En
juillet 1841, Augustin obtint son brevet de capacité à enseigner. Et peu avant
la rentrée scolaire ,
il fut affecté à l'école primaire de Dangers, un petit village d'Eure-et-Loir,
situé à sept kilomètres de la ferme de ses parents à Saint-Aubin-des-Bois. Une
nouvelle fois, l'aiglon dut prendre son envol et quitter son nid. Et quel nid !
L'école faubourg d'Illiers avait été pour le jeune homme un refuge sans égal,
un bastion formateur, une garnison fraternelle, une tour forte qu'il ne pouvait
oublier, et qu'il eut du mal à lâcher. Plus que la ferme familiale ou le
château de Monsieur de Fontaine, cette école normale d'instituteurs avait marqué
sa vie à jamais.
Loin
de Jean-Baptiste et de tous les professeurs, il devait maintenant faire ses
preuves, et restituer à ses élèves tout ce qu'il avait appris. Quel défi ! Et comme
si cela ne suffisait pas, il fallait qu'il retourne dans le milieu rural,
rustre et inculte, où il avait grandi, tout en commençant à bâtir sa vie
maritale. Car finalement, même s'il avait épousé Louise deux ans plus tôt, il
n'avait jamais vécu en couple. Il était vraiment temps qu'il retrouve la jeune
femme qui l'attendait impatiemment depuis si longtemps. Elle avait perdu son
père le neuf septembre de l'année passée, et Monsieur de Fontaine était décédé en
avril dernier. Son épouse avait décidé de vendre la propriété de
Fontaine-la-Guyon et de congédier le personnel. Tout changeait. Même le vieux
bourrin sauvé de l'équarrissage était mort. Toutes les choses, tous les êtres, auxquels
Augustin s'était un jour attaché, semblaient s'évanouir comme neige au soleil.
Il était donc temps d'aller de l'avant et de ne plus regarder en arrière.
Le
jeune couple fut logé dans une petite maison, attenant à la mairie de Dangers. Dès
qu'on y entrait, on se retrouvait face à une cheminée, à côté de laquelle se
trouvait un lit en alcôve,
garni d'un matelas de laine. Au centre de la pièce, trônait une table en chêne
avec son banc, et contre le mur de gauche, se dressaient une armoire et une
commode pour le linge. À droite, se
trouvait un bahut à vaisselle avec un dressoir, contenant des marmites, deux assiettes,
deux gobelets et un pichet. Avec bonheur, Louise y ajouta la ménagère
en argent que son père lui avait offert. Elle prit un grand plaisir à
s'installer dans cette modeste demeure. Avec ses économies, elle avait acheté
un édredon, un traversin et deux oreillers. Elle amena aussi son trousseau
composé de nombreux draps et taies d'oreillers en chanvre, qu'elle avait brodés
de ses initiales entrelacées à celles d'Augustin. Il y avait aussi deux nappes,
une vingtaine de serviettes de table et autant de torchons en lin, de
mouchoirs, de napperons et de serviettes de toilette,
qu'elle empila joliment sur les étagères de l'armoire. Après avoir vécu deux
longues années dans une chambre de bonne au château de Fontaine-la-Guyon, elle
était heureuse de se sentir enfin chez elle, avec son Augustin. Et tant pis
s'il râlait face à la quantité extravagante de linge qu'elle avait amené avec
elle. Il ne se rendait pas compte que tous ces corsages, chemises de nuit,
cache-corsets, corsets, culottes, jupons, bas, cols et manches lui étaient
utiles, puisqu'elle ne pouvait pas faire la lessive aussi souvent qu'elle le
désirait.
Elle veilla à donner à cette pièce un aspect intime et chaud, en l'agrémentant
de quelques bibelots qu'elle avait hérité de sa mère, en ajoutant des rideaux
aux fenêtres, et en jetant sur son lit une épaisse courtepointe.
Attenant à cette petite chaumière, ils disposaient aussi d'un cellier, d'un bûcher
pour entreposer leur bois, et d'un clapier pour y élever des lapins. Ce n'était
pas luxueux,
mais au moins, ils étaient chez eux. Et tous leurs trésors, s'ils n'étaient pas
matériels, étaient dans leurs cœurs, remplis d'amour, de courage et
d'espoirs.
A
cause de son statut d'instituteur, la plupart des paysans considéraient Augustin
comme un homme de pouvoir. Certes, son langage, sa tenue impeccable et son
instruction lui donnaient fière allure, mais il ne devait espérer ni gloire ni
fortune, et se contenter de l'austère plaisir de servir son prochain. Alors
qu'il était charretier, il percevait un salaire mensuel de huit cents francs. Mais
en tant que maître d'école, il ne recevait que deux cents francs de la commune.
Il était censé percevoir quatre-cent-cinquante francs de la part des parents
d'élèves, mais seulement à condition qu'ils ne payent pas l'écolage
en légumes, et veuillent bien scolariser leurs fils.
Dangers
n'était qu'un petit village,
et c'était la première fois que l'école primaire y accueillait un véritable
instituteur diplômé, alors Augustin savait à quoi s'en tenir. L'école étant
payante et non obligatoire, il lui fallait obtenir la confiance des paysans et les
convaincre de l'utilité de l'instruction. Le roi Louis Philippe avait lui-même
promulgué une loi, selon laquelle les enfants de huit à douze ans pouvaient
travailler huit heures par jour dans les manufactures, les ateliers ou les
champs, à condition qu'ils ne commencent pas avant cinq heures du matin et ne
finissent pas après neuf heures le soir. Alors pourquoi des parents se seraient-ils
privés de salaires complémentaires ou de jeunes bras pour les aider aux travaux
des champs ?
Toutefois,
Monsieur Travers, le maire du village, avec l'aide du charpentier, avait
transformé une ancienne grange en salle de classe. Ils y avaient installé un
poêle à bois, deux placards pour les fournitures scolaires, une estrade sur
lequel trônait un bureau de maître, dix bancs-tables pouvant recevoir vingt
élèves, trois tableaux noirs, des craies, une carte de France et un compas de
bois. À cette époque et en milieu rural, c'était un immense privilège qu'Augustin
salua avec beaucoup de gratitude. Il
savait que les locaux scolaires, à la charge des communes, étaient habituellement
délabrés et insalubres, et que le mobilier, non imposé aux communes, se limitait
au strict minimum - les maîtres devant bien souvent équiper l'école eux-mêmes. Avec
surprise et une joie non dissimulée, il découvrit aussi une étagère, sur
laquelle avaient été disposés avec soin une bible en deux volumes, un livre sur
la vie de Jésus-Christ, un évangile de Jean illustré, un psautier,
ainsi que la civilité
de Mathurin Cordier.
Puisqu'il
connaissait bien ses ouailles, Gaspard Travers proposa aussi à Augustin de
travailler à la mairie, en tant que secrétaire et écrivain publique, pour deux
cent cinquante francs supplémentaires. Bien qu'il fut infiniment reconnaissant
envers cet homme de bon sens, généreux et bienveillant, le jeune instituteur savait
que tout n'était pas gagné. S'il avait connu les classes surpeuplées des écoles
annexes de Chartres, il expérimenta bientôt la désertion des élèves en milieu
rural.
En
liés et déliés, de sa plus belle écriture, Augustin inscrivit la date du jour
sur le tableau noir : "Vendredi 1er octobre 1841". C'était
la rentrée, et le jeune instituteur s'était levé à l'aube pour allumer le poêle
à bois, au milieu de la salle de classe. Avec ses maigres économies, il avait
acheté quelques livres d'arithmétique et de lecture, un planisphère, un boulier
et une collection de poids et mesures, qu'il déposa sur son vaste bureau, à
côté du journal de classe fourni par la commune.
Puis avec précaution, il remplit les encriers et déposa les porteplumes, les cahiers,
les buvards neufs et les ardoises sur chaque table.
- Il
faudra, lors de nos promenades, que nous ramassions une collection de minéraux,
de bois et de végétaux de cette contrée, pour agrémenter la classe. Et peut-être
parviendrai-je à empailler quelques oiseaux et gibiers trouvés dans cette
campagne, se dit le jeune instituteur en repensant avec nostalgie aux leçons de
choses de Jean-Baptiste.
Augustin
était censé donner des leçons de lecture, d'écriture, d'orthographe, d'arithmétique,
d'arpentage,
d'histoire et de géographie, de sciences physiques et naturelles applicables
aux usages de la vie, d'hygiène, de dessin, de chant et de gymnastique, ainsi
que des instructions élémentaires sur l'agriculture, le nivellement,
le système légal des poids et mesures et l'industrie ; mais il se doutait bien
que les débuts seraient laborieux, et qu'il devrait certainement se contenter de
leur apprendre les rudiments, comme l'alphabet et quelques notions de calcul. Avec
des feuilles de papiers et de l'encre de couleur, il avait l'intention de
confectionner un superbe abécédaire, digne des leçons de l'illustre calligraphe
Jacques Person. Face à la liste des élèves que le maire lui avait remis, il
avait longuement réfléchi à la citation qu'il désirait partager avec ces jeunes
paysans, en ce premier jour d'école. Désirant les intéresser à la lecture et à
l'écriture, il avait finalement choisi
un proverbe, vantant les mérites des traces écrites, toujours plus probantes
que la mémoire parfois défaillante : "L’encre
la plus pâle est plus forte que la plus forte mémoire."
A huit
heures, il sonna la cloche suspendue à côté de la porte de l'école, et les
élèves, âgés de six à seize ans, arrivèrent rapidement, vêtus d'une blouse noire,
par-dessus leur gilet à manches. Ils portaient aussi une casquette, un gros
cache-nez autour de leur cou, des sabots remplis de paille pour avoir bien
chaud toute la journée, et sous le bras, un panier contenant leur déjeuner. Ils
n'avaient pas encore de cartable, mais Augustin avait l'intention de leur
expliquer, plus tard, l'utilité de cette sorte de gibecière dans laquelle ils
pourraient ranger, un jour, leur plumier et leurs cahiers.
Après
les avoir salués, il fit l'appel pour mettre un nom sur chaque visage, et
vérifier qu'ils avaient bien fait acte de présence. Ils étaient tous là, plein
d'attentes et d'anxiété, attentifs, respectueux, et intimidés : Anastase,
Benoît, Charles, Désiré, Eugène, François, Gaston, Hyacinthe, Isidore, Jean,
Louis, Mathurin, Nicolas, Onisiphore, Pierre, Rémy, Stanislas, Toussaint et
Valérien.
- Il
est bon que la prière soit notre première et notre dernière occupation de la
journée, leur expliqua alors Augustin. Il faut écarter la pensée fausse et
trompeuse que si on attend un peu, dans une heure ou plus, si on termine
d’abord ceci ou cela, ensuite, on priera mieux. Si nous accueillons cette
pensée, la journée se passera à l’accomplissement de tâches diverses sans que
nous priions.
Et
comme les élèves le regardaient avec des yeux ronds comme des billes, il
illustra ses propos par un exemple de la vie de tous les jours :
-
Lorsque votre père est en train de se raser, il doit fixer toute son attention
sur le coupe-choux
et sur sa barbe. S’il ne fait que parler, regarder ailleurs ou penser à autre
chose, il risque fort d’entailler sa bouche ou sa gorge. Ainsi, pour faire
quelque chose de bien, il faut y impliquer tout son être. Car celui qui pense à
trop de choses ne pense à rien et n’accomplit rien de bon. A plus forte raison,
la prière, pour être une bonne prière, doit être seule à occuper totalement le
cœur. Et si vous parvenez à vous concentrer sur Christ dès le matin, tout le
reste de la journée, vous conserverez l'application, l'attention et les
capacités d'accomplir tout votre travail. Parole d'homme, je vous l'assure ! ajouta-t-il,
pour les persuader de la véracité de ses propos.
Ces
petits paysans replongeaient Augustin dans ses souvenirs : il se revoyait, lui avec
son frère, lorsque la tête pleine des travaux des champs, ils usaient leurs
fonds de culottes sur les bancs de l'école de Saint-Aubin-des-Bois. Ils étaient comme eux, ignorants,
insoucieux, un peu comme ces solides chevaux de trait que leur père conduisait
dans les champs, et qui traçaient des sillons rectilignes dans leurs terres
sans se poser de question. Il les comprenait, il les aimait ses gamins morveux,
robustes, mal dégrossis et taiseux comme les plaines beauceronnes. Il aurait
aimé de toute son âme et de toutes ses forces leur transmettre un peu de sa
flamme, un peu de ses connaissances. Tant de chemin avait été parcouru depuis
la ferme de Stanislas et Marie !
Louise avait embrasé son cœur d'un feu
qui dépassait les passions amoureuses, elle l'avait connecté à la source de
l'amour divin. Puis Jean-Baptiste lui avait fourni toutes les bûches
nécessaires pour entretenir ce brasier. Que restait-il du petit Augustin qui
s'appliquait à déchiffrer son abécédaire, aux côtés de son cadet ? Il était
devenu un homme mature, cultivé et réfléchi ; un homme, dans le cœur
duquel de bonnes semences avaient tout simplement germé. Monsieur de Fontaine
avait misé sur lui parce qu'il avait perçu, ce que personne d'autre que Louise n'avait
vu : un potentiel. Mais à bien y réfléchir, c'était bien plus encore, c'était
un véritable pot en ciel. C'était une réserve divine dans laquelle il avait pu
puiser par la foi.
Pierre Thomin avait montré le chemin à
sa fille, et Louise lui avait, à son tour, révélé ce sentier de justice tracé
par Christ, qui menait à la présence même du Père éternel. Sur cette voie,
différente de toutes les autres, Jean-Baptiste avait été un compagnon de voyage
remarquable, un puissant soutien, un porteur de lanterne éclairant leurs pas.
Et Dieu avait préparé des œuvres pour eux afin que chacun les accomplisse.
Il fallait maintenant qu'il illumine sa propre classe, qu'il trouve dans son « pot
en ciel » de quoi nourrir ces gamins, qu'il leur montre le chemin, même si
ce n'était que pour un temps, quelques jours, quelques semaines ou quelques
mois. Il lui fallait se montrer judicieux, sage et discipliné pour ne pas
perdre le fil de sa vocation, pour ne pas se décourager face aux désertions,
aux inexpériences et aux inaptitudes de ces enfants qui avaient d'autres
prérogatives. En définitive, tous n'étaient pas appelés à devenir instituteurs,
médecins ou administrateurs. La plupart comme leurs pères demeureraient à
Dangers toute leur vie, et perpétueraient le métier de leurs ancêtres : berger,
agriculteur, charretier ou maréchal ferrant. La plupart ne seraient pas assidus
à l'école, parce qu'ils devraient assurer les labours, les moissons ou la tonte
des moutons. C'est pourquoi il devait néanmoins marquer leurs esprits en leur
donnant des enseignements pratiques et utiles. Sa mission n'était pas de faire
d'eux des intellectuels ni des maîtres, mais des hommes ; de bons citoyens, de
bons maris, de bons pères et de bons chrétiens. Alors, plutôt que de s'adonner
aux inéluctables accolades de Jean-Baptiste ou aux célèbres calligraphies de
Jacques Person, il s'appliqua avec attention et pertinence à donner à ses
élèves les plus belles et les plus mémorables leçons de choses.
Il savait que ces enfants y seraient sensibles, car ils étaient avant tout
pragmatiques, épris de leurs terres et de la nature où ils étaient nés et
avaient grandi. Toute théorie devait donc passer à la pratique, dans cette
classe bucolique, propice aux découvertes enrichissantes. Autant qu'il pouvait
le faire, il présentait ainsi toutes choses, aux sens qui leur correspondaient
: les choses visibles par la vue, les sons par l'ouïe, les odeurs par l'odorat,
les choses savoureuses par le goût, les choses tangibles par le toucher. Sans
horaire contraignant,
et tout en conservant une grande liberté de mouvement, les enfants
grandissaient et s'épanouissaient. Le jeune instituteur comptait sur leur
capacité d'imitation et sur le plaisir du jeu, pour les éveiller et les
instruire. Attentif à leur rythme et à leurs talents naturels, il parvint à
leur donner des bases solides, tant sur le plan scolaire que spirituel. Son but
ultime était de faire de ces gamins des hommes libres dans le sens spirituel du
terme ; c’est-à-dire des adultes capables de faire les meilleurs choix et de
suivre la bonne voie ; des hommes autonomes, interdépendants les uns des
autres, mais jamais esclaves, jamais captifs ou pris en otage ; juste des
serviteurs du Dieu vivant, suivant leur suprême modèle, Jésus-Christ, qui les
maintiendrait et les guiderait sur le seul chemin menant au Père. Alors, plutôt
que de vouloir à tout prix leur inculquer des connaissances théoriques à coups
de trique, il s'adapta à eux, se mit
à leur portée, et leur fut utile en allant à l'essentiel, sans devenir
indispensable.
Étant donné que Louise n'avait pas
retrouvé de travail et qu'ils n'avaient pas encore d'enfant à charge, Augustin
mettait souvent à contribution son épouse pour les leçons de choses qu'il
apportait à ses élèves quotidiennement. Ensemble, à l'aide d'éléments trouvés
dans la campagne environnante, par des dessins et des calligraphies, ils
préparaient les enseignements du lendemain. Pour illustrer l'une ou l'autre des
leçons, il arrivait que Louise apporte un plat cuisiné à la classe, et qu'elle
les accompagne aussi lors de leurs sorties, à la découverte de la forêt, d'un
étang, ou d'une culture spécifique.
