mercredi 27 mars 2024

6. Le bourrier de la saint Blaise

 


6

 

Le bourrier[1] de la saint Blaise

 

Mercredi 03 février 1836

 

Assise devant la fenêtre ouverte, Montaine inspira une grande bouffée d'air pur. Depuis quelques jours, un soleil éclatant brillait dans le ciel bleu et la chaleur avait fait fondre les dernières parcelles de neige. Devant la petite masure recouverte de torchis, des crocus commençaient à poindre, comme autant de promesses printanières. 

- Le jour de la Saint-Blaise est serein, bon temps pour le grain ! s'exclama joyeusement Anne Jully, tout en ajustant le surtout[2] de toile grise que son époux portait par-dessus son gilet.

La paysanne était fière, car cette année, son mari avait été élu bâtonnier par tous les céréaliers d'Aubigny. Outre la satisfaction d'avoir été choisi par ses pairs, cette ordination lui donnait le privilège de conserver chez lui, pendant toute une année, le bâton de saint Blaise. La cérémonie allait bientôt commencer à la mairie, par la remise au nouveau détenteur de la fameuse canne décorée de rubans et surmontée d'une statuette ; puis elle allait se poursuivre à l’église où le curé bénirait le pain et les fruits de la terre. Pierre et Montaine se demandaient encore comment ils pourraient se dérober à ce rituel, célébrant le patron des cultivateurs, des porchers[3] et des cardeurs. Comment pourraient-ils fuir les festivités, alors que leur père y serait honoré, et que la plupart des villageois assisteraient à l'office avant de festoyer au son de la vielle[4], autour d’un copieux repas de sanciaux[5] où le cidre coulerait à flot ?

- Quoi qu'te fais la Montaine, accotée al bouinotte ? brailla Jean-Baptiste en ajustant, tant bien que mal, son chapeau noir à larges bords sur sa tignasse hirsute. Tu vas point sortu en penet ?[6]

- Ans-y vitement [7]! ajouta son épouse en vérifiant que tous ses enfants étaient enfin prêts à se rendre à l'hôtel de ville.

- I fait son poutet, ceut quetouse [8]! grimaça Marie, agacée par l'attitude réticente de sa sœur.

Voyant la mine défaite de sa fille qui traînait en chemise de nuit, Anne Jully supposa que la jeune bergère était indisposée[9] et lui proposa de rester seule pour prendre un bon bain. Quant à Pierre, il s'était déjà éclipsé à la bergerie, feignant de soigner quelques bêtes.

Le visage cramoisi par l'impatience et la colère, le père de famille s'égosilla encore, avant de se ruer dans le jardin, entraînant derrière lui une ribambelle taciturne d'enfants endimanchés.

- Triste spectacle ! murmura Pierre. Difficile de résister à la voix du père pour obéir à celle de notre Père céleste !

Voyant sa sœur, toujours accoudée à la fenêtre, il la rejoignit :

- Tu pleures ? Sois pas si sensible, ma gazoute[10] ! lui dit-il en l'enlaçant, plein de compassion.

- Dieu m'a créée ainsi pour que j'entende bien sa voix, soupira-t-elle en contemplant le ciel sans nuage.

- L'Eternel se réjouit lorsque ses enfants enjambent le néant douloureux, sans autre appui sous leurs pieds que la parole de leur Dieu[11], ajouta Pierre, avant d'inciter sa sœur à aller s'habiller.

La jeune bergère enfila rapidement une blouse de toile brune et s'enveloppa dans son bourrâ[12] avant de rejoindre son frère dans le jardin. Mais une voix retentissante la fit tressaillir, tandis que son regard ébloui peinait à distinguer les traits réguliers et le teint hâlé de Jean Victor.

- Bonjour Mamzelle ! s'exclama le jeune meunier, qui avait retiré son chapeau de feutre à grands bords pour la saluer, dévoilant ses yeux gris ardoise et ses cheveux châtains ondulés, encadrant un large front.

Il était vêtu d'une blouse bleue et d'un pantalon de toile plissant sur ses sabots boueux. Les yeux rivés sur ses pieds crottés, elle rougit et lui demanda ce qu'il venait faire ici. Essuyant d'un revers de manche la sueur qui perlait sur ses joues, il sourit et fixa Pierre d'un regard entendu.

- Qu'est-ce que vous avez manigancé ? leur demanda-t-elle d'un ton méfiant.

