L'esprit de Noël
"Si tu sais être dur, sans jamais être en rage,
Si tu sais être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moraliste et pédant."
Rudyard Kipling
Il était prévu que les élèves-maîtres quittent l'école le dimanche précédent Noël, afin de passer une semaine de congé auprès de leurs familles. Dans les couloirs et les dortoirs, la fatigue et l'agitation des jeunes normaliens étaient palpables. La froideur de l'hiver, l'ardeur et l'application, dont ils avaient fait preuve ces derniers mois, et l'excitation liée à la perspective des fêtes de fin d'année, créaient une atmosphère tendue, pleine d'excitation et de joie.
Pauline Person aimait tout particulièrement cette période qui lui rappelait la douce euphorie de son enfance privilégiée, passée à Paris, face au jardin du Luxembourg. C'était son premier Noël à Chartres et la nostalgie la gagna. Elle songeait au temps où sa mère vivait encore, et organisait de fastueuses festivités de fin d'année. Malgré les réticences de son époux, elle fit livrer un grand sapin qu'elle installa dans le hall de la maison du Vidame, et commanda des Kugels, venues tout spécialement d'Alsace. Il y avait en cette fin de décennie, un réel engouement pour ces boules de verre soufflé, recouvert à l'intérieur de nitrate d'argent ou de mercure. Grâce à ses talents de décoratrice, les délicates sphères rejoignirent bientôt les pommes et les rubans qu'elle avait accrochés au sapin. Si les élèves étaient admiratifs de ces jolis ornements, ce n'était pas le cas de son beau-père, qui se plaignait des prodigues[1] enfantillages de la jeune femme. Et les dissensions prirent de fâcheuses proportions, lorsque Clotilde, la sœur aînée de Pauline, lui offrit un poème illustré de Henry Livingston, intitulé "La nuit d'avant Noël". La jeune femme était si heureuse d'avoir reçu cette lettre, qu'elle ne put s'empêcher de la lire aux élèves, lors du diner précédant les vacances :
"C'était la nuit avant Noël, quand dans toute la maison, nul être ne bougeait pas même une souris. Les chaussettes étaient pendues avec soin à la cheminée, dans l'espoir que Saint Nicolas serait bientôt là. Les enfants étaient nichés, bien au chaud, dans leurs lits ; des visions de friandises dansant dans leurs têtes. Maman, sous son fichu, et moi sous mon bonnet, préparions nos cerveaux au long sommeil d'hiver ; quand du jardin monta soudain un tel fracas, que je sautai du lit voir ce qui se passait. Je volai comme l'éclair, et repoussant les volets, j'ouvris la fenêtre. La lune sur la neige fraîche donnait l'éclat de midi aux objets en dessous. Et soudain, à mes yeux étonnés, parurent un traîneau miniature et huit tout petits rennes, avec un vieux cocher, très vif et très rapide. Je sus, en un instant, que ce devait être Saint Nicolas. Plus rapides que des aigles, bondissaient ses coursiers. Il sifflait et criait, en les appelant par leur nom : Allez, Fougueux ! Allez, Danseur ! Allez, Fringant et Rusé ! Allez Comète ! Allez Cupidon ! Allez Élégant et Éclair ! En haut du porche ! En haut du mur, allez galopez, galopez ! galopez tous ! Comme les feuilles mortes qui volent devant l'ouragan ; comme elles montent vers le ciel lorsqu'elles rencontrent un obstacle, ainsi vers le haut de la maison volaient les coursiers, avec leur traîneau plein de jouets, et avec Saint Nicolas. Alors, en un éclair, j'entendis sur le toit, le galop et les coups de chaque petit sabot. Quand je rentrai la tête pour me retourner, Saint Nicolas sortit d'un bond de la cheminée. Il était vêtu de fourrure de la tête aux pieds, et ses vêtements étaient tout couverts de cendres et de suie. Un ballot de jouets jeté sur son épaule, il ressemblait à un marchand ambulant, prêt à ouvrir son sac. Comme ses yeux brillaient ! Ses pommettes joyeuses étaient comme des roses, son nez comme une cerise ! Sa petite bouche comique était tendue comme un arc, et la barbe à son menton était blanche comme la neige ; il tenait un tuyau de pipe serré entre ses dents, et la fumée lui encerclait la tête telle une couronne ; il avait un large visage et un petit ventre rond, semblable à une boule de gelée, qui faisait trembler son rire. Il était rond et grassouillet, comme un véritable lutin joyeux. Et je ne pus m'empêcher de rire en le voyant. Un clin d'œil et un signe de tête m'apprirent bientôt que je n'avais rien à craindre. Il ne dit pas un mot, mais se mit à la tâche en remplissant tous les bas. Puis, il se tourna d'un coup, en laissant son doigt le long de son nez, et en faisant un signe de tête, il remonta par la cheminée. Il sauta sur son traîneau, siffla son attelage, et tous s'envolèrent comme le duvet d'un chardon. Mais, je l'entendis s'exclamer avant qu'il soit hors de vue : Joyeux Noël et bonne nuit à tous[2] !"