En ce premier jour d'octobre, avant que
la flore ne s'assoupisse pour l'hiver, Augustin décida de parler du pissenlit à
ses élèves. Il leur demanda de le dessiner sur leur ardoise, puis leur expliqua
que cette plante portait ce nom à cause de ses propriétés diurétiques. Cette
précision amusa bien sa petite troupe, appliquée à recopier le rassemblement de
languettes jaunes qui composait la fleur, avec des craies de couleur. Ils
apprirent ainsi ce qu'étaient un pistil et des étamines. Ils découvrirent le
latex amer et collant, contenu dans la tige, qui était capable de soigner les
verrues.
- Qui n’a pas fait un vœu en soufflant
sur les boules blanches des pissenlits ? leur demanda-t-il.
Ils l'avaient tous fait, mais ne
savaient pas que cette aigrette en forme de petite montgolfière permettait l’ensemencement
de sa graine. Il leur expliqua encore que lorsque la fleur séchait, elle laissait
place à un fruit avec des graines. L'occasion était toute trouvée pour citer le
plus de fruits possibles, en précisant chaque fois s'ils contenaient des noyaux
ou des pépins.
- En quelle saison récolte-t-on les feuilles
de pissenlit ? leur demanda-t-il.
- Au printemps, dès qu'elles sortent de
terre et jusqu'à l'apparition des boutons de fleurs ! répondit spontanément
Anastase, avec fierté.
-
De Pâques à l'ascension ! précisa Pierre, le plus âgé des élèves.
- Et les racines se récoltent autant au
printemps qu'à l'automne, ajouta Benoît.
- Les racines sont si longues qu'on en
a tiré une expression : "manger les pissenlits par la racine" ! leur
expliqua le jeune maître d'école.
- Vouiche,
ça veut dire qu'on est mort ! s'exclama Charles, en faisant un rapide signe de
croix.
- Mais on peut manger les racines
cuites, comme les salsifis ! renchérit Eugène. Ma mère dit que c'est bon pour
la digestion !
- Exactement ! approuva Augustin. Elles
sont bonnes pour le foie et la vésicule biliaire. Qui sait où se situent ces
organes dans notre corps, et à quoi ils servent ?
Face à leur intérêt et à leur volonté
de bien faire, le jeune instituteur profitait de ces instants pour enseigner
les saisons, les mois et les fêtes du calendrier, aux plus jeunes d'entre eux,
et l'anatomie aux plus vieux.
Voilà comment se déroulait une journée
dans la classe d'Augustin ; de fil en aiguille, en commençant par un simple
élément, tel que le pissenlit, on apprenait une multitude de choses
intéressantes. Sa pédagogie avait la douceur pour moyen, et la curiosité pour instrument. Au
point de vue moral, elle reposait sur un optimisme éclairé, qui cherchait à
établir l'affection et la confiance
entre le maître et l'élève ; au point de vue intellectuel, elle venait titiller
les facultés d'observation, par des concepts personnels et originaux qui
consistaient à créer à peu de frais
des
leçons avec tout ce qui pouvait frapper
les sens.
Ainsi filèrent les mois et les années à
Dangers, jusqu'à ce que le jeune instituteur soit muté à vingt kilomètres de
là, dans une commune rurale un peu plus grande, portant le nom de Friaize.
Ils demeurèrent onze ans, dans ce village, où grandit leur fils unique, né dans
la ferme de Stanislas et Marie, le 07 septembre 1846. Augustin et Louise
l'avaient tant attendu, qu'ils le reçurent comme un miracle et un exaucement à
leurs prières. Ils le choyèrent, l'aimèrent et lui prodiguèrent tous les soins
possibles. En dépits de leurs maigres finances, et de leur confort toujours
spartiate, ils surent l'éduquer et l'instruire dans la voie par excellence. En l'honneur
du Christ qui veillait sur leurs vies et les bénissait chaque jour, ils
l'appelèrent Marc Emmanuel. Marc : par rapport à l'évangile du même nom, dans
lequel, dès son préambule, Jean-Baptiste présente Jésus-Christ comme le messie
– c’est-à-dire le oint, à la fois souverain sacrificateur, prophète et roi - et
le Fils de Dieu. Et Emmanuel : cet autre nom du Christ, signifiant "Dieu
est avec nous".
Suite et fin
Bien que les sévices corporels étaient rigoureusement interdits, de nombreux maîtres
d'école frappaient leurs élèves à coups de baguette de bois ou même de règle en
fer sur les doigts.