mardi 20 août 2024

1. Mon royaume pour un cheval

 

Chapitre 1

Mon royaume pour un cheval

 

"Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie

Et sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir,

Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties

Sans un geste et sans un soupir.[1]"

Rudyard Kipling


Augustin travailla pendant sept ans dans la propriété de Monsieur Alexandre Louis Ollivier de Fontaine. Toutefois, plus le temps passait et moins il supportait la maltraitance infligée aux chevaux du château. Il faut dire que ses collègues, quoique laborieux, étaient particulièrement grossiers. Solitaire, le jeune homme préférait se tenir à l'écart de ces hommes rustres, prompts à manier leur fouet et à hurler sur les chevaux, en particulier sur les chevaux de trait utilisés à la ferme du château.



Un soir d'été, alors que l'orage menaçait, les foins furent précipitamment ramenés à la propriété, pour être entreposés dans la grange dîmeresse[2]. Tous les domestiques étaient exceptionnellement sortis pour décharger et engranger le fourrage et l'atmosphère était franchement tendue. Fermiers, palefreniers, bouviers[3] et charretiers se bousculaient dans la cour de la ferme, tandis que les bonnes, les blanchisseuses et les filles de cuisines s'étaient regroupées devant les fenêtres du château pour assister à ce grand désordre. Sous les directives de Monsieur de Fontaine et de son majordome, les charrettes s'entrecroisaient à un rythme effréné, tandis que les hommes courraient, sautaient et s'agitaient en hurlant, couverts de sueur et de fétus de paille poussiéreux. Dans cette agitation bruyante, Augustin vit soudain un cheval de trait tomber entre ses harnais, épuisé par le travail. Interpellé par cet incident, il se figea un instant, constatant avec effroi que ses collègues tentaient de le relever à coups de pieds dans le ventre, en pestant contre lui. Pris d'un haut-le-cœur, le jeune charretier chercha désespérément du regard son maître. Il semblait avoir disparu parmi la foule qui continuait à travailler, dans la plus grande indifférence. La vision abjecte du vieux cheval, agonisant d'épuisement sous les coups, le révolta à tel point qu'il lâcha son ouvrage et se rua sur les charretiers. Mû par un insupportable sentiment de répulsion, il les écarta brutalement de leur souffre-douleur. S'il n'agissait pas, il savait que cette pauvre bête attendrait des jours à l'endroit même où elle était tombée, agonisant de faim et de soif, avant d'être abattue et envoyée à l'équarrisseur[4]. Alors, sous les rires moqueurs et les jurons des autres domestiques, il caressa le pelage couvert d'écume du cheval qui haletait, et il s'agenouilla dans la poussière balayée par le souffle court et brûlant de ses naseaux.

- Ravise lo berlaud qu'est tout peineux pour son bidet[5]  !   ricana le chef des charretiers.

- Quo qu't'as, niquedouille [6] ? ajouta un bouvier d'un ton sarcastique.

- Ça putoût la chauguiére[7] ! lança un palefrenier, alors que Monsieur de Fontaine approchait à grandes enjambées.

- Messieurs, retournez tous à votre travail ! les menaça-t-il de sa voix de Stentor[8] qui retentit jusque dans les cuisines du château.

Le propriétaire claqua son fouet contre le sol, et un silence pesant s'installa dans toute la cour de la ferme. Les domestiques se regardèrent furtivement, et le temps sembla s'arrêter, comme suspendu aux lèvres de Monsieur de Fontaine. Un éclair zébra le ciel anthracite, et le maître des lieux s'adressa à Augustin d'un ton agacé :

- Relevez-vous donc, jeune homme ! Nous statuerons demain sur le sort de cet animal…

Augustin ne pouvait se résoudre à lâcher le cheval qui avait manqué de force pour effectuer la tâche qu'on attendait de lui. Mais Monsieur de Fontaine ne semblait aucunement s'émouvoir de la destinée du vieux bidet. Résolu, le jeune charretier plaida la cause du fidèle et laborieux animal et proposa d'en prendre soin, plutôt qu'il ne soit abandonné et livré au sanguinaire dépeceur.