Jacques Person-Collard se tenait à la porte du réfectoire, attendant qu'elle ait terminé sa lecture pour se mêler de l'affaire. Même si on conçoit mal qu'un poète soit irritable et qu'un calligraphe si talentueux se mette en colère, le vieil homme était, hélas, connu pour ses emportements légendaires. Bien qu'il ait été un merveilleux écrivain, il fut autrefois renvoyé de son école à Versailles, car il était réputé pour se servir à l'envi[3] de l'instrument qui était l'attribut de son art, c’est-à-dire de sa règle en métal qui lui servait aussi bien à tracer des lignes régulières sur les cahiers de ses élèves, qu'à marquer sur leurs doigts des coups appliqués. Alors que, pour célébrer Noël, la jeune femme avait naïvement lu ce poème aux élèves, son beau-père saisit violemment la lettre, pour la lui confisquer.
- Vous nous chauffez les esgourdes avec vos niaiseries[4] ! s'emporta-t-il, en quittant la pièce précipitamment.
Stupéfiés, les normaliens plongèrent la tête dans leur bol de soupe, et Pauline, rouge de confusion, courut à la bibliothèque pour trouver une consolation auprès de son époux. Jean-Baptiste n'avait pas assisté à la scène, parce qu'il s'entretenait, une fois de plus, avec son ami Augustin. Les deux hommes avaient résolu de passer un instant en tête-à-tête, avant que l'élève-maître ne regagne son village natal pour les fêtes. Échevelée et larmoyante, la jeune femme fit une entrée fracassante dans la pièce.
- Que se passe-t-il ? s'alarma Jean-Baptiste en se levant pour la prendre dans ses bras.
Prenant conscience de la présence d'Augustin, elle se figea et voulut entraîner son époux dans le couloir. Celui-ci résista :
- Diantre[5] ! Que vous arrive-t-il ma chère ?
- C'est votre père, murmura-t-elle entre ses dents.
- Mon père ! s'écria le jeune directeur qui connaissait les facéties du vieux maître. Que vous a-t-il dit pour que vous soyez dans tous vos états ?
- Il m'a pris la lettre que ma sœur m'a envoyée pour Noël et il m'a humiliée devant tous vos élèves, lui expliqua-t-elle en chuchotant presque à son oreille.
- Vous avez lu ce courrier aux élèves pendant le souper ; et mon père n'a pas été sensible à la prose américaine ! s'exclama Jean-Baptiste qui venait de comprendre ce qui venait de se passer.
Confuse, Pauline baissait la tête, n'osant croiser le regard d'Augustin et fuyant celui de son époux. Compatissant, le jeune directeur la serra contre son cœur, baisa son front et lui demanda de se calmer en attendant qu'il règle cette affaire. Soulagée, la jeune femme sécha ses larmes ; elle savait qu'elle pouvait compter sur son époux. Car, autant Jacques Person-Collard était d'humeur batailleuse et belliqueuse, autant son fils avait un caractère doux et mesuré, capable de raisonner le plus irascible des hommes. Apaisée, Pauline regagna sa chambre en prenant soin de ne croiser personne dans les couloirs de la grande maison.