Plutôt que de répondre, les jeunes hommes s'esclaffèrent et partirent en courant vers le moulin des Chollet. Alors, elle s'élança derrière eux, partagée entre un merveilleux sentiment de liberté et l'appréhension des représailles paternelles.

La voix de son Père céleste résonnait plus fort que toutes les autres, et elle ressentait une telle révérence envers lui qu'elle ne pouvait s'empêcher de lui obéir, de le respecter et de l’honorer plutôt que de se soumettre aux exigences incohérentes de son père terrestre. D'ailleurs, plus elle pensait aux rites absurdes et aux croyances incohérentes du paysan hargneux et taciturne, et plus elle avait envie de courir pour lui échapper. Cependant, elle ne parvenait pas à chasser une certaine anxiété et un sentiment de culpabilité qui la mettaient mal à l'aise. Elle savait qu'à la source de ce mal-être se cachaient son mensonge et les accès de colère fréquents de son père. D'autant plus que sa grande sensibilité et son imagination exacerbée l'amenaient à se perdre en hypothèses toutes aussi funestes les unes que les autres.

- Qui me délivrera de mes faiblesses, de mes craintes et de mes chaînes ? Avait-elle envie de hurler tout en appuyant de tout son poids dans ses sabots qui s'enfonçaient de plus en plus dans la terre mouillée.

Les cris des garçons, qui étaient arrivés au moulin, la ramenèrent à la réalité. L'hiver avait fait ses ravages. Sur les rives de la Nère, les prairies ressemblaient désormais à de vastes terrains minés. La rivière, gonflée par les pluies et la fonte des neiges, était sortie de son lit. Elle avait charrié dans ses flots, des branches, des herbes et des racines qui s'étaient agglutinées autour du moulin dans un monstrueux désordre. L'affluent de la Grande Sauldre s'était divisé en nombreux ruisseaux, qui découpaient de façon fantaisiste les prairies de fauche et les pâturages gorgés d'eau. Sous les hêtres et les trembles gisaient, en s'entremêlant, des guirlandes de ronces vigoureuses et des centaines d’herbes sauvages, hautes comme des buissons abandonnés. Devant le spectacle de ce fleuve indomptable, creusant la terre et rompant toutes ses digues, la jeune fille s'arrêta, comme paralysée. Des ânes pitoyables, attachés à des pieux dévorés par la mousse, et des oies hébétées, couvertes de boue, semblaient avoir été ajoutés là pour compléter l'effroyable décor. Désappointée, elle ne put s'empêcher de comparer ce grand désordre aux bouleversements de son cœur.

- Que sortira-t-il de bon de toute cette agitation ? se demanda-t-elle, lorsque le père Chollet surgit soudain de derrière le moulin, accompagné de Sylvain et Pauline. 

- De tels défis nous fournissent l’occasion de faire confiance à Dieu ! s'exclama le meunier, venu à sa rencontre.

Comme elle ne répondait pas, le regard perdu sur le paysage désolé, il se plaça face à elle, pour qu’elle le regarde, et lui dit :

- Notre inquiétude ne vide pas demain de nos peines, mais seulement aujourd'hui de nos forces ; alors, nous ne devons pas nous embourber dans nos craintes, mais accueillir les projets divins qui sont remplis d'espérance !

- Que ferez-vous de tous ces charfignas[13] ? bafouilla-t-elle, impressionnée par les propos pleins de sagesse du vieux meunier.

 - On a décidé de planter des pommes de terre ! lança-il avec aplomb, bien déterminé à relever le défi.

- Là ? s'étonna-t-elle en balayant du regard les vestiges des prairies et des chemins qu'elle avait, tant de fois, arpentés avec ses brebis.

Rien d'extraordinaire dans cette lande paisible, mais dans ses souvenirs, c'était un déploiement grandiose de céréales multiples, un morcellement de champs, d'herbages, de taillis et de sentiers offrant une grande variété de formes et de nuances, allant des verts les plus sombres aux jaunes les plus délicats, enveloppant le paysage comme l'aurait fait une courtepointe de patchwork douce et chaude.

- Que sont devenus les champs de seigle, d'orge et de blé ? s'inquiéta-t-elle. Où sont les rideaux de bouleaux argentés, les pâturages drus et les ouches[14] entourées de pommiers ?

