mercredi 14 août 2024

8. Le belaud sacrifié

 


Le belaud[1] sacrifié

 

Lundi 04 avril 1836

 

La Semaine sainte, qui marquait la dernière partie du Carême, avait été particulièrement chargée en activités agraires. Près du moulin, les rives de la Nère avaient été drainées et assainies à temps, pour que les tubercules de pommes de terre soient plantés. Il faut dire que le projet d'une vraie ferme autour du moulin était sur le cœur du père Chollet depuis sept longues années. Dans un premier temps, son but était de stimuler le fonctionnement des écosystèmes naturels afin qu'ils s'autorégulent grâce à leur diversité. C’est pour cette raison qu’il avait créé du thé de compost pour irriguer ses champs, puisqu’il sèmerait des couverts végétaux et planterait un verger. Avec ses fils, il voulait construire un poulailler, une bergerie et une porcherie, avant d'acheter des volailles, des brebis, une truie, des ânes et un chien. Le couvert végétal nourrirait les ânes et les brebis et servirait d'éponge pour retenir les eaux de pluie ; les bouses fertiliseraient le sol et attireraient les mouches qui donneraient vie à des vers ; les fruits pourris et les larves nourriraient les volailles, et peu à peu la ferme du moulin entrerait dans une phase de régénération. Elle deviendrait un habitat pour les bêtes des champs : les oiseaux, les insectes, les rats, les escargots... ainsi que les couleuvres, les belettes et les martres. Le père Chollet savait pertinemment que ce qui au départ serait problématique, finirait par se réguler ; et que la vie bucolique s'harmoniserait avec la vie sauvage. Il comptait sur la grâce de Dieu, et observa scrupuleusement la nature, pour décoder son fonctionnement. De cette façon, ils résoudraient les invasions d'escargots sur les arbres fruitiers en laissant les oies en liberté dans le verger. De même, les poules picoreraient les charançons, les coccinelles dévoreraient les pucerons et les chouettes avaleraient les rats... Ainsi, les Chollet saisiraient toutes les opportunités que leur offrait la nature en gardant espoir en Dieu. Leur foi et leurs méthodes encouragèrent la famille Gaugue à les imiter et à venir les aider pour apprendre à leur contact.

Comme chaque année, entre l'ensemencement des pois et des betteraves, Jean-Baptiste, Pierre et Etienne délaissèrent les travaux des champs pour s'adonner à la tonte des brebis. Pierre était chargé d’attraper les bêtes dans l'aire de tonte, où le troupeau avait été rassemblé. Puis, il les amena, une par une, à son père qui les tondit. La laine, progressivement retirée, avec des forces[2] et en un seul tenant, passait ensuite au rouleau pour éliminer les matières fécales, les fragments de peau, les brindilles et les feuilles. Puis Etienne enroulait chaque toison en ballot et les entassait dans la grange jusqu'à ce que le cardeur vienne les chercher avec sa charrette.

 De son côté, Montaine veillait avec une grande attention aux agnelages. Elle savait que chez les brebis, la gestation durait environ 147 jours et que les siennes avaient été mises au bélier début janvier. La jeune bergère avait donc commencé à attendre la naissance des agneaux, dès le premier avril. Chaque jour, en les trayant, elle vérifiait si leurs mamelles étaient dures au toucher et gorgées de colostrum. Elle surveillait soigneusement les futures mamans, car elle savait que dans les dernières heures précédant l'agnelage, la plupart des brebis cherchaient à se mettre à l'écart du troupeau. Elles commençaient à s'agiter, se couchant et se relevant fréquemment, fouettant de la queue et bêlant continuellement pendant plusieurs heures. La majorité d'entre elles mettaient bas sans aide, et la plupart des agneaux naissaient en se présentant normalement, c'est-à-dire les pattes antérieures en premier. Toutefois, Montaine ne manquait pas de vérifier que l'agneau respirait bien, et que ses narines n'étaient pas encombrées. S’il avait du mal à se lever, elle le pendait quelques secondes par les pattes arrière, ou lui versait de l’eau dans les oreilles. Mais généralement, au grand émerveillement de la jeune bergère, les agneaux cherchaient très vite à se tenir debout, et commençaient à téter leur mère quelques minutes après la mise bas.