- Désirez-vous que je vous laisse régler cette affaire ? demanda Augustin, gêné d'avoir assisté à la scène.
- Cela attendra demain ! lança le jeune directeur. La nuit aura calmé les esprits échauffés !
- Il est évident que Noël a perdu de sa sacralité, constata Augustin, qui cherchait un sujet de discussion susceptible de les élever au-dessus de cet incident domestique.
- Vous pouvez le dire ! admit Jean-Baptiste. La révolution industrielle a transformé la célébration de la nativité en fête infantile et commerciale.
- Dans ma campagne, nous ne sommes pas encore confrontés à ces nouveaux rituels, ajouta Augustin.
- L'homme moderne s'est fait une opinion de Dieu en puisant à la fois aux sources païennes et chrétiennes et il ne reconnaît plus la réalité de son péché. Il a pris l'habitude de dissocier la bonté de Dieu de sa sévérité, soupira Jean-Baptiste.
- Pensez-vous vraiment que cela ne concerne que l'homme moderne ? l'interrogea Augustin, dubitatif.
- Schleiermacher ! Ça ne vous dit rien ? l'apostropha Jean-Baptiste, d'un ton irrité.
- Un prussien ? l'interrogea Augustin.
- Contrairement à une idée répandue, ce n'est pas à l'Angleterre victorienne ou à l'Amérique de Martin Van Buren[6] que l'on doit ces excentricités de la célébration de Noël, avec son sapin et ses cadeaux emballés. Ce rituel est apparu au sein de la confédération germanique[7], sous l'influence du pasteur Friedrich Schleiermacher[8]. À l'origine de la théologie du sentiment, il prôna, en effet, une nouvelle sensibilité noëlique centrée sur l'enfant. Et selon lui, la joie de l'enfant devait s'exprimer non pas dans les églises, mais au sein de la famille.
- La joie de l'enfant ? s'étonna Augustin. Mais pourquoi avoir détourné les chrétiens de l'incarnation divine pour qu'ils accordent leur attention à des émotions futiles ? Qui plus est, à celles des enfants si spontanés et immatures par nature ?
- La théologie moderne a, hélas, été fortement marquée par les Lumières[9]. Depuis cette période, le centre de la théologie n'est plus la trinité divine, mais les êtres humains et leur raison. Schleiermacher, mais aussi les philosophes Kant et Hegel, ont non seulement donné la prépondérance à la raison, aux émotions et aux expérimentations, mais ils ont aussi rejeté l'inerrance[10] de la bible et l'orthodoxie conservatrice, au profit d'une théologie libérale et fantaisiste. Ces gens sont prêts à confondre Dieu avec un lutin joufflu qui leur enverra des cadeaux, selon la liste qu'ils lui auront faite !
- En seraient-ils à dire que les récits bibliques sont des fables, et que le péché ne pose plus aucun problème ? s'offusqua Augustin.
- Pourquoi, à votre avis, l'appellent-ils le bon Dieu ? soupira Jean-Baptiste. Si quelqu'un tentait de leur expliquer qu'ils doivent le craindre et lui obéir, ils le traiteraient aussitôt de puritain d'un autre âge !
- Moi qui pensais que le modernisme nous libèrerait de toutes formes de croyances obscures et superstitieuses ! s'exclama le jeune normalien.
- L'homme pécheur dans toute sa splendeur est une incorrigible fabrique d'idoles ! constata le directeur, en se servant un thé brûlant.
- Depuis l'aube des temps, les hommes ont remplacé une idole par une autre, sans jamais s'arrêter, renchérit Augustin, attristé.
- Depuis la chute d'Adam en Éden ! ajouta Jean-Baptiste, dégoûté.
- Mais n'êtes-vous pas optimiste quant à l'avenir ? s'enquit Augustin plein d'espérance.
- C'est une lutte sans fin et je crains qu'à l'avenir, la guerre ne soit plus ardue ! lui répondit Jean-Baptiste, une larme à l'œil. Je crains qu'un jour l'université et l'enseignement primaire soient soumis à un régime nouveau, moderniste aux valeurs libérales. Les temps sont durs et la situation est équivoque. Pour être et rester un bon directeur, il faut courir bien des bordées au milieu de nombreux écueils !
- Mais l'honnêteté et la droiture doivent triompher à Chartres, comme elles triomphèrent pour vous, à Versailles et Albi ! tenta de l'encourager le jeune normalien.
- Plus le temps passe et moins les épines sont douces ! renchérit Jean-Baptiste. Je fais figure de résistant, alors que la politique actuelle tend à nous retirer le monopole sur les écoles primaires. L'université française devient de plus en plus anti-chrétienne et le corps universitaire presque tout entier a abjuré Jésus-Christ en enseignant un rationalisme des plus hardis.
- Vous n'êtes pas le seul à résister aux courants contraires, lui rappela Augustin.
- Je crains pourtant qu'une nouvelle loi[11] donnant plus de liberté à l'état nous soit fatale et ne fasse qu'aggraver les maux de la France en l'amenant à la ruine.
- Ne craignez pas ! l'exhorta Augustin. Faites confiance à Dieu et abandonnez le sort de votre poste et celui de votre école entre ses mains !
- Vous avez raison, admit le jeune directeur. L'heure n'est pas au défaitisme. Nous devons célébrer Noël et nous occuper de nos familles.
- J'espère que la vôtre ne vous donnera pas de fil à retordre ces prochains jours, sourit le jeune normalien, en pensant à son vieux professeur de dessin et à Pauline.
- Je vous souhaite de bien profiter de votre séjour à Saint-Aubin-des-Bois, conclut Jean-Baptiste. Faites mes amitiés à votre femme et à vos parents, ainsi qu'à Monsieur de Fontaine. Et souhaitez-leur un joyeux Noël de ma part.
- Je n'y manquerai pas, l'assura Augustin en lui serrant chaleureusement la main.
Le lendemain matin, les familles, habitant aux environs de Chartres ou dans des villages plus reculés, se présentèrent à l'école chacune leur tour, pour récupérer l'un ou l'autre des élèves. Malgré la brume hivernale, flottant au-dessus des terres nues et gelées, qui rendait le paysage plus monotone, la route de Saint-Aubin-des-Bois à Chartres parut moins longue à Augustin. Louis, à l'ordinaire si taciturne, était si content de revoir son frère, qu'il le harcela de questions et lui donna une profusion de détails sur la vie à la ferme. Avec intérêt, le jeune normalien écouta ses propos et assouvit la curiosité de son cadet, profitant de l'occasion pour lui livrer quelques conseils d'horticulture et d'arpentage qu'il avait appris à l'école. Bien que trois mois seulement se soient écoulés depuis qu'il résidait en ville, Augustin se sentit comme un exilé parmi les siens : la ferme parentale lui parut si petite et la cour si boueuse, leur langage si pauvre et leurs manières si rustres. Gêné d'éprouver de tels sentiments, il s'efforça de rester le fils aimant qu'ils avaient connu, en répondant simplement et courtoisement à leurs questions. Il avait si peur qu'ils le prennent pour un citadin arrogant ou pour un moraliste[12] suffisant.
- Était-ce possible que la vie universitaire m'ait autant et si promptement transformé ? se demandait-il, inquiet que ses retrouvailles avec Louise lui procurent la même confusion.
Augustin ne put retrouver son épouse qu'au soir du 24 décembre, alors qu'exceptionnellement toute la famille s'était rendue à l'office de la nativité à Fontaine-la-Guyon. Tandis qu'ils rejoignaient la longue file des fidèles qui se rendaient à la messe, guidés par la tonalité de la cloche qui sonnait à toute volée, Augustin aperçut Pauline emmitouflée dans sa chaude limousine[13] et la rejoignit. La jeune femme se réjouit de le revoir à cet office qui semblait célébrer leurs retrouvailles en musique. Les cantiques, chantés en patois, traduisaient, en effet ce soir-là, la cohésion de la communauté paysanne, qui entonnait les chants avec ardeur. Des jeunes filles défilaient en tenant à la main un cierge entouré de rubans colorés, en mémoire des bergers venus adorer le Christ dans la crèche de Bethléem. Plongé, avec tous les fidèles, dans cette nuit mystique porteuse d'espoir et de joies, Augustin en oublia temporairement ses doutes et ses inquiétudes. Serrant avec passion la main de son épouse dans la sienne, il chanta à tue-tête de sa voix de ténor les cantiques de Noël qu'il connaissait depuis son enfance. Étonné des progrès vocaux de leur fils et de la hardiesse qui l'animait, Stanislas et Marie le regardaient en riant et en affichant un air de fierté. La messe terminée, Pauline se joignit à la carriole familiale tirée par le vieux bourrin, pour rejoindre la ferme de Saint-Aubin-des-bois.
À peine entrée dans la petite masure de torchis et de chaume, la mère de famille frappa la bûche avec la pelle à feu et en fit jaillir le plus d’étincelles possible, en disant : "Bonne année, bonnes récoltes, autant de gerbes et de gerbillons !"
Troublé par ce rituel, censé apporter bonheur et prospérité tout le reste de l'année, Augustin se concentra sur sa jeune épouse et l'aida à retirer sa lourde limousine, avant de l'inviter à s'attabler. Son regard balaya la table que sa mère avait dressée avant de partir à l'église. Elle avait disposé avec soin un grand nombre de coquelles remplies de noisettes, de sucres d'orge et de cerises trempées dans de la liqueur. Dans la marmite, suspendue à la crémaillère, bouillonnait une poule au pot avec ses poireaux, ses carottes et ses navets, et sur le bord du trefiau[14] était posée une tarte qui fleurait bon les pommes caramélisées. Toutes ces petites attentions maternelles apaisèrent son cœur, et il reprit ses esprits en se souvenant soudain qu'il avait rapporté des cadeaux dans ses bagages. C'était une grande corbeille de jonc tressé, dans laquelle étaient joliment disposés des cochelins de Noël[15], des macarons frais, des roussettes[16] garnies de gelée de pommes et des dragées. Émerveillés par toutes ces gourmandises, ils festoyèrent avec joie, jusqu'à ce que leurs estomacs soient remplis, et leurs esprits alourdis par la fatigue et le cidre doux qui avait arrosé le repas. Pour éviter un nouveau déplacement en carriole au milieu de la nuit, Louis avait laissé son lit aux jeunes mariés, et s'était confectionné un matelas de laine rudimentaire qu'il déroula devant la cheminée. Gênée par le manque d'intimité que lui offrait cette modeste demeure, Louise retira ses bottines de cuir et s'allongea aux côtés d'Augustin, tout habillée. Même si un rideau les cachait du reste de la maisonnée, elle dormit peu, incommodée par le manque de confort de ce lit rustique, et par les ronflements intempestifs de son beau-frère. Habitué à la vie en collectivité, Augustin dormit à poings fermés. Il n'entendit même pas sa mère se lever à l'aube, pour traire les vaches et faire bouillir le lait frais. Les yeux grands ouverts dans la pénombre, Louise n'osait bouger ; elle se contenta de poser sa main sur celle de son époux. Même si elle avait souhaité plus de libertés dans leurs retrouvailles, elle décida de savourer chacun de ces instants privilégiés. Elle se réjouit donc de pouvoir le regarder dormir paisiblement, de sentir l'odeur et la chaleur de sa peau, et de le voir se réveiller à ses côtés. Un sourire aux lèvres, elle se dit qu'elle avait accompli un exploit : pour la première fois, elle avait dormi à la ferme et dans une telle promiscuité avec les membres de cette famille ! Amusée par ce défi, qu'elle avait malgré elle relevé, elle finit par oser se lever, et affronta cette matinée, avec la bonne humeur qui la caractérisait d'ordinaire.
Ensemble, ils prirent un petit déjeuner festif, composé de lait entier, de crème fraîche miellée, et des différents biscuits offerts par Augustin. Puis Stanislas et Louis sortirent s'occuper des bêtes à l'étable, tandis que Marie vaqua à ses occupations. Les jeunes mariés en profitèrent pour marcher main dans la main dans la campagne environnante. Après plus d'un mois de séparation, ils purent enfin se serrer dans les bras et s'embrasser au détour d'un chemin. C'était peu de choses, mais ils durent s'en contenter, puisqu'ils n'avaient pas encore les moyens ni l'opportunité de vivre sous le même toit. Il leur fallait être patients, en attendant qu'Augustin soit diplômé. Ce n'est qu'en septembre 1841, qu'il pourrait enfin être affecté dans un village des environs, pour y exercer son métier d'instituteur, et être logé par la commune qui l'emploierait.
Se promenant dans les champs glacés, ils firent des projets d'avenir et discutèrent de leur actualité quotidienne. Le jeune normalien parla de son école, de son ami Jean-Baptiste, de la juvénile Pauline et du vieux professeur de dessin acariâtre. Louise donna des nouvelles de Monsieur de Fontaine, des charretiers et des filles de cuisine, mais aussi de son père et de ses frères qui lui avaient écrit pour Noël. Ainsi s'écoulèrent les heures et les jours dans la campagne beauceronne, au cœur d'une famille pleine d'amour simple, et d'abrupt confort. De douces amitiés en gestes tendres, de paroles réconfortantes en grandes espérances, le temps fila plus vite qu'ils ne l'auraient voulu…
[1] Dépensiers.
[2] Ce poème américain parut dans la revue Sentinel du 23 décembre 1823 et fut ensuite repris par Clément Clarke Moore en 1844. Il est en grande partie, à l'origine de la légende du Père Noël qui se répandit avec succès à la fin du XIXe siècle aux États unis d'Amérique et en Europe de l’Ouest.
[3] À qui mieux mieux.
[4] En argot du XIXe siècle : Vous nous chauffez les oreilles avec vos sottises, c’est-à-dire : vous nous agacez avec ces choses idiotes.
[5] Interjection familière et désuète qui peut être interprétée comme un signe d'étonnement ou d'admiration.
[6] Président des États unis d'Amérique démocrate de 1837 à 1841, il fut le premier président à naître citoyen américain.
[7] Ancien nom de l'Allemagne de 1815 à 1871, cette confédération regroupait 39 états de la Prusse et de l'Autriche.
[8] (1768-1834) Influencé par Platon, Aristote, Spinoza et Kant, il introduisit dans ses discours l'idée que la doctrine n'était pas une vérité révélée par Dieu, mais la formulation faite par des hommes de la conscience qu'ils avaient de Dieu. Sa théologie développa des courants libéraux, mystiques, piétistes et panthéistes.
[9] Mouvement philosophique, littéraire et culturel que connut l'Europe de 1715 à 1789 qui se proposa de dépasser l'obscurantisme et de promouvoir les connaissances.
[10] Position doctrinale selon laquelle la Bible est infaillible, elle fait autorité et a une valeur dogmatique.
[11] La loi Falloux passa en 1850, entraînant par réaction une association plus étroite entre la défense de la laïcité et les idées démocratiques. Ainsi se creusa le fossé qui sépara les écoles privées et laïques. Cette loi, qui avait pour auteurs Montalembert, l’abbé Dupanloup et Thiers, suspendit, comme l'avait craint Jean-Baptiste, le monopole de l’université (alors chrétienne) sur les écoles.
[12] Intellectuel qui propose des réflexions sur les mœurs, les usages et les coutumes humaines, les caractères et les façons de vivre.
[13] Cape à capuche.
[14] Grand tronc de chêne qui devait brûler pendant 3 jours à la période de Noël (tréfeu = trois feux).
[15] Viennoiseries en forme de bonhommes en pâte feuilletée garnie de chocolat noir.
[16] Beignets levés et frits en forme de losanges.
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