- Relevez-vous, jeune homme, je vous l'ordonne ! Nous statuerons demain sur le sort de cette bête… réitéra le riche propriétaire avec fermeté.

- Monsieur, je vous en supplie ! l'implora Augustin. Je vous payerai ce cheval pour qu'il ait la vie sauve. Confiez-le-moi, je vous prie, je vous en débarrasserai volontiers en lui donnant pour pâture le champ de mon père, à Saint-Aubin-des-Bois.

- Levez-vous, jeune homme ! fulmina Monsieur de Fontaine, dont le visage cramoisi démontrait la vive impatience.

D'un ton railleur et prétentieux, son majordome s'époumona, comme s'il voulait souligner la situation mélodramatique :

- Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour un cheval [9] !

Irrité par cette tragique et facétieuse interprétation, le maître du domaine congédia son majordome d'un geste agacé et proposa à Augustin de le suivre dans la grande allée, bordée de cèdres majestueux, qui partait du château.

- Ne soyez pas sot, mon garçon, lui dit-il d'un ton apaisé et presque paternel. Levez-vous et suivez-moi !

Désarmé par l'attitude de Monsieur de Fontaine, le jeune homme se redressa à contrecœur. Sans relever la tête, pour éviter les regards curieux ou narquois de ses collègues, il lui emboîta le pas. Le claquement des fers sur les pavés, le grincement des roues de charrettes, les hennissements, l'odeur des chevaux et du foin mêlé au crottin, le cri des charretiers… tous ces bruits et ces parfums familiers semblaient se délayer dans le vent alors qu'Augustin s'éloignait de la ferme et qu'une quiétude inexpliquée envahissait lentement son cœur. Peu à peu, le maître des lieux ralentit le pas, et finit par s'arrêter aux abords des grandes grilles de fer forgé qui marquaient l'entrée de son immense propriété.

- Vous me renvoyez ? demanda Augustin, en plantant ses yeux bleus dans le regard inquisiteur de son maître.

- Absolument pas ! répondit celui-ci avec bonhomie. Bien que je doive faire preuve de sévère autorité envers mon personnel, je dois dire que j'apprécie votre audace et les valeurs que vous défendez avec aplomb. Votre détermination démontre tant de panache qu'on ne peut rester indifférent à vos manières !

- Je vous demande pardon… je… je ne voulais pas vous faire affront, mais…

- Mais votre passion pour les chevaux vous a soudainement mué en chevaleresque défenseur ! sourit Monsieur de Fontaine d'un air entendu.

- Souhaiteriez-vous donc m'accorder un prix pour l'obtention de ce vieux bidet fatigué ? se risqua Augustin qui ne perdait pas de vue la raison de sa pathétique plaidoirie.

- Combien donneriez-vous pour cette pauvre bête ? le défia alors le septuagénaire, comme s'il avait soudain affaire à un négociateur chevronné.

Se prenant au jeu, le jeune homme proposa :

- Huit cents francs ?

- Huit cents ? s'étonna le bourgeois amusé.

- Est-ce trop peu ? s'inquiéta Augustin.

- C'est la somme que vous percevez mensuellement chez moi, lui répondit-il.

 Cherchant à dissimuler l'admiration qu'il éprouvait face à l'opiniâtreté et à la hardiesse du jeune charretier, il le toisa des pieds à la tête et réfléchit un instant, avant de lancer :

- Pour un franc symbolique, je vous accorde cette requête… à condition que vous parveniez à remettre ce vieux bourrin sur pattes et que vous l'emmeniez par vos propres moyens chez votre père…

- Vous feriez ça pour moi ? s'enthousiasma le jeune homme dont les joues s'empourprèrent.

- Soyez discret, lui demanda Monsieur de Fontaine. Si vous pouviez l'emmener avant l'aube, ce serait bien.

- Ce sera fait ! l'assura Augustin en triturant nerveusement sa casquette de drap bleu. Merci infiniment Monsieur.

