mardi 20 août 2024

Epilogue (Le secret d'Augustin)

 

Épilogue

 


En octobre 1857, Augustin fut muté à Boissy-le-Sec, à quarante-deux kilomètres de Friaize. C'était une commune un peu plus grande, à la limite de la Beauce et des côteaux de Hurepoix[1]. Il y enseigna jusqu'à sa retraite, à la veille de la guerre franco-prussienne qui opposa, du 19 juillet 1870 au 28 janvier 1871, la France à une coalition d'États allemands dirigée par la Prusse. A cette époque, Marc Emmanuel était déjà maître-adjoint à Chartres, faubourg d'Illiers. Après avoir étudié dans cette école normale, durant trois années, il y enseigna durant vingt ans.

Pendant les grandes vacances de l'année 1870, l'école normale fut occupée par des compagnies de soldats mobiles qui s'exerçaient, recevaient leur équipement, et apprenaient le maniement des armes, avant de rejoindre l'armée française. Le 21 octobre, les Allemands arrivèrent à Chartres et occupèrent les locaux jusqu'au 8 décembre. En partant, ils emportèrent tous les lits, afin de constituer leurs postes de secours sur d'autres points de la ville. Du 8 décembre 1870 au 16 mars 1871, tout comme l'Hôtel Dieu et Saint-Brice[2], l'école normale fut transformée en poste avancé français. Au plus près du front, elle était capable d'accueillir des soldats blessés pour les premiers soins, avant leur évacuation vers un hôpital militaire. L'École, dépouillée de tous ses lits, avait reçu avec gratitude des dons volontaires et de généreuses assistances[3].

C'est là qu'arrivèrent, la nuit du 2 décembre, à une heure avancée, les blessés de Loigny[4], cahotés dans des carrioles, transis de froid, gémissants et couverts d'horribles blessures. Leurs habits déchiquetés se confondaient avec leurs chairs meurtries, et des lambeaux de leurs pantalons et de leurs grands manteaux à capuchon avaient pénétré dans les plaies, avec les balles et les éclats d'obus. La sollicitude et la vigilance du vieux Jean-Baptiste Person et de sa femme Pauline ne se démentirent pas. Avec Marc Emmanuel Laigneau, ils vécurent au milieu des malades, les encourageant et les consolant à leur chevet. Ils assistèrent parfois les chirurgiens dans la salle des opérations, et dissimulèrent ceux qui étaient guéris, et que les autorités prussiennes voulaient ressaisir comme prisonniers de guerre[5].

            En 1872, Marc Emmanuel épousa une jeune paysanne beauceronne de dix-neuf ans, qui s'appelait Marie-Amélie. Il l'avait connue à l'école normale où elle avait été embauchée comme aide-cuisinière. Ses témoins de mariage furent Jean-Baptiste Person et Ernest Noury, maitre-adjoint de l'école normale, mais aussi chef de division à la préfecture d’Eure-et-Loir et inspecteur des enfants trouvés. Marc Emmanuel et Marie-Amélie emménagèrent au 33 rue du grand faubourg à Chartres, où naquit un an plus tard leur fils unique : Gaston. En 1886, Marc Emmanuel fut muté à Troyes, dans l'Aube, en tant que directeur de l'école normale d'instituteurs. Il y resta jusqu'à sa retraite en 1907. Puis, il rejoignit son fils, qui était percepteur à Gonneville-la-Mallet[6]. Il y mourut subitement, le 8 février 1911, à l'âge de 64 ans[7].

En 1843, Jean-Baptiste et Pauline eurent un fils, qu'ils appelèrent Paul Léonce. Il épousa une jeune Parisienne nommée Zoé en 1873, avec qui il eut trois enfants : Louise, François et Pauline. Il fut professeur de français aux lycées Saint Louis et Condorcet à Paris, et écrivit une biographie sur la vie de son père en 1877 (rééditée en avril 1884). En 1885, il perdit son fils âgé de cinq ans. Il mourut l'année suivante, alors qu'il n'avait que 43 ans, et que sa fille Pauline avait trois mois.

- Que restera-t-il de nos combats et de nos entreprises ? s'étaient demandé Jean-Baptiste et Augustin, lors de leurs longues conversations nocturnes, dans le bureau du jeune directeur. Que restera-t-il quand les lois du modernisme, les guerres et les progrès du présent siècle auront effacé notre mémoire et tous nos efforts ? Pourrons-nous transmettre, au-delà de nos vies, quelques traits de nos caractères bien trempés ? Que restera-t-il des directions intellectuelles et morales inculquées à nos fils et à nos élèves ? Sauront-ils voir, comme nous, la providence divine dans les circonstances et les opportunités qui nous ont amenés à nous rencontrer et à enseigner ? Dans une certaine mesure, volontairement ou à son insu, qui portera encore notre empreinte et surtout l'empreinte de notre Maître ?

Paul Léonce et Marc Emmanuel prouvèrent par leur vie et leurs écrits qu'ils suivirent la voie de leurs pères. Mais ensuite, qu'advint-il ? Tout ce que je puis dire, c'est que Gaston, le petit-fils d'Augustin, perdit le fil de la vie divine et tous ces trésors avec lui. Le secret que partageaient Pierre Thomin, Louise, Augustin et Jean-Baptiste, et qu'ils révélaient volontiers, à qui avait des oreilles pour l'entendre, me fut révélé cent cinquante ans après qu'Augustin l'ait découvert. L'avez-vous trouvé dans ces lignes dévoilant des histoires oubliées depuis trop longtemps ?

Je vous laisse y réfléchir en vous donnant un dernier conseil de la part de Jean-Baptiste Person :

- Il y a une expression que répètent sans cesse l'ignorance, la routine, la paresse, la mauvaise volonté, un mot terrible qui fait avorter le bien partout. Et cette formule cruelle et railleuse est "C'est impossible". Que répondre à cela ?  Rien. Mais que faire ? Se mettre à l'œuvre à l'instant, et démontrer le possible par la preuve invincible des faits accomplis par le Dieu invisible.



[1] Contrée du gouvernement de l’Île-de-France, aujourd'hui l'Essonne.

[2] Hôpital et abbaye de Chartres.

[3] Les docteurs Adolphe et Marcel Lelong assistés par le maître-adjoint Marc Emmanuel Laigneau, les élèves Brosseron et Nalot et quatre sœurs de Saint Paul.

[4] La bataille de Loigny s’est déroulée au nord d’Orléans ; elle marqua la fin de la campagne de la Loire et la défaite finale de la France.

[5] Ce paragraphe racontant un épisode de la guerre franco-prussienne est tiré de la biographie de Paul Léonce Person, le fils de Jean-Baptiste.

[6] Ville de Normandie, près d'Étretat.

[7] Mon arbre généalogique ne mentionne pas les dates de décès d'Augustin, de Louise, de Stanislas, de Marie ni de Louis.

8. Un homme à Dangers

 

Chapitre 8

 

Un homme à Dangers

 


"Alors Renommée, Fortune et Pouvoir[1],

N’auront aucune portée sur ta vie,

Et, ce qui vaut mieux que la richesse

et la gloire

Tu seras un homme, mon fils."

 Rudyard Kipling


En juillet 1841, Augustin obtint son brevet de capacité à enseigner. Et peu avant la rentrée scolaire [2], il fut affecté à l'école primaire de Dangers, un petit village d'Eure-et-Loir, situé à sept kilomètres de la ferme de ses parents à Saint-Aubin-des-Bois. Une nouvelle fois, l'aiglon dut prendre son envol et quitter son nid. Et quel nid ! L'école faubourg d'Illiers avait été pour le jeune homme un refuge sans égal, un bastion formateur, une garnison fraternelle, une tour forte qu'il ne pouvait oublier, et qu'il eut du mal à lâcher. Plus que la ferme familiale ou le château de Monsieur de Fontaine, cette école normale d'instituteurs avait marqué sa vie à jamais.

Loin de Jean-Baptiste et de tous les professeurs, il devait maintenant faire ses preuves, et restituer à ses élèves tout ce qu'il avait appris. Quel défi ! Et comme si cela ne suffisait pas, il fallait qu'il retourne dans le milieu rural, rustre et inculte, où il avait grandi, tout en commençant à bâtir sa vie maritale. Car finalement, même s'il avait épousé Louise deux ans plus tôt, il n'avait jamais vécu en couple. Il était vraiment temps qu'il retrouve la jeune femme qui l'attendait impatiemment depuis si longtemps. Elle avait perdu son père le neuf septembre de l'année passée, et Monsieur de Fontaine était décédé en avril dernier. Son épouse avait décidé de vendre la propriété de Fontaine-la-Guyon et de congédier le personnel. Tout changeait. Même le vieux bourrin sauvé de l'équarrissage était mort. Toutes les choses, tous les êtres, auxquels Augustin s'était un jour attaché, semblaient s'évanouir comme neige au soleil. Il était donc temps d'aller de l'avant et de ne plus regarder en arrière.

Le jeune couple fut logé dans une petite maison, attenant à la mairie de Dangers. Dès qu'on y entrait, on se retrouvait face à une cheminée, à côté de laquelle se trouvait un lit en alcôve[3], garni d'un matelas de laine. Au centre de la pièce, trônait une table en chêne avec son banc, et contre le mur de gauche, se dressaient une armoire et une commode pour le linge.  À droite, se trouvait un bahut à vaisselle avec un dressoir, contenant des marmites, deux assiettes, deux gobelets et un pichet. Avec bonheur, Louise y ajouta la ménagère[4] en argent que son père lui avait offert. Elle prit un grand plaisir à s'installer dans cette modeste demeure. Avec ses économies, elle avait acheté un édredon, un traversin et deux oreillers. Elle amena aussi son trousseau composé de nombreux draps et taies d'oreillers en chanvre, qu'elle avait brodés de ses initiales entrelacées à celles d'Augustin. Il y avait aussi deux nappes, une vingtaine de serviettes de table et autant de torchons en lin, de mouchoirs, de napperons et de serviettes de toilette[5], qu'elle empila joliment sur les étagères de l'armoire. Après avoir vécu deux longues années dans une chambre de bonne au château de Fontaine-la-Guyon, elle était heureuse de se sentir enfin chez elle, avec son Augustin. Et tant pis s'il râlait face à la quantité extravagante de linge qu'elle avait amené avec elle. Il ne se rendait pas compte que tous ces corsages, chemises de nuit, cache-corsets, corsets, culottes, jupons, bas, cols et manches lui étaient utiles, puisqu'elle ne pouvait pas faire la lessive aussi souvent qu'elle le désirait[6]. Elle veilla à donner à cette pièce un aspect intime et chaud, en l'agrémentant de quelques bibelots qu'elle avait hérité de sa mère, en ajoutant des rideaux aux fenêtres, et en jetant sur son lit une épaisse courtepointe[7]. Attenant à cette petite chaumière, ils disposaient aussi d'un cellier, d'un bûcher pour entreposer leur bois, et d'un clapier pour y élever des lapins. Ce n'était pas luxueux[8], mais au moins, ils étaient chez eux. Et tous leurs trésors, s'ils n'étaient pas matériels, étaient dans leurs cœurs, remplis d'amour, de courage et d'espoirs. 

A cause de son statut d'instituteur, la plupart des paysans considéraient Augustin comme un homme de pouvoir. Certes, son langage, sa tenue impeccable et son instruction lui donnaient fière allure, mais il ne devait espérer ni gloire ni fortune, et se contenter de l'austère plaisir de servir son prochain. Alors qu'il était charretier, il percevait un salaire mensuel de huit cents francs. Mais en tant que maître d'école, il ne recevait que deux cents francs de la commune. Il était censé percevoir quatre-cent-cinquante francs de la part des parents d'élèves, mais seulement à condition qu'ils ne payent pas l'écolage[9] en légumes, et veuillent bien scolariser leurs fils.

Dangers n'était qu'un petit village[10], et c'était la première fois que l'école primaire y accueillait un véritable instituteur diplômé, alors Augustin savait à quoi s'en tenir. L'école étant payante et non obligatoire, il lui fallait obtenir la confiance des paysans et les convaincre de l'utilité de l'instruction. Le roi Louis Philippe avait lui-même promulgué une loi, selon laquelle les enfants de huit à douze ans pouvaient travailler huit heures par jour dans les manufactures, les ateliers ou les champs, à condition qu'ils ne commencent pas avant cinq heures du matin et ne finissent pas après neuf heures le soir. Alors pourquoi des parents se seraient-ils privés de salaires complémentaires ou de jeunes bras pour les aider aux travaux des champs ?

Toutefois, Monsieur Travers, le maire du village, avec l'aide du charpentier, avait transformé une ancienne grange en salle de classe. Ils y avaient installé un poêle à bois, deux placards pour les fournitures scolaires, une estrade sur lequel trônait un bureau de maître, dix bancs-tables pouvant recevoir vingt élèves, trois tableaux noirs, des craies, une carte de France et un compas de bois. À cette époque et en milieu rural, c'était un immense privilège qu'Augustin salua avec beaucoup de gratitude.  Il savait que les locaux scolaires, à la charge des communes, étaient habituellement délabrés et insalubres, et que le mobilier, non imposé aux communes, se limitait au strict minimum - les maîtres devant bien souvent équiper l'école eux-mêmes. Avec surprise et une joie non dissimulée, il découvrit aussi une étagère, sur laquelle avaient été disposés avec soin une bible en deux volumes, un livre sur la vie de Jésus-Christ, un évangile de Jean illustré, un psautier[11], ainsi que la civilité[12] de Mathurin Cordier.

Puisqu'il connaissait bien ses ouailles, Gaspard Travers proposa aussi à Augustin de travailler à la mairie, en tant que secrétaire et écrivain publique, pour deux cent cinquante francs supplémentaires. Bien qu'il fut infiniment reconnaissant envers cet homme de bon sens, généreux et bienveillant, le jeune instituteur savait que tout n'était pas gagné. S'il avait connu les classes surpeuplées des écoles annexes de Chartres, il expérimenta bientôt la désertion des élèves en milieu rural.

En liés et déliés, de sa plus belle écriture, Augustin inscrivit la date du jour sur le tableau noir : "Vendredi 1er octobre 1841". C'était la rentrée, et le jeune instituteur s'était levé à l'aube pour allumer le poêle à bois, au milieu de la salle de classe. Avec ses maigres économies, il avait acheté quelques livres d'arithmétique et de lecture, un planisphère, un boulier et une collection de poids et mesures, qu'il déposa sur son vaste bureau, à côté du journal de classe fourni par la commune[13]. Puis avec précaution, il remplit les encriers et déposa les porteplumes, les cahiers, les buvards neufs et les ardoises sur chaque table.

- Il faudra, lors de nos promenades, que nous ramassions une collection de minéraux, de bois et de végétaux de cette contrée, pour agrémenter la classe. Et peut-être parviendrai-je à empailler quelques oiseaux et gibiers trouvés dans cette campagne, se dit le jeune instituteur en repensant avec nostalgie aux leçons de choses de Jean-Baptiste.

Augustin était censé donner des leçons de lecture, d'écriture, d'orthographe, d'arithmétique, d'arpentage[14], d'histoire et de géographie, de sciences physiques et naturelles applicables aux usages de la vie, d'hygiène, de dessin, de chant et de gymnastique, ainsi que des instructions élémentaires sur l'agriculture, le nivellement[15], le système légal des poids et mesures et l'industrie ; mais il se doutait bien que les débuts seraient laborieux, et qu'il devrait certainement se contenter de leur apprendre les rudiments, comme l'alphabet et quelques notions de calcul. Avec des feuilles de papiers et de l'encre de couleur, il avait l'intention de confectionner un superbe abécédaire, digne des leçons de l'illustre calligraphe Jacques Person. Face à la liste des élèves que le maire lui avait remis, il avait longuement réfléchi à la citation qu'il désirait partager avec ces jeunes paysans, en ce premier jour d'école. Désirant les intéresser à la lecture et à l'écriture,  il avait finalement choisi un proverbe, vantant les mérites des traces écrites, toujours plus probantes que la mémoire parfois défaillante : "L’encre la plus pâle est plus forte que la plus forte mémoire."

A huit heures, il sonna la cloche suspendue à côté de la porte de l'école, et les élèves, âgés de six à seize ans, arrivèrent rapidement, vêtus d'une blouse noire, par-dessus leur gilet à manches. Ils portaient aussi une casquette, un gros cache-nez autour de leur cou, des sabots remplis de paille pour avoir bien chaud toute la journée, et sous le bras, un panier contenant leur déjeuner. Ils n'avaient pas encore de cartable, mais Augustin avait l'intention de leur expliquer, plus tard, l'utilité de cette sorte de gibecière dans laquelle ils pourraient ranger, un jour, leur plumier et leurs cahiers.

Après les avoir salués, il fit l'appel pour mettre un nom sur chaque visage, et vérifier qu'ils avaient bien fait acte de présence. Ils étaient tous là, plein d'attentes et d'anxiété, attentifs, respectueux, et intimidés : Anastase, Benoît, Charles, Désiré, Eugène, François, Gaston, Hyacinthe, Isidore, Jean, Louis, Mathurin, Nicolas, Onisiphore, Pierre, Rémy, Stanislas, Toussaint et Valérien.

- Il est bon que la prière soit notre première et notre dernière occupation de la journée, leur expliqua alors Augustin. Il faut écarter la pensée fausse et trompeuse que si on attend un peu, dans une heure ou plus, si on termine d’abord ceci ou cela, ensuite, on priera mieux. Si nous accueillons cette pensée, la journée se passera à l’accomplissement de tâches diverses sans que nous priions[16].

Et comme les élèves le regardaient avec des yeux ronds comme des billes, il illustra ses propos par un exemple de la vie de tous les jours :

- Lorsque votre père est en train de se raser, il doit fixer toute son attention sur le coupe-choux[17] et sur sa barbe. S’il ne fait que parler, regarder ailleurs ou penser à autre chose, il risque fort d’entailler sa bouche ou sa gorge. Ainsi, pour faire quelque chose de bien, il faut y impliquer tout son être. Car celui qui pense à trop de choses ne pense à rien et n’accomplit rien de bon. A plus forte raison, la prière, pour être une bonne prière, doit être seule à occuper totalement le cœur. Et si vous parvenez à vous concentrer sur Christ dès le matin, tout le reste de la journée, vous conserverez l'application, l'attention et les capacités d'accomplir tout votre travail. Parole d'homme, je vous l'assure ! ajouta-t-il, pour les persuader de la véracité de ses propos.

Ces petits paysans replongeaient Augustin dans ses souvenirs : il se revoyait, lui avec son frère, lorsque la tête pleine des travaux des champs, ils usaient leurs fonds de culottes sur les bancs de l'école de Saint-Aubin-des-Bois. Ils étaient comme eux, ignorants, insoucieux, un peu comme ces solides chevaux de trait que leur père conduisait dans les champs, et qui traçaient des sillons rectilignes dans leurs terres sans se poser de question. Il les comprenait, il les aimait ses gamins morveux, robustes, mal dégrossis et taiseux comme les plaines beauceronnes. Il aurait aimé de toute son âme et de toutes ses forces leur transmettre un peu de sa flamme, un peu de ses connaissances. Tant de chemin avait été parcouru depuis la ferme de Stanislas et Marie !

Louise avait embrasé son cœur d'un feu qui dépassait les passions amoureuses, elle l'avait connecté à la source de l'amour divin. Puis Jean-Baptiste lui avait fourni toutes les bûches nécessaires pour entretenir ce brasier. Que restait-il du petit Augustin qui s'appliquait à déchiffrer son abécédaire, aux côtés de son cadet ? Il était devenu un homme mature, cultivé et réfléchi ; un homme, dans le cœur duquel de bonnes semences avaient tout simplement germé. Monsieur de Fontaine avait misé sur lui parce qu'il avait perçu, ce que personne d'autre que Louise n'avait vu : un potentiel. Mais à bien y réfléchir, c'était bien plus encore, c'était un véritable pot en ciel. C'était une réserve divine dans laquelle il avait pu puiser par la foi.

Pierre Thomin avait montré le chemin à sa fille, et Louise lui avait, à son tour, révélé ce sentier de justice tracé par Christ, qui menait à la présence même du Père éternel. Sur cette voie, différente de toutes les autres, Jean-Baptiste avait été un compagnon de voyage remarquable, un puissant soutien, un porteur de lanterne éclairant leurs pas. Et Dieu avait préparé des œuvres pour eux afin que chacun les accomplisse[18]. Il fallait maintenant qu'il illumine sa propre classe, qu'il trouve dans son « pot en ciel » de quoi nourrir ces gamins, qu'il leur montre le chemin, même si ce n'était que pour un temps, quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Il lui fallait se montrer judicieux, sage et discipliné pour ne pas perdre le fil de sa vocation, pour ne pas se décourager face aux désertions, aux inexpériences et aux inaptitudes de ces enfants qui avaient d'autres prérogatives. En définitive, tous n'étaient pas appelés à devenir instituteurs, médecins ou administrateurs. La plupart comme leurs pères demeureraient à Dangers toute leur vie, et perpétueraient le métier de leurs ancêtres : berger, agriculteur, charretier ou maréchal ferrant. La plupart ne seraient pas assidus à l'école, parce qu'ils devraient assurer les labours, les moissons ou la tonte des moutons. C'est pourquoi il devait néanmoins marquer leurs esprits en leur donnant des enseignements pratiques et utiles. Sa mission n'était pas de faire d'eux des intellectuels ni des maîtres, mais des hommes ; de bons citoyens, de bons maris, de bons pères et de bons chrétiens. Alors, plutôt que de s'adonner aux inéluctables accolades de Jean-Baptiste ou aux célèbres calligraphies de Jacques Person, il s'appliqua avec attention et pertinence à donner à ses élèves les plus belles et les plus mémorables leçons de choses[19]. Il savait que ces enfants y seraient sensibles, car ils étaient avant tout pragmatiques, épris de leurs terres et de la nature où ils étaient nés et avaient grandi. Toute théorie devait donc passer à la pratique, dans cette classe bucolique, propice aux découvertes enrichissantes. Autant qu'il pouvait le faire, il présentait ainsi toutes choses, aux sens qui leur correspondaient : les choses visibles par la vue, les sons par l'ouïe, les odeurs par l'odorat, les choses savoureuses par le goût, les choses tangibles par le toucher. Sans horaire contraignant[20], et tout en conservant une grande liberté de mouvement, les enfants grandissaient et s'épanouissaient. Le jeune instituteur comptait sur leur capacité d'imitation et sur le plaisir du jeu, pour les éveiller et les instruire. Attentif à leur rythme et à leurs talents naturels, il parvint à leur donner des bases solides, tant sur le plan scolaire que spirituel. Son but ultime était de faire de ces gamins des hommes libres dans le sens spirituel du terme ; c’est-à-dire des adultes capables de faire les meilleurs choix et de suivre la bonne voie ; des hommes autonomes, interdépendants les uns des autres, mais jamais esclaves, jamais captifs ou pris en otage ; juste des serviteurs du Dieu vivant, suivant leur suprême modèle, Jésus-Christ, qui les maintiendrait et les guiderait sur le seul chemin menant au Père. Alors, plutôt que de vouloir à tout prix leur inculquer des connaissances théoriques à coups de trique[21], il s'adapta à eux, se mit à leur portée, et leur fut utile en allant à l'essentiel, sans devenir indispensable.

Étant donné que Louise n'avait pas retrouvé de travail et qu'ils n'avaient pas encore d'enfant à charge, Augustin mettait souvent à contribution son épouse pour les leçons de choses qu'il apportait à ses élèves quotidiennement. Ensemble, à l'aide d'éléments trouvés dans la campagne environnante, par des dessins et des calligraphies, ils préparaient les enseignements du lendemain. Pour illustrer l'une ou l'autre des leçons, il arrivait que Louise apporte un plat cuisiné à la classe, et qu'elle les accompagne aussi lors de leurs sorties, à la découverte de la forêt, d'un étang, ou d'une culture spécifique. 

En ce premier jour d'octobre, avant que la flore ne s'assoupisse pour l'hiver, Augustin décida de parler du pissenlit à ses élèves. Il leur demanda de le dessiner sur leur ardoise, puis leur expliqua que cette plante portait ce nom à cause de ses propriétés diurétiques. Cette précision amusa bien sa petite troupe, appliquée à recopier le rassemblement de languettes jaunes qui composait la fleur, avec des craies de couleur. Ils apprirent ainsi ce qu'étaient un pistil et des étamines. Ils découvrirent le latex amer et collant, contenu dans la tige, qui était capable de soigner les verrues.

- Qui n’a pas fait un vœu en soufflant sur les boules blanches des pissenlits ? leur demanda-t-il.

Ils l'avaient tous fait, mais ne savaient pas que cette aigrette en forme de petite montgolfière permettait l’ensemencement de sa graine. Il leur expliqua encore que lorsque la fleur séchait, elle laissait place à un fruit avec des graines. L'occasion était toute trouvée pour citer le plus de fruits possibles, en précisant chaque fois s'ils contenaient des noyaux ou des pépins.

- En quelle saison récolte-t-on les feuilles de pissenlit ? leur demanda-t-il.

- Au printemps, dès qu'elles sortent de terre et jusqu'à l'apparition des boutons de fleurs ! répondit spontanément Anastase, avec fierté.

-  De Pâques à l'ascension ! précisa Pierre, le plus âgé des élèves.

- Et les racines se récoltent autant au printemps qu'à l'automne, ajouta Benoît.

- Les racines sont si longues qu'on en a tiré une expression : "manger les pissenlits par la racine" ! leur expliqua le jeune maître d'école.

- Vouiche[22], ça veut dire qu'on est mort ! s'exclama Charles, en faisant un rapide signe de croix.

- Mais on peut manger les racines cuites, comme les salsifis ! renchérit Eugène. Ma mère dit que c'est bon pour la digestion !

- Exactement ! approuva Augustin. Elles sont bonnes pour le foie et la vésicule biliaire. Qui sait où se situent ces organes dans notre corps, et à quoi ils servent ?

Face à leur intérêt et à leur volonté de bien faire, le jeune instituteur profitait de ces instants pour enseigner les saisons, les mois et les fêtes du calendrier, aux plus jeunes d'entre eux, et l'anatomie aux plus vieux.

Voilà comment se déroulait une journée dans la classe d'Augustin ; de fil en aiguille, en commençant par un simple élément, tel que le pissenlit, on apprenait une multitude de choses intéressantes. Sa pédagogie avait la douceur pour moyen, et la curiosité pour instrument. Au point de vue moral, elle reposait sur un optimisme éclairé, qui cherchait à établir l'affection et la confiance entre le maître et l'élève ; au point de vue intellectuel, elle venait titiller les facultés d'observation, par des concepts personnels et originaux qui consistaient à créer à peu de frais des leçons avec tout ce qui pouvait frapper les sens.

Ainsi filèrent les mois et les années à Dangers, jusqu'à ce que le jeune instituteur soit muté à vingt kilomètres de là, dans une commune rurale un peu plus grande, portant le nom de Friaize[23]. Ils demeurèrent onze ans, dans ce village, où grandit leur fils unique, né dans la ferme de Stanislas et Marie, le 07 septembre 1846. Augustin et Louise l'avaient tant attendu, qu'ils le reçurent comme un miracle et un exaucement à leurs prières. Ils le choyèrent, l'aimèrent et lui prodiguèrent tous les soins possibles. En dépits de leurs maigres finances, et de leur confort toujours spartiate, ils surent l'éduquer et l'instruire dans la voie par excellence. En l'honneur du Christ qui veillait sur leurs vies et les bénissait chaque jour, ils l'appelèrent Marc Emmanuel. Marc : par rapport à l'évangile du même nom, dans lequel, dès son préambule, Jean-Baptiste présente Jésus-Christ comme le messie – c’est-à-dire le oint, à la fois souverain sacrificateur, prophète et roi - et le Fils de Dieu. Et Emmanuel : cet autre nom du Christ, signifiant "Dieu est avec nous".

Suite et fin

[1] J’ai pris la liberté de modifier les trois avant-derniers vers. Dans la traduction originale, ils apparaissent ainsi : "Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire seront à tout jamais tes esclaves soumis, et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire." C’est ce poème, découvert en cours de littérature en primaire, qui a poussé à se convertir le missionnaire anglais S. A Dale (1916-1968), massacré par les Yalis cannibales de Papouasie.

Son histoire est relatée dans le livre "Les Seigneurs de la terre". Après avoir médité ce poème de Kipling, il fit cette prière : "Seigneur, en dehors de toi, ce poème n’est rien d’autre qu’un redoutable "Si" pour lequel personne n’est à la hauteur ! Mais tout homme uni à toi peut tout faire par toi, car tu as atteint l’idéal de Kipling et plus encore !"

[2] A cette époque, les enfants allaient à l'école du 1er octobre au 14 juillet tous les jours, sauf le jeudi et le dimanche.

[3] Lit-clôt de panneaux de bois sur chaque côté et ne laissant qu'une ouverture simple pour y entrer. Il permettait ainsi de conserver un maximum de chaleur.

[4] Service de couverts de table dans un coffret.

[5] C'est seulement à cette époque, qu'elles apparurent pour remplacer la touaille, simple morceau de toile qui semblait suffire jusque-là.

[6] On changeait les sous-vêtements plus fréquemment que les vêtements, et il fallait donc en avoir suffisamment pour attendre les quelques lessives de l'année qui étaient faites au beau temps, au lavoir du village.

[7] Sorte de couverture doublée, remplie de duvet, piquée, qu'on étendait sur le lit.

[8] Ils s'éclairaient avec des chandelles de suif (faites de gras d’origine animale) qui dégageaient une odeur âcre et qui exigeaient qu'on enlève régulièrement la partie de la mèche brûlée pour raviver la flamme ; et ils allaient chercher de l'eau au puits. L'eau n'était pas potable, il fallait la faire bouillir.

[9] Frais de scolarité.

[10] Cette année-là, il comptait 254 habitants.

[11] Recueil de Psaumes.

[12] Reproduction d'un ouvrage imprimé dès le XVIe siècle, pour l'instruction des enfants, dans lequel on trouve une méthode pour apprendre à lire, prononcer et écrire, des leçons d'orthographe et des préceptes pour apprendre à la jeunesse à bien se conduire. Il fut écrit par Mathurin Cordier, maître d'école, né en Normandie en 1479, mort à Genève, et dont Calvin fut, dit-on, l'élève.

[13] Registre destiné à recevoir, jour après jour, la préparation écrite et résumée des matières enseignées aux élèves.

[14] Technique de la mesure de la superficie des terres agricoles.

[15] Opérations consistant à mesurer des différences de niveau d'un terrain.

[16] D'après une citation de Martin Luther.

[17] Ancêtre du rasoir, il apparaît au XVIe siècle ; il est constitué d'une lame se glissant dans un manche après usage. Cette anecdote, racontée par le barbier Peter Beskendorf, a été rapportée par Martin Luther.

[18] Référence à l'épitre de Paul aux éphésiens 2.10 "Ce que nous sommes, nous le devons à Dieu. Il nous a formés en Christ pour nous faire accomplir, dans la communion avec lui, les bonnes actions qu’il a préparées depuis longtemps pour nous. Voilà la vie conforme à la volonté de Dieu, celle pour laquelle il a tout arrangé d’avance ; il a préparé notre chemin afin que nous n’ayons plus qu’à y marcher."

[19] Même si cette méthode ne reçut ce nom qu'en 1867, elle avait été initiée par Comenius (1592-1670), un morave, pionnier de la pédagogie moderne, qui préconisa l’utilisation d’images, défendit aussi le rôle des jeux, en particulier des jeux de groupe et encouragea la participation des élèves.

[20] Il n'y avait aucune récréation, mais c’était un va-et-vient continuel entre la classe et la cour. L’élève qui obtenait la permission de se rendre dehors devait tourner une planchette sur laquelle était écrit "Sorti" sur une face et en rentrant dans la classe, il devait la retourner sur la face "Rentré" pour annoncer qu’il était rentré. 

[21] Bien que les sévices corporels étaient rigoureusement interdits, de nombreux maîtres d'école frappaient leurs élèves à coups de baguette de bois ou même de règle en fer sur les doigts.

[22] En patois beauceron : oui.

[23] La commune comptait 483 habitants en 1846.

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