Au petit matin du lundi de Pâque, alors qu'elle trayait ses brebis, de jeunes pâtours[3] arrivèrent jusque chez elle, pour l'élire reine des berlués[4] et, selon la coutume, la couvrirent de rubans et de fleurs. À ce titre et ainsi affublée, elle devait aller de maisons en maisons récolter des œufs pour leur dîner ; mais elle refusa, prétextant attendre la naissance de son dernier agneau de l'année.

- Tu viendras quand même ce soir avec ton frère Pierre ? Il y aura Sylvain, Pauline et Jean-Victor Chollet, ainsi que Marie Derouet et Marie Foltier, insistèrent les pâtres pour l'encourager à participer à leur repas champêtre. 

Elle leur expliqua qu'elle ne pouvait rien promettre, ne sachant pas à l’avance à quelle heure elle pourrait les rejoindre. Ils lui donnèrent tout de même rendez-vous dans la clairière entourée d'aubépines et d'églantiers, là où ils partageraient œufs durs, fromentée[5] et pâté berrichon, et où ils danseraient la bourrée, en lançant à tue-tête des iou-ious. Dans son cœur, la jeune fille se posait encore mille questions sur ces coutumes étranges. Elle savait que les bergères, élues reines d'un jour, représentaient Maïa, la mère universelle et la déesse de la nature chez les gaulois, symbole de fécondité et du printemps qui renaissait. Qu'à cela ne tienne, les pâtours décidèrent que cette année, la reine serait Marie Foltier, la fille du cardeur[6].

Après avoir fini la traite, la jeune fille rencontra sa mère, qui partait à la messe avec Marie, Louis et Justine. Comme tous les fidèles, en ce lundi de Pâque, elle partait avec un panier d'œufs à la main, pour faire cette offrande au curé.

- Je reste cheu nous pour le dernier belaud à naître ! lui dit-elle, en déposant son seau de lait dans la cuisine.

       Après avoir avalé deux ou trois fois le contenu de sa sébile de bois, et avoir mangé un quignon de pain sec, elle s'installa dans l'ouche[7] avec son troupeau. C'était un beau verger entouré de noyers, situé derrière la grange de la petite maison familiale, où le fruit abondait, selon la saison, tant en prunes qu’en guignes[8], en poires, ou en pommes. Mais la jeune bergère ne parvenait pas à se réjouir de la beauté du paysage qui l'environnait, tant elle s'inquiétait de l'agnelage du dernier belaud qui tardait. Calée contre une meule de foin, elle se résigna à passer la journée à surveiller sa dernière brebis en gestation. Machinalement, le regard perdu dans le vague, elle creusait avec une brindille dans un rond marqué par le feu où, autrefois, elle avait fait flamber quelques châtaignes. Broyant ces vieilles cendres, elle laissait errer ses pensées, jusqu'au moment où Pierre vint la rejoindre dans le pré. Arborant un sourire radieux, il s'assit tout près d'elle, et rejeta instinctivement la tête en arrière pour mieux humer le fond de l'air et observer l'immensité du ciel sans nuages :

- Quoi qu'te fais la Montaine ? T'as l'air tout triste ?

- J'attends la naissance du belaud !

- Et ça te met en verdingue[9] ? s'étonna-t-il.

- Non !

- Mais tu rouscailles[10] ! T'as du vague à l'âme ? insista-t-il.

- J'braye du noir[11] ! riposta-t-elle en lui montrant le trou plein de vieilles cendres qu'elle s'amusait à creuser davantage.

- J'm'en doutais. C'est pour cela que je t'ai ramené ça ! s’exclama-t-il, en lui tendant un petit recueil de méditations spirituelles, trouvé dans une maie des Chollet.