Une bourrasque s'engouffra dans les branches des cèdres, et le jeune charretier constata que la chaleur lourde et oppressante qui les avait accablés toute la journée avait soudainement fait place à une douce fraîcheur chargée de pluie. Augustin se mit alors à courir, pressé de retrouver le pauvre cheval qu'il s'était engagé à sauver. Dans la cour de la ferme, l'agitation était à son paroxysme, car il fallait rentrer le foin avant que l'averse ne le détrempe. Mais le jeune homme avait d'autres préoccupations ; son regard ne pouvait se détacher du vieux bidet qui avait été dételé de sa charrette, et qui gisait maintenant sur le sol boueux. Alors qu'il s'en approchait, l'animal s'ébroua violemment en hennissant, comme s'il rassemblait ses dernières forces.

- Aide-toi et le ciel t'aidera[10] ! cria une jeune domestique à Augustin, en courant sous la pluie.

Percuté par ces mots, le jeune charretier l'observa jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière des trombes d'eau. Il ne l'avait jamais vue ici. Qui était-elle ? Pourquoi lui avait-elle lancé cette célèbre maxime ? Et surtout, comment une simple soubrette pouvait-elle connaître une fable de Jean de la Fontaine aussi bien appropriée à cette présente situation ?

- Quelle pertinence ! pensa Augustin dont la curiosité était piquée au vif.

Alors qu'il s'agenouillait pour agripper le licol du vieux cheval, celui-ci se releva d'un bond et fit quelques pas en claudiquant. Heureux, le jeune charretier flatta ses flancs crottés et le mena jusqu'à un abreuvoir. Il le rentra à l'écurie, le frotta avec une poignée de paille pour le débarrasser de son écume, puis le laissa ensuite se reposer quelques heures, avant d'entreprendre les quatre kilomètres qui les séparaient de Saint-Aubin-des-bois.

- Nous partirons ce soir, lui dit-il à l'oreille, avant de s'assoir à ses côtés dans le box. Je ne te lâche plus avant de te confier au p'tit Louis, vieux bidet. Quelle surprise, il va avoir mon cadet, en nous voyant arriver !

Couché dans la paille, Augustin attendit que la nuit tombe pour se faufiler hors de la propriété de Monsieur de Fontaine en tenant le vieux cheval par sa longe. L'orage était vite passé et la fenaison[11] battant son plein, personne n'avait pris garde à son exaltante escapade. Même s'il avait reçu le consentement de son maître pour épargner cette pauvre bête de l'équarrissage, le jeune homme se sentait l'âme d'un héroïque résistant en effectuant cette équipée nocturne.

- Quelle folle journée ! jubilait-il en marchant lentement aux côtés de son protégé, une lanterne à la main.

Finalement, sa détermination l'avait fait triompher des quolibets de ses collègues et lui avait permis de gagner l'estime de son maître. Sa hardiesse avait affranchi le bidet de ses bourreaux et donc d'une mort imminente… et en plus, elle lui avait donné l'occasion de croiser cette jolie inconnue.

- Qui est-elle ? Que fait-elle au château ? se surprit-il à chuchoter.

Bombant le torse, le nez au vent et les yeux rivés vers les étoiles, il ne s'aperçut pas des kilomètres qui défilaient sous ses pas. L'allégresse lui donnait des ailes. Plongé dans ses joyeuses pensées, il se mit même à rêvasser. Ce n'était pourtant pas dans ses habitudes. Que lui arrivait-il ? Réprimant une fierté naissante et des pensées romanesques errantes, il ne put cependant chasser de son esprit les propos de la jeune fille. Lui avait-elle donné une parole de bénédiction pour l'exhorter à faire le bien ? Avait-elle voulu l'encourager, en lui disant que s'il faisait de son mieux, Dieu ferait mieux encore ? Ou bien voulait-elle dire que la Providence sait être généreuse envers les vaillants ?

- Aide-toi, le ciel t'aidera ! se répéta-t-il sans interruption tout le long du chemin, jusqu'à ce qu'il arrive à la maison de son père.

La ferme de Stanislas Laigneau était une petite masure aux murs de bauge[12] et au toit de chaume qui ouvrait sa porte et son unique fenêtre mal close sur une misérable basse-cour. Elle ne comportait qu'une seule pièce sombre, attenant à l'étable, qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre. Elle trônait au milieu d'une cour fermée, recouverte de fumier lavé par la pluie, remué par la volaille et desséché par le soleil. Derrière la chaumière, se trouvait un petit pré où Stanislas avait planté un jardin potager et une pommeraie. Augustin coupa à travers champs et attacha le pauvre bidet à un chêne, avant de s'aventurer dans la cour de la chaumière familiale. La nuit était déjà tombée depuis plus d'une heure, mais afin de ménager leur provision de chandelles, les fermiers vaquaient aux menus soins du ménage, à la clarté braisillante de la cheminée. Cette sombre lueur inondait toute la pièce d'une atmosphère paisible et soporifique. Soudain, un vieux griffon[13] jappa devant la porte où il montait la garde, et Louis jeta un œil au dehors.

- C'est l'Augustin ! cria-t-il dans le silence de la nuit étoilée.

Le père de famille passa sa tête rasée dans le chambranle de la porte, et un sourire édenté illumina aussitôt son visage hâlé marqué de profondes rides. La vieille Marie lui emboîta le pas, en traînant les pieds dans ses sabots de bois. Levant, près de ses joues fanées, une chandelle qu'elle venait d'allumer, elle aperçut son fils aîné. Dans la lumière jaune et hésitante, il lui sourit en parodiant sa mine surprise.

- Quoi qu'tu fais là mon gamin ? lui demanda-t-elle en le pressant d'entrer dans leur modeste demeure. Monsieur de Fontaine t'a pas renvoyé, au moins ?

Augustin les rassura au sujet de son emploi au château, et s'attablant aux côtés de son père, il but une bolée de cidre avant de leur expliquer sa mésaventure avec le cheval de trait qu'il venait leur apporter. Puis, à la lueur de sa lanterne, il conduisit son cadet et son père jusqu'au chêne où il l'avait laissé. Le vieux bidet, épuisé, s'était allongé sur l'herbe fraîche.

- Quelle embistrouille[14] ! s'exclama Louis, partagé entre une envie de s'esclaffer devant l'état pitoyable du bourrin et la satisfaction de recevoir un cadeau de son frère.

- On va lui trouver une place dans l'étable… marmonna le vieux fermier, toujours pragmatique et plein de compassion. Y fera ce qu'y pourra, c'te pauv' bête !

S'abaissant tant bien que mal, le père de famille caressa le museau du cheval et l'encouragea à se mettre debout. Le tirant par sa longe, il parvint doucement à l'entraîner jusqu'à l'étable, où il put à nouveau se coucher dans la paille. Tapotant affectueusement l'épaule de son fils aîné, Stanislas le remercia pour ce présent et le félicita d'avoir fait preuve de détermination pour sauver le vieux cheval des tortures, et d'une longue agonie dans la cour du château.

- Remercie Monsieur de Fontaine de ma part, dit-il à son fils, avant de l'inviter à passer la nuit dans la maison familiale.

Satisfait d'avoir mené à bien ce sauvetage, et d'avoir retrouvé les siens, Augustin s'allongea à côté de son frère, dans le lit situé près de la cheminée. C'était une simple caisse en bois, munie d'un matelas de laine et fermée par des rideaux, qu'il avait longtemps partagé avec Louis avant d'aller travailler à Fontaine-la-Guyon. Fourbu, il s'endormit rapidement, conscient qu'il lui faudrait se lever avant l'aube pour retourner au château. La nuit fut donc courte, mais profonde et paisible.

Avant que le soleil ne se lève, Marie avait déjà réchauffé la soupe et coupé des tartines de pain complet, qu'elle avait beurrées pour les hommes de la maison. Après un solide petit déjeuner, dévoré avec gourmandise et dans la bonne humeur, Augustin prit congé de sa famille. Allégé du fardeau de son claudicant bidet, il retourna, d'un pas leste et déterminé, à la propriété du maître.

Dans le grand domaine, la cavalerie comptait une dizaine de chevaux et de bœufs de trait qui devaient être pris en charge par autant de charretiers et de bouviers. L’écurie ressemblait donc à une véritable caserne, où Alfred, le premier charretier, faisait régner l’ordre et la discipline. C'est lui qui surveillait l’écurie, distribuait les rations entre toutes les attelées, donnait le signal du départ et assurait les livraisons, en conduisant les meilleurs chevaux aux tâches les plus gratifiantes.

Contrairement au jour précédent, lorsque Augustin reprit sa place dans l'écurie, le calme régnait dans la cour de la ferme. Monsieur de Fontaine et son majordome n'étaient pas présents pour donner leurs ordres, et les domestiques qui avaient été informés de leurs tâches respectives, poursuivaient fidèlement leur travail. Étrangement, l'incident de la veille semblait clos, et personne ne parla du vieux bidet, ni de l'absence nocturne d'Augustin. Après la pause du déjeuner, comme à son habitude, le jeune charretier rassembla les différents équipements pour préparer les deux chevaux qu'il devait conduire aux champs. Alors qu'il ajustait consciencieusement un collier de cuir sur le premier animal, Alfred vint discrètement l'aborder. Le cœur d'Augustin se mit à battre un peu plus fort. Venait-il finalement lui reprocher son escapade, ou lui demander ce qu'il avait fait du vieux bidet ? Monsieur de Fontaine n'avait sans doute pas eu le temps de l'informer de leurs accords de la veille… Fébrile, le jeune homme se concentra sur les sangles du harnais, et posa sa main à plat sur l'encolure du cheval qu'il tentait de harnacher, afin de dissimuler son trouble. Le regard dur et d'un ton monocorde, Alfred l’informa :

- Dans ton prochain voyage, tu ramèneras les filles de cuisine qui sont allées porter l'minguon[15] aux journaliers, et quand t'auras terminé ta journée de travail, t'iras trouver Monsieur de Fontaine dans son bureau.

Perplexe, le jeune homme se hâta de quitter l'écurie, pour retrouver une certaine quiétude sur les chemins qui le conduisaient aux champs. Pendant les fenaisons, son travail consistait à faire des aller-retour incessants entre les prairies de fauche et les granges du château. Les journaliers chargeaient tellement sa charrette de fourrage, qu'il devait prendre toutes les précautions pour ne pas en perdre une partie dans les sentiers cahoteux. Dans la précipitation, il arrivait que certains charretiers renversent leur chargement dans un fossé ou s'enlisent dans une ornière, mais Augustin faisait preuve d'une grande dextérité. Entre ses mains, aucun cheval n'avait jamais été blessé, ni aucun matériel cassé. Il connaissait bien ses bêtes et savait les diriger de la voix et du geste, en les faisant marcher avec régularité. Malgré son impatience de terminer cette journée au plus vite, il savait que prendre le trot, avec sa charrette chargée, lui aurait valu une amende prise sur son salaire, et qu'une récidive aurait entraîné un renvoi. Alors, bien qu'il fût soucieux au sujet de son rendez-vous avec Monsieur de Fontaine, il se concentra sur sa tâche et veilla à ce que les chevaux ne fassent pas de faux pas, malgré les cahots et les pierres.

Au bout d’une demi-heure de trajet, il perçut les voix tonitruantes des hommes qui travaillaient dans les champs de fauche et arrêta sa charrette. Sautant lestement sur un tapis de graminées coupées, il fut chaleureusement accueilli par les acclamations et les rires des filles de cuisine, qui l'attendaient au bord du chemin avec leurs gamelles et leurs bonbonnes de vin d'orge. Gêné par leurs tenues débraillées et leur attitude impudente, il s'éloigna et chercha une meule de foin contre laquelle se reposer, en attendant que les journaliers aient rempli sa charrette. Retroussant les pans de sa blaude[16] dans sa ceinture, il s'assit par terre, le dos calé contre un meulon[17]. Il aimait l'odeur tenace des herbes coupées, le vrombissement des abeilles tournoyant autour des fleurs équeutées, et l'agitation des sauterelles paniquées, qui bondissaient dans tous les sens autour de ses sabots noirs. Rejetant instinctivement la tête en arrière, pour mieux humer le fond de l'air et scruter l'immensité du ciel sans nuages, il soupira.

- Vous aimez la solitude ? l'interrogea soudain une voix douce et limpide comme un filet d'eau claire.

Surpris, Augustin sursauta, comme s'il eut été pris en flagrant délit de paresse, et se leva tel un ressort. Ébloui par le soleil ardent, il crut reconnaître la jeune fille qui l'avait interpellé la veille. Oui, c'était bien elle qui lui avait crié : Aide-toi et le ciel t'aidera ; c'était cette voix qui avait résonné inlassablement dans ses oreilles sur la route de Saint-Aubin-des-Bois, jusqu'à ce qu'il arrive chez ses parents…

Elle rit de le voir confus et répéta un peu plus fort :

- Vous aimez la solitude ?

- J'aime surtout le calme, lui répondit-il, en jetant un regard furtif vers les filles de cuisine qui jactaient bruyamment, en minaudant autour des garçons de ferme.

- Moi aussi, lui dit-elle. Je n'aime pas leurs manières et les journaliers me font peur…

- Ils ont de la bouche, mais ils ne vous toucheront pas, l'assura-t-il, je vous en fais serment.

Elle sourit timidement, rassurée quant à ses impressions à l'égard du jeune homme qui lui avait semblé si chevaleresque et combatif, la veille. 

- Vous êtes nouvelle au château ? Je ne vous avais jamais vue avant-hier après-midi, et vous n'avez pas l'accent des gens d'ici, ajouta-t-il, heureux d'engager une conversation avec une personne si douce et si polie.

- Je viens d'être embauchée aux cuisines, répondit-elle, avant qu'un journalier ne siffle Augustin pour lui rappeler qu'il était temps de repartir au château, avec son chargement de filles et de fourrage.


Suite


[1] Ce poème, Rudyard Kipling l'a été écrit en 1910 pour son fils unique John, alors âgé de douze ans ; celui-ci périt à dix-sept ans, lors de sa première bataille, pendant la guerre de 1914-18. Drame culpabilisant pour l’auteur qui l’avait poussé dans ce choix militaire, alors qu’il avait été réformé pour cause de myopie.

[2] Bâtiment permettant d'entreposer le résultat de la collecte de la dîme, un impôt de l'Ancien Régime en faveur de l'Église catholique portant principalement sur les revenus agricoles collectés. (l’évêque était chargé d’en répartir le produit entre les prêtres, l’entretien des lieux de culte, lui-même et les pauvres)

[3] Personnes gardant et conduisant les bœufs lors des travaux agricoles.

[4] Personne dont le métier est de dépecer et de couper en morceaux un animal mort.

[5] En patois beauceron : Regarde le fou qui se met en peine pour ce bidet ! (petit cheval trapu à tout faire, qui servait indifféremment à la selle, au bât ou au trait).

[6]  En patois beauceron : Qu'est-ce que tu as imbécile ?

[7]  En patois beauceron : Ça sent l'équarrissage !

[8]Voix très puissante, comme celle des crieurs de l'armée grecque de l'Antiquité.

[9] Citation tirée de la pièce "Richard III" de William Shakespeare, où le roi perd son cheval sur le champ de bataille et en demande un autre contre toutes ses possessions, afin de tuer son dernier ennemi. (Acte V, scène IV). Cette locution signifie que l’on est prêt à tout pour obtenir quelque chose.

[10] "Aide-toi et le ciel t'aidera !" est la maxime qui conclut la dix-huitième fable du livre VI de Jean de la Fontaine, édité en 1668 : "Le chartier embourbé". Le terme "chartier" » est la forme ancienne du mot "charretier".

[11] Période des récoltes de fourrages qui atteignait son point culminant.

[12]  Mélange de terre rouge et de paille de blé compacté aux pieds.

[13]   Chien de chasse et de garde, rustique, au poil dur, gris et marron, reconnaissable à sa moustache et sa barbe blanche et bien fournie.

[14] En patois beauceron : Quelle affaire compliquée !

[15]   Repas porté aux champs.

[16] Tunique de drap bleu, aux manches longues.

[17] Petite meule.

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