- Los violets et l'étrouble sont sous le bourrier ; les arbes et les bouch'tures renversés feront du bon bois d'brûle une fois séchés [15]! répondit Sylvain d'un air arrogant qui la fit grimacer.

- C'était ça vot’ viron[16] ? demanda-t-elle à Pierre et Jean Victor, en se tournant vers eux avec une pointe d'ironie.

- Tu préférais aller à la messe de la Saint-Blaise ? la taquina son frère.

- Viens vers nous, fricoter los sanciaux al poummes et te déguertir[17] ! s'esclaffa Pauline en voyant la mine déconfite de son amie.

Soulagée, la jeune bergère suivit sa meilleure amie jusqu'au moulin, pendant que les hommes entreprirent un grand chantier de déblayage sur les rives de la Nère. Catherine les accueillit chaleureusement et leur proposa de sécher leurs bas de coton devant la cheminée, pendant qu'elle leur rapportait un pichet d'eau fraîche et un monceau de crêpes épaisses fourrées de reinettes grises caramélisées. Attablées devant la fenêtre, elles pouvaient observer les hommes et les ânes qui charriaient les troncs d'arbres emportés par la crue. C'était une grande entreprise que de drainer, assécher et mettre en culture ces rives marécageuses et insalubres. Mais le père Chollet était déterminé et rien ne pouvait l'empêcher d'assainir ces parcelles pour en faire des terres de maraîchage.

- Hum, qué fripe ! s'extasia Montaine. Fricotons avant les goulafes[18] avalent tout.

La meunière, qui avait toujours un recueil de méditations spirituelles dans la poche de son tablier, leur proposa de leur faire la lecture. Même s'ils étaient sales, usés, parfois même déchirés, les jeunes filles se délectaient de ces petits livres profonds et poétiques qui leur apportaient une réelle quiétude. Catherine les emportait partout : dans les champs, quand elle allait nourrir les oies ou traire les ânesses, au moulin ou devant sa marmite. Elle prenait toujours le temps de s'assoir pour se plonger dans ces ouvrages. Bien sûr, elle ne lisait pas autant qu'elle le voulait, car la vie au moulin était dure, mais c'était pour elle un temps privilégié d'évasion et d'édification inestimables qu'elle avait transmis à sa fille. Ainsi, Pauline avait souvent entraîné son amie dans le grenier à grain, où se trouvait dans un coin, au milieu des claies[19] de pommes grises, une maie[20] pleine de livres. C'est là, dans cette grange sombre, aux parfums âcres et sucrés, mêlés de salpêtre et d'encre violette, que Montaine avait fait la plus grande découverte de sa vie : la bible en deux grands ouvrages rouges illustrés. Ils étaient devenus ses livres préférés et ceux dans lesquels elle avait appris à lire. Confortablement installées devant l’âtre, la mine avide de mets célestes, elles attendaient le début de la lecture. La meunière faisait durer le plaisir en tournant délicatement les feuilles de son livre, se délectant de l’émoi qui s'en dégageait. Le grésillement du bois sec, l’odeur des pommes caramélisées qui avait envahi la pièce, les bougies qui diffusaient une douce lumière, un silence religieux, tout y était - même les oies, les ânes et les laboureurs s'étaient tus. Catherine toussota pour s'éclaircir la gorge et murmura :

- Quoi qu'il en soit, sachez que le livre le plus difficile que vous puissiez lire est votre propre cœur[21].

L'attention était à son comble, on n'entendait plus que la voix un peu éraillée de la narratrice et le crépitement des flammes dans la cheminée. Montaine avait tout oublié : les braillements de son père, les rancœurs de sa mère, les moqueries de Marie et les grimaces d'Etienne, l'insolence de Sylvain, la gaucherie de son amoureux, la boue qui recouvrait les rives de la Nère, les hêtres et les trembles couchés dans la glaise… Elle se sentait chez elle dans ce foyer serein, comme s'il était le vestibule du ciel, un refuge dans la tempête, une arche au cœur des eaux, flottant paisiblement vers le trône du Père. Des relations tellement spéciales s'étaient tissées entre elle et les Chollet, que seul Dieu pouvait l'expliquer. Ces gens-là n'avaient pas de mots vides à lui offrir ni d'attitude qui l'aurait retranchée dans un misérabilisme désespérant. Au contraire, tout en eux transpirait la grâce, l'amour, l'espoir et le courage d'aller de l'avant.

- Comme de vieux soldats en train de comparer leurs vieilles histoires et d'examiner leurs cicatrices, une fois arrivés dans notre demeure céleste, nous comparerons nos expériences respectives de la fidélité de Dieu qui nous a toujours soutenues à travers nos épreuves. Je ne veux pas que l'on me prenne pour la seule là-haut à ne jamais avoir souffert de douleurs et de peines, ni me sentir comme une parfaite étrangère au sein de cette sainte communauté ! Comme moi, soyez heureuses et fières d'avoir partagé les mêmes batailles, car très bientôt, vous porterez la même couronne ! Quand la vie bascule et que vivre un autre jour devient un combat épuisant, souvenons-nous que l'ennemi n'a jamais réussi à arracher des mains de Dieu le gouvernail de notre vie. Dieu sait ce que nous traversons et il a un plan pour chacune de nos existences. Reprenons courage : la bénédiction vient après la souffrance. Prenons la main divine et tenons-la bien, comme de petites filles, il nous accompagnera jusqu'au bout du chemin, restaurant nos âmes affligées au fur et à mesure que nous marcherons à ses côtés[22].

- Vous croyez que cette enfant pourrait être moi ? l'interrogea Montaine timidement.

- Bien sûr ! répliqua Catherine. Les enfants, dont il est question, sont tous ceux qui se confient pleinement en lui et ont une relation intime avec lui au point de ne jamais lâcher sa main quoi qu'il arrive…

La jeune bergère n'eut guère d'autres explications, car les hommes finirent par les rejoindre bruyamment. Tout boueux, ils réclamèrent qu'on leur serve leur ration de crêpes sur le perron, et après avoir copieusement bu et mangé, Pierre décida qu'il était temps de rentrer. Curieusement, la jeune fille n'avait plus peur de confronter son père ; elle ressentait plutôt l'immense satisfaction d'avoir respecté ses convictions sans compromis et d'avoir savouré un moment de pur bonheur en famille. Dire que cette exquise sensation n'était pas mêlée d'une pointe d'appréhension aurait été un mensonge, mais elle se sentait toutefois libre et légère. C’est donc sans l’ombre d’une hésitation qu’elle entra dans la sombre masure de torchis. Elle était absolument vide. Quel soulagement ! Finalement, Pierre eut le temps de se laver de la tête aux pieds avant qu'Anne Jully rentre avec ses enfants. Penaude, elle poussait une brouette où Jean-Baptiste cuvait son vin en dormant, cramponné à son bâton de la Saint-Blaise.

 

 

[1] En berrichon : Mélange de boue et de débris laissés par la décrue ou le dégel.

[2] Vêtement ample que l'on mettait par-dessus les habits.

[3] Salarié agricole spécialisé dans l'élevage porcin.

[4] Instrument de musique à cordes, dont on jouait par le moyen de touches et d’une roue qu’on tournait avec une manivelle.

[5] Crêpes épaisses généralement servies avec des tranches de pommes revenues dans du beurre.

[6] En berrichon : Qu'est-ce que tu fais Montaine, accoudée à la fenêtre ? Tu ne vas pas sortir en chemise de nuit ?

[7] En berrichon : Allons-y vite !

[8] En berrichon : Elle fait la moue, elle a honte.

[9] Bien des thèses de médecine consacrées à la menstruation font une large part aux croyances superstitieuses, voire aux interdits religieux entourant autrefois la femme indisposée. On croyait qu'aux approches d’une femme dans cet état, les liqueurs s’aigrissaient, les grains qu’elle touchait perdaient leur fécondité, les essaims d’abeilles mouraient, le cuivre et le fer rouillaient sur-le-champ… Ainsi, l’Église précisait que la femme qui avait ses règles devait prendre un bain complet et devait être isolée, et il était interdit à son mari de dormir avec elle dans le même lit.

[10] En berrichon : Ma fille (avec un sentiment d'admiration).

[11] Citation de Lilian Yeomans, auteure chrétienne canadienne du début du XXe siècle.

[12] En berrichon : Châle de bergère.

[13] En berrichon : Que ferez-vous de tous ces entrelacs inextricables ?

[14] En berrichon : Terres cultivées entourées d'arbres fruitiers.

[15] En berrichon : Les sentiers et les chaumes sont sous la boue ; les débris laissés par la décrue, les arbres et les haies renversés feront du bon bois de chauffage quand ils seront secs.

[16] En berrichon : votre promenade.

[17] En berrichon : manger des crêpes aux pommes et boire un coup !

[18] En berrichon : Quelle gourmandise ! Mangeons avant que les goulus…

[19] Treillis d'osier à claire-voie sur lequel on faisait sécher les fruits.

[20] Meuble rustique autrefois utilisé pour la conservation de la farine.

[21] Citation de Charles H Spurgeon.

[22] D'après un texte de Charles H Spurgeon.

5. Le vrai roi

 


5

 

Le vrai roi

 

Mardi 05 janvier 1836

 

 

En Berry, la veille de l'épiphanie, la coutume voulait que le boulanger offre le gâteau des rois, dans lequel une fève était cachée, à tous les habitants de son village. Alors même si les Chollet n'approuvaient guère cette tradition païenne, ils n'y dérogeaient pas. C'était même pour eux une opportunité de choyer les familles d'Aubigny-sur-Nère qui n'avaient pas les moyens de s'acheter la fameuse tourte de pâte feuilletée fourrée d'amandes pilées. En ce début d'année, cet acte de charité leur permettait d'aller visiter chacun de leurs concitoyens, de prendre de leurs nouvelles et de subtilement leur donner une parole d'encouragement puisée dans la bible. Et leur tournée se terminait toujours par la famille Gaugue, qui les invitait à diner.

Montaine attendait fébrilement cette soirée conviviale, propice aux échanges plus édifiants et affectueux que d'ordinaire, et qui rassemblait tous ceux qu'elle chérissait. Tout aussi impatient, Jean-Baptiste tentait de se calmer en mondant des noix qu'il partageait avec Louis et Justine. Depuis quelques années, en tant que doyen des convives, c'est lui qui présidait fièrement le tirage des rois. Et comme de coutume, il prenait plaisir à raconter comment se déroulaient les festivités avant la révolution de 1789. Joignant de nombreux détails pittoresques et hilarants à son récit, il dépeignait cette époque révolue où les rois et les reines des fèves déambulaient dans les rues, suivis de leur panetier et de leur bouteiller. Tous se goinfraient et s'enivraient sous les acclamations de la foule en liesse qui criait à tue-tête : "Le roi boit ! La reine boit ! " Il décrivait le cortège animé par les pitreries du bouffon qui dansait et gambadait autour des souverains, en leur jetant des poignées de farine. Il brossait le portrait de cet énergumène déguisé en arlequin qui s'ingéniait à les faire rire à grands renforts de grimaces et d'espiègleries, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans la nef de l'église. Il relatait comment, à la place des vêpres habituelles, des acteurs jouaient en patois "Le mystère des trois rois " - Gaspard, Melchior et Balthazar - pendant que des ménestrels jonglaient sur le parvis. Et il s'animait encore plus quand, finalement, il décrivait la façon dont le peuple raillait le curé et se livrait à de grandes insolences contre lui. Un sourire aux lèvres, son épouse l'écoutait avec condescendance, jusqu'au moment où elle ne pouvait s'empêcher d'intervenir pour le calmer, et expliquer aux enfants qu'à cause de tous ces débordements, les festivités ecclésiales de l'épiphanie furent proscrites.

Dépossédé de son auditoire, le père de famille bougonna en se servant une coquelle de cidre, et sortit pour chercher quelques bûches, afin d'entretenir le feu dans la cheminée. Il revint bientôt, ragaillardi par le froid, en compagnie de ses chers amis les Chollet :

- Avisez-don c'te biau gâtiau[1] ! s'exclama-t-il en admirant l'immense tourte dorée portée par Sylvain.

Anne Jully se pressa d’installer ses amis autour de l'immense table de chêne qui trônait au milieu de la pièce. Jean-Baptiste et son ami meunier présidaient l'assemblée, entourés de leurs fils respectifs : Pierre, Etienne et Louis Gaugue, ainsi que Sylvain, Jean Victor et Auguste Chollet. À l'autre extrémité de la table, se trouvaient les mères de famille avec leurs filles : Pauline Chollet, Justine, Marie et Montaine Gaugue. Pour l'occasion, la jeune bergère avait préparé une soupe de sucrine du Berry[2], et sa mère avait réchauffé des alouettes confites dans la graisse. Tout en mangeant goulument, ils discutèrent des dernières festivités de Noël, de la chasse aux alouettes, des brebis et surtout des céréales qui faisaient la fierté de tous les hommes de cette tablée. Puis, lorsque le moment de couper le gâteau fut venu, la cadette de la maisonnée s’accroupit sous la table et Jean-Baptiste lui demanda :

- Pour qui cette part ?

- Au bon Dieu ! s'exclama Justine, tout excitée de participer pour la première fois à ce cérémonial.

- La part à qui ? répéta son père qui se prêtait joyeusement au jeu.

- A la Catherine ! jubila l'enfant qui avait une grande admiration pour la mère Chollet.

Tour à tour, tous les convives furent cités et reçurent leur part de gâteau. Lorsque Jean Victor trouva la fève, son regard balaya nerveusement la pièce et son visage s'empourpra. Tandis qu’il cherchait sa reine d'un jour, son cœur s’emballa. Oserait-il choisir Montaine et ainsi dévoiler ses sentiments envers la jeune bergère, ou se conformerait-il aux sages attentes des siens en désignant sa mère ou sa sœur ? Comprenant son hésitation, la jeune fille baissa la tête dans son assiette, et ne la releva que lorsqu'elle entendit le bruit de la fève, plongeant dans sa coquelle. Stupéfaite, elle faillit s'étrangler, alors que tous riaient à gorge déployée. Par ce rituel, il l'avait choisie au nez et à la barbe de leurs pères respectifs ; et ceux-ci, plutôt que de s'en offusquer, remplissaient leurs coquelles de cidre et les entrechoquaient pour trinquer.

- Le roi boit ! La reine boit ! s'écria Pierre en incitant sa sœur à lever, elle aussi, sa coquelle.

- Avisez-don c'te biau gâtiau qu'il est dessur la table ! entonna alors Etienne. Ah ! Dounez, dounez-nous-en donc, fates-moué pas attende. Dounez-moué la fill' d'la maison. C'est ben la plus gente[3] !

Montaine se réjouissait de savoir que, depuis la fin de la Révolution française, l'heureux roi n'ait plus à défiler au bras de sa reine pour se rendre à l'église au son des trompettes, des tambours et des cloches carillonnant à toutes volées. Déjà cette chanson populaire la mettait tellement mal à l'aise, qu'elle se serait bien éclipsée dans un trou de souris pour y échapper. Heureusement, comme à son habitude, Pierre vola à son secours, en tapant sur son assiette avec son couteau pour obtenir le silence. Puis, s'étant levé, il s'éclaircit la gorge, et sortit de sa poche douze pièces d'argent qu'il tendit à Pauline :

- Par ce douzain[4], eul père Chollet, je demande la main d'vot' fille la Pauline.

Le meunier se leva d'un air grave et lui répondit d'une voix retentissante qui les fit tous tressaillir :

- En Berry, les amoureux doivent d’être patients. Amener le père à marier sa fille ou à vendre son champ n’est pas l’affaire d’un instant…

- J'attendrai qu'el ave son âge[5]  pour la marier, bredouilla Pierre, décontenancé par les propos et l'imposante carrure de son futur beau-père.

Un silence pesant se fit dans la maisonnée. Le père de Pauline réfléchissait. Puis, toisant le jeune homme des pieds à la tête, il finit par s'exclamer d'un ton solennel :

- La demande prononcée, je déclare les accordailles[6] ! Nous verrons plus tard les détails du mariage… pour l'instant, réjouissons-nous !

Tous applaudirent et se levèrent pour féliciter les fiancés. Se serrant dans les bras les uns des autres, ils se congratulèrent et s'embrassèrent, heureux d'unir leurs familles. Bousculée dans ce tourbillon d'enthousiasme tapageur, Montaine observait sa meilleure amie, enveloppée dans son fichu blanc et son tablier d'incarnat. Elle semblait illuminer toute la pièce. Soulagé par la tournure qu'avaient prise les évènements, Pierre trônait à son bras, esquissant un sourire béat. On voyait bien que ces deux-là étaient fortement épris l'un de l'autre.

- Il fera un joli marioux[7], se dit-elle en croisant le regard ému et brillant d'amour de son frère.

Profitant du tumulte général, Jean Victor s'approcha furtivement de la jeune bergère et lui chuchota à l'oreille :

- Aujourd'hui, ils sont les rois, mais ça viendra que ce sera nous.

Prise au dépourvu, la jeune bergère serra un peu plus fort la fève qu'il avait, tout à l'heure, jeté dans sa coquelle, et ne sut quoi lui répondre. Bouleversée par cet aveu, elle prétexta devoir mettre Louis et Justine au lit, pour s'éclipser. Puis, ayant rapidement bordé les petits, elle prit une lanterne et se réfugia dans la bergerie. Se traçant un chemin parmi le troupeau, elle se pelotonna dans une botte de paille pour se remémorer ces derniers instants. Curieuses, quelques brebis s'approchèrent et formèrent autour d'elle un épais matelas de laine bien rembourré qui se soulevait et s'affaissait tranquillement au gré de leur respiration. L'odeur de la paille et la chaleur de leur corps lui firent oublier la froideur de l'hiver. Elle aurait aimé s'endormir là, en savourant pleinement le bonheur partagé de Pierre et Pauline et en se délectant des confessions pleines d'amour de Jean Victor. Elle ne cessait de repasser ces précieux moments sur son cœur, jusqu'à ce que son matelas de brebis semble se défiler.

- Où ça qu't'étains rencoignu ma crepette ? T'as encore ripé[8] ! l’interpela Pierre à voix basse, en passant la tête dans l'encadrement de la porte. Los Chollet sont partis… Dis mé à cause donc qu't'là[9] ?

- J’étais à friper mi achette d'bonheur, frise-poulet[10] ! répondit-elle, en lui tendant les bras, afin qu'il la rejoigne sur sa botte de paille.

- T'as l'air toute gaite, mais t'es point sortab, ma chtite reine[11] !  la taquina-t-il, en frictionnant sa chevelure éparse.

- J’ai reçu la fève, mais c'est toué l'roi ! lui dit-elle en enfonçant sa tête contre son torse, à la façon d'un jeune cabri.

- Niarouse ! tu m'chines[12], tu sais bien que non ! soupira-t-il en rejetant la tête en arrière comme s'il contemplait le plafond. Le seul Roi que je connaisse habite aux cieux…

- T'as raison, admit-elle en balayant des yeux son refuge de fortune, fait de fragments de planches, de zinc et de terre battue.

- Ravise[13] ça que la Pauline m'a donné, lui dit alors Pierre, en sortant de sa poche une lettre écrite à la plume.

- Un mot doux ? le taquina la jeune fille intriguée.

- Mieux que cela ! murmura-t-il d'un ton mystérieux. Pour marquer le jour de nos accordailles, Pauline a recopié la page d’un recueil de méditation quotidienne qui appartient à sa mère. L'exhortation du 5 janvier commence par le verset de Luc 3.4 et 5. C’est la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez ses sentiers. Toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline sera abaissée ; ce qui est tortueux sera redressé, et les chemins raboteux seront aplanis. La voix criant dans le désert réclamait de préparer le chemin du Seigneur. Prenons garde à cette proclamation, ouvrons notre cœur à la grâce du Seigneur et veillons avec une grande attention aux quatre directions contenues dans ce passage des écritures. Toute vallée sera comblée : nous devons donc rejeter toutes pensées qui abaissent et avilissent Dieu. Il nous faut abandonner nos doutes et nos désespoirs, ainsi que répudier notre propre gratification et les délices de notre chair. Un chemin de grâce doit venir enjamber ces profondes vallées. Toute montagne et toute colline seront abaissées : l’orgueil de mon indépendance vis-à-vis de Dieu et la suffisance assurée de mon propre zèle doivent être aplanis afin de tracer une voie pour le Roi des rois. Dieu ne communie jamais avec les pécheurs qui s’attachent à leur arrogance et à leur mépris. Le Seigneur considère les humbles, et il visite ceux qui ont le cœur repentant, alors que les orgueilleux lui sont une abomination. Implorons le Seigneur afin qu’il nous ramène dans la bonne voie ! Ce qui est tortueux sera redressé : le cœur chancelant doit emprunter le chemin droit qui lui est indiqué, celui de la résolution pour Dieu et pour la sainteté. Les hommes irrésolus sont étrangers au Dieu de vérité.  Prenons donc garde d’être honnêtes et vrais en toutes choses, car nous sommes sous le regard du Dieu souverain. Les chemins raboteux seront aplanis : il faut ôter les obstacles du péché et arracher les ronces de la rébellion. Un si noble invité ne doit pas rencontrer de bourbier ou de sol rocailleux quand il vient nous honorer de sa présence.

- C'est beau ! l'interrompit Montaine les yeux remplis de larmes. Quelle grâce d’avoir Pauline pour femme !

- Quelle grâce que Dieu soit notre Roi ! la reprit Pierre, avant de poursuivre sa lecture. La souveraineté divine opère toujours en coulisses. Les hommes accomplissent ce que Dieu avait décidé à l'avance dans sa puissance et sa volonté. Mais cela ne les décharge pas pour autant de leurs responsabilités. Dieu n'est jamais l'auteur du mal, mais il n'échappe pas à son contrôle. La souveraineté de Dieu et la responsabilité de l'homme sont directement liées à la nature de Dieu. Si Dieu était seulement souverain, nous serions fatalistes. Si Dieu était uniquement personnel, il ne serait pas transcendant, souverain et omnipotent. Dieu est à la fois transcendant et personnel. Il est de toute éternité, il se situe hors du temps et de l'espace, il règne sur l'ouvrage de ses mains et il est aussi notre Père et notre Seigneur avec qui nous avons une relation personnelle. Ô, puisse le Seigneur trouver ce soir en nos cœurs un chemin préparé par sa grâce, afin qu’il avance en triomphe jusque dans les moindres recoins de notre âme, dès le début de cette année jusqu’à son dernier jour[14] !

- Voui, proclama Montaine, ça viendra vitement un temps où Dieu dépatouillera nout virevions bidrouilloux et caribotus[15]

- Et i détapera los aronzes et los charfignas du nout violets, renchérit son frère rempli d'espoir et de foi[16].

- Ben mon cadet ! Quelle sarnée ! s'exclama la jeune bergère. Vons s'coucher, j’suis débesillée et demain à l'aube, il faudra tirer les oueilles pour les mener au bélier[17] !

 

Suite



1En berrichon : "Regardez donc ce beau gâteau !"

[2] Variété régionale de courge qui se reconnaît grâce à sa forme de poire et à sa couleur verte virant au beige cuivré à maturité. Sa chair de couleur orange vif est fine, dense (non farineuse), douce et légèrement musquée.

2 En berrichon : "Regardez donc ce beau gâteau qui est sur la table. Ah ! Donnez, donnez-nous-en donc. Ne me faites pas attendre. Donnez-moi la fille de la maison. C'est la plus gentille !"

[4] En Berry, quand une jeune fille se mariait, sa famille ou celle de l'époux devait lui donner une bourse où se trouvaient douze pièces ou douze douzaines de pièces ou douze cents pièces d'argent ou d'or.

1 En berrichon : qu'elle soit majeure.

2 En berrichon : Les fiançailles (dans ce cas précis, elles dureront 3 ans).

3 En berrichon : Il fera un excellent mari.

[8] En berrichon : Où étais-tu cachée ma petite grenouille (surnom affectueux) ? Tu t'es encore esquivée !

[9] En berrichon : Dis-moi pourquoi es-tu là ?

3 En berrichon : "J'étais en train de savourer mon assiette de bonheur. + Terme affectueux et ironique."

4 En berrichon : "Oui, tu as l'air toute joyeuse, mais tu ne sais pas te conduire en société, ma petite reine !"

5 En berrichon : "Nargueuse ! Tu me taquines, tu sais bien que non !"

3 En berrichon :"Regarde ce que Pauline m'a donné "

1 Extrait d'une méditation du soir de Charles Spurgeon, prédicateur baptiste britannique du XIXe siècle.

[15] En berrichon : Oui, viendra le temps où Dieu s'occupera de nos trajets sinueux et cahoteux…

[16] En berrichon : Et il arrachera les ronces et les entrelacs de racines inextricables de nos sentiers.

[17] En berrichon : Terme affectueux adressé à un frère ou à un fils ! Quelle soirée ! Allons-nous coucher, je suis épuisée et demain matin il faudra traire les brebis pour les mener au bélier (pour qu'elles aient des petits).

Lily Bellule et Hippo-Tamtam

  Lily Bellule et Hippo-Tamtam Un conte poétique sur l'hypersensibilité émotionnelle Sophie Lavie (auteure et illustratrice)   Ja...