaleur dans la pièce où, après la messe, se réuniraient à nouveau les membres de la famille. Alors que la cosse de Nau se consumait lentement, mille pensées contradictoires s'élevaient dans son âme, au rythme des étincelles censées garantir la richesse des récoltes à venir. Plus les années passaient, et moins elle pouvait supporter cette coutumière mascarade. Autrefois, la bénédiction de la bûche de Noël lui apportait de la joie ; mais aujourd'hui, elle ne pouvait plus y croire et s'étonnait que sa famille prenne autant de soin à respecter ces rituels ancestraux. Elle ne comprenait pas que ses parents conservent sous leur lit les cendres de la cosse de Nau d'une année sur l'autre, et qu’à chaque fois que l’orage éclatait, l’un d’eux en jetait une poignée dans la cheminée pour protéger la famille de la foudre.
Personne ici ne le savait, mais cette célébration de la cosse de Nau n'avait rien de chrétien ; ce n'était qu'une représentation des plus anciens instincts religieux, adorant le soleil et le feu. Et l'usage d'entretenir le trefiau pendant trois jours et trois nuits découlait d'un culte que les gaulois et leurs druides rendaient au soleil, lors du solstice d'hiver.
- Et dire qu'il est interdit de s’asseoir sur le bord de la cheminée au risque d'attraper des furoncles ! protesta Montaine, en frappant rageusement la bûche avec sa pelle à feu. Entre Noël et le Nouvel An, on ne change pas les draps, on ne doit pas coudre, ni faire la lessive, ni même cuire le pain ! Manquerait plus que le père trace des croix avec de la craie bénite sur la porte, pour tenir Georgeon[8] à distance !
- Chut, entendit-elle soudain.
La jeune fille sursauta et son cœur s'emballa. Vérifiant que les petits dormaient à poings fermés, elle s'enveloppa instinctivement dans son bourrâ[9], comme pour se protéger de quelque esprit malin. Les légendes de phénomènes étranges qui se produisaient ce jour à minuit - les pierres qui s’ouvraient sur des trésors, les arbustes qui fleurissaient dans l'obscurité et les animaux qui se parlaient dans les étables - vinrent la hanter. Mais très vite, elle se rasséréna, car elle savait que cette voix lui était familière et qu'elle n'avait rien à craindre. C'était celle qu'elle avait perçue un matin de septembre, au-delà du bruissement de l’eau et des soupirs de la brise dans les trembles. C'est cette voix pure et grave, captivante et vibrante qui avait retenti, comme celle d’un hautbois, pour lui parler des crosses de fougères. Certainement, Dieu la rappelait de nouveau à l'ordre, pour lui éviter de sombrer dans l'amertume ou la colère.
Son regard balaya la pièce couverte de pans de bois brunis, et s'arrêta sur la table que sa mère avait dressée avant de partir à l'église. Un grand nombre de coquelles remplies de noix, de noisettes, de châtaignes confites et de pruneaux trempés dans de la liqueur étaient soigneusement disposés. Dans la marmite, suspendue à la crémaillère, compotait une oie confite, que la mère de famille servirait à la cuillère, sans ses os, accompagnée d'une galette de pommes de terre qui fleurait déjà bon. Toutes ces petites attentions maternelles apaisèrent son cœur, et elle reprit espoir en posant ses yeux sur les quelques présents dédiés aux enfants : six sucres d'orge, une boîte à couture pour Marie, une balle de cuir pour Louis, et un cagnin[10] de corme pour Justine avaient été déposés sur la cosse de Nau.
- Regarde-moi ! l’interpella à nouveau la voix.
La jeune bergère ne savait où poser ses regards. Même lorsqu'elle fermait les yeux, ses pensées ne pouvaient s'empêcher de s'agiter. Ne fallait-il pas qu'elle songe à cette fête de Nau, à ses traditions et à sa famille ? Que devait-elle regarder ? L'humble demeure était vide et seuls les crépitements dans la cheminée attiraient maintenant toute son attention. Après un long moment de silence son âme s’apaisa, et elle prit alors conscience qu'une seule parole divine était capable de calmer toutes ses pensées. Il fallait qu'elle se concentre sur l'essentiel, sur la seule personne capable de la combler ; au point où son cœur saturé de sa présence resterait calme et confiant, malgré les circonstances.
Ébahie, elle sentit alors une main invisible saisir délicatement son menton, la contraignant à regarder droit devant elle :
- Regarde-moi ! insista la voix avec une bienveillance qui la fit frémir.
- Alors qu’une multitude de pensées s’agitait en moi, tes paroles font les délices de mon âme, avoua-t-elle alors en versant une larme[11].
- Effectivement, si tu tournes vers moi tes regards, tu irradieras de joie[12], car tout ce que tu cherches est en moi. Ne considère pas à toute cette nourriture, ces présents et ces traditions, mais concentre-toi sur moi. Je suis la seule source capable de combler ton cœur assoiffé de bonheur, de paix et de joie. J'approuve que tu abhorres les superstitions de tes parents, mais admets que toi aussi, tu es facilement distraite et accaparée par toutes sortes de choses. Et si tu n'avais pas de but précis, de dessein pour guider ta vie, tu passerais tout ton temps à douter et à changer d'avis. Tu jonglerais avec le temps, tes émotions, tes coutumes, tes habitudes, tes désirs et tes pensées, en espérant trouver les conditions idéales pour remplir le vide de ton cœur. Mais toutes ces choses ne sont finalement que des idoles.
- Tout ? tout cela, vraiment ? s'offusqua-t-elle.
- Oui, le cœur humain est une fabrique d'idoles[13] et si tu ne te focalises pas sur moi, tu t’égareras dans tes pensées, sans but réel. Réfléchis au pouvoir de la lumière : un simple rayon de soleil concentré sur un tesson de verre peut enflammer toute une forêt. De même, une vie concentrée sur la trinité céleste peut faire une grande différence. Rappelle-toi ces paroles, parce que le monde dans lequel tu évolues assaillira de plus en plus les âmes de distractions et de divertissements[14] qui feront dévier bien des trajectoires.
- Plutôt que de me focaliser sur les dysfonctionnements de mes parents et du monde qui m'entoure, je devrais plutôt me concentrer sur toi et me détourner de mes péchés, admit la jeune fille, confuse d'avoir encore dérivé au gré de ses sentiments, et des faiblesses de son âme insatiable et rêveuse.
- Ma grâce doit te suffire, ajouta la voix. Qu'elle soit commune à tous les hommes ou salvatrice pour mes élus, elle se manifeste pour me glorifier dans ce monde. Elle coule de la trinité comme le miel du rayon, alors délecte-toi !
- Oui, tu peux remplir le vide de mon cœur affamé ! poursuivit Montaine ragaillardie.
- Il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne reste maintenant qu’une marque et une trace vide, qu'il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu'il n'obtient pas dans les présentes. Or, toutes sont inadéquates, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un être infini et immuable, c’est-à-dire moi-même[15], conclut la voix, alors qu'un chant s'élevait au dehors, se rapprochant de plus en plus de la petite masure.
- Entre le bœuf et l'âne gris. Dort, dort, dort le petit fils. Mille anges divins, mille séraphins volent à l'entour de ce grand Dieu d'amour, s'époumonaient Pierre et Jean-Baptiste avec des tonalités de ténor.
- Entre les pastoureaux jolis. Dort, dort, dort le petit-fils, répliquait Etienne de sa voix érayée.
- Entre les roses et les lys. Dort, dort, dort le petit-fils, résonnait la voix claire de Marie.
- Entre les deux bras de Marie. Dort, dort, dort le petit-fils, ajouta Anne Jully en entrant joyeusement dans leur foyer.
- J'aime leur enthousiasme contagieux, murmura Montaine, en retirant du feu la marmite dans laquelle l'oie compotait.
Alors que Marie s'extasiait devant la cosse de Nau garnie de friandises et de cadeaux, Anne Jully frappa la bûche avec la pelle à feu et en fit jaillir le plus d’étincelles possible :
- Bonne année, bonnes récoltes, autant de gerbes et de gerbillons ! s’exclama-t-elle avec enthousiasme.
Tous retirèrent leur manteau et s'attablèrent pour festoyer. Le repas fut bref, car les plats goûteux, simples et robustes, arrosés de cidre de cormes alourdirent rapidement les estomacs autant que les esprits harassés.
- T'nogues la mé ! Deveye-te, t'es tout aguechi ! Vons s'coucher[16] ! I sus agoué, lança le père de famille en se levant péniblement de sa chaise.
C'était comme un signal pour que toute la famille quitte la table et bondisse chacun dans son lit, le cœur égayé par cette longue et agréable veillée. Nul besoin de la bassinoire pour les réchauffer, ni du chant du vent pour les bercer. Seule, Montaine tourna et vira dans son lit de plumes humide et glacé. Incapable de trouver le sommeil, elle pria en contemplant les milliers d'étoiles qui étincelaient dans le ciel dégagé, consciente de la souveraineté divine qui soutenait cette voûte céleste autant que sa modeste vie :
- Comme le cerf soupire après les courants d'eau, mon âme soupire après toi. Quand pourrais-je me présenter devant Toi, ô Éternel ? Mon âme a tellement soif de toi ! Ma famille pense te célébrer, mais ils sont si loin de toi ! Mon âme est abattue au-dedans de moi… un abîme en appelle un autre au bruit de tes ondées, un abîme en appelle un autre et mon cœur appelle le tien[17].
- Apaise-toi, car je suis Elohîms, le Dieu trinitaire qui domine sur les nations et sur la terre[18], lui répondit-il. Je t'ai forcée à t'arrêter, en utilisant les difficultés qui t'ont autant déconcertée que faite souffrir… J'ai pris mon temps… mais ton amour et ta foi ont gagné en maturité. Aujourd'hui, je veux être l'objet de ta joie la plus profonde. Le processus te semble ardu, mais il est meilleur que tu ne peux l'imaginer ; car ma réponse se traduit toujours par quelque chose de meilleur. Je suis la réponse…
- En effet, l'épreuve m'a fait découvrir à quel point je manquais de sagesse, et combien j'avais besoin que tu renouvelles mon intelligence, avoua Montaine dans un chuchotement presque imperceptible.
- L'affliction en elle-même n'est pas une bonne chose, reprit-il. Mais je l'ai fait concourir à ton bien suprême, ramenant ton âme ignorante et entêtée à son repos. La foi persévérante et la soumission active constituent l'un des plus beaux fruits de l'Esprit. Or, on ne peut porter ce genre de fruit sans avoir traversé une rude épreuve.
- Ceux qui souffrent ont besoin d'entendre ta voix et de savoir, par expérience, que tu œuvres toujours dans un but précis, ajouta-t-elle, le cœur rempli de compassion envers ses parents. Car lorsque nous entendons, croyons et savons que tu es avec nous, un grand changement s'opère en nous, même si la situation reste la même. Livrés à nous-mêmes, nous avançons à l'aveuglette. Les problèmes nous obsèdent, nous dérangent et nous attristent. Nous nous raccrochons au moindre espoir, mais souvent en vain…
- Je semble alors invisible, silencieux et lointain, parce que les menaces, la douleur et les privations font entendre leur voix plus haut et plus fort, tandis que celle de la foi est à peine perceptible, lui expliqua-t-il.
- Quand la confusion et le chagrin sont omniprésents, nos prières sont comme des rengaines répétitives et dérisoires. La pression et la douleur nous absorbent complètement. Nous nous sentons glisser dans un tourbillon d'angoisses, d'amertume, de solitude et d'incertitudes, confessa-t-elle, animée par les souvenirs de ces derniers mois douloureux.
- Mais la bonne nouvelle, c'est que malgré tout, j'étais à l'œuvre pour briser la spirale descendante du désespoir et de ton écoute déficiente. Quand mes enfants souffrent, ils finissent tôt ou tard par éveiller leurs oreilles et ouvrir leurs yeux, pour m'écouter avec confiance, et voir ma main au milieu de leurs épreuves, poursuivit-il.
- Oui, on finit par voir que tu es avec nous dans la vallée, et que tu brises nos faux espoirs pour nous libérer de toutes nos illusions, avoua-t-elle la larme à l'œil.
- Ma voix a plus de profondeur que la souffrance, plus d'éclat que les ténèbres, plus de permanence que les privations, et plus de vérité que les circonstances. Ma voix donne un sens aux épreuves et transforme peu à peu mes enfants en l'image de l'homme de douleur, habitué à la souffrance : mon fils Jésus-Christ ! ajouta-t-il avant de la laisser glisser dans un profond sommeil réparateur.
1 En berrichon : Extrait d'un chant de Noël poitevin du XVIe siècle. "Au saint Noël je chanterai sans ne rien feindre. Je ne dédaignerai pas craindre. Car c'est un jour de fête ! Noël ! Noël ! Noël !"
[8] En berrichon : Diable.
1 Citation de Jean Calvin (Jehan Cauvin), théologien français, réformateur et pasteur emblématique de la Réforme protestante du XVIᵉ siècle.
[14] L'étymologie latine du mot "distraction" signifie : désunion, désaccord, et éloignement, tandis que "Divertissement" du latin "divertire" décrit l'action de détourner quelqu'un ou quelque chose de l'essentiel.
[15] Citation de Blaise Pascal, mathématicien, physicien, inventeur, philosophe, moraliste et théologien français du XVIIe siècle.
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