- A c'tte heure, tu t'promènes avec ces livrets dans tes poches, comme la Pauline ? le taquina-t-elle.

- Je te le lis ? lui proposa-t-il un sourire aux lèvres, en la bousculant gentiment avec son coude.

Le visage renfrogné, la jeune bergère écouta, malgré elle, la lecture du petit manuel défraîchi par l'usage répétitif que ses propriétaires en avait fait :

- L'indéfini conduit à la mélancolie et le flou induit à la tristesse. Le vague à l'âme est imprécision, confusion et indécision semant le doute et le trouble ; c’est une silhouette indistincte qui s'estompe dans le brouillard indicible d'un avenir indéterminé, commença Pierre.

- Y'a pas à dire, murmura Montaine dans un souffle à peine perceptible. 

- Et la tristesse s'alimente aux sources obscures de nos pensées confuses, aux confins de notre imagination débordante et morbide. Le vague à l'âme, décrit ainsi une âme en peine qui erre dans les brumes faméliques et cruelles d'une souffrance qui se complait dans les ombres, et qui flotte, ballotée par des courants contraires vers des horizons infernaux, poursuivit le jeune homme.

- Le vague à l'âme nous fait dériver dans des zones de pénombre, là où l'obscurité nuit en plein jour, admit la jeune fille, de plus en plus intéressée par la lecture du petit livret.      

- Pourtant la première épitre de Jean indique que si nous disons que nous sommes en communion avec Dieu, et que nous marchons dans les ténèbres, nous mentons, et nous ne pratiquons pas la vérité. Autrement dit, si nous conservons une étroite communion avec Dieu, nous ne pouvons pas marcher dans les ténèbres du péché ou du désespoir. D'autre part, le Psaume 119.105 explique que la parole de Dieu est une lampe à nos pieds et une lumière sur notre sentier. En faisant de la Parole de Dieu nos délices, en la méditant scrupuleusement chaque jour et en mettant en pratique ses enseignements, nous sommes semblables à quelqu’un qui marche dans les ténèbres - triste image de ce monde et de notre cœur naturel - mais dont la route est éclairée par la lampe que nous tenons fermement en main.

- Notre vie spirituelle et notre paix sont sans cesse menacées par Satan et par le péché, mais elles sont gardées par la Parole vivante et vraie, brillante et rassurante, se réjouit Montaine.

- Littéralement, nous devons garder la Parole de Dieu comme un trésor dans notre cœur, afin de ne pas rater le but de notre existence, et de ne pas nous détourner de la volonté de notre Père céleste, renchérit Pierre.

- Il faut donc avoir recours à la Parole divine pour dissiper tous les voiles d'ombres oppressants qui cherchent à nous embrumer, en conclut la jeune bergère.

-  Et à nous piéger, comme le filet de l'oiseleur ! s'exclama son frère avant de poursuivre sa lecture. Pour échapper au vague à l'âme, il faut de la clarté dans notre théologie et dans notre foi ! De même que pour échapper à la nuit, il faut de la lumière et que pour échapper à la solitude, il faut de la compagnie, on guérit d'un excès de quelque chose par le contraire de cette chose-là. Christ est à la fois la lumière qui brille dans les ténèbres, la Parole incarnée et celui qui a promis de nous tenir compagnie éternellement. Plutôt que d'errer indéfiniment dans les affres obscures de nos déserts ou de nos océans déchaînés, nous devons nous accrocher à la lumière qu'il nous a donnée. Christ est avec nous, et son Esprit est en nous. Il faut donc le consulter le plus souvent possible, surtout quand une idée nous fait souffrir, et voudrait nous faire dériver loin de Lui. Grâce à lui, les ténèbres s'éclairent, le brouillard se dissipe, et le vague à l'âme disparaît. Il nourrit notre foi et chasse nos doutes, afin que nous atteignions avec lui le rivage tant attendu.

Alors qu'il reposait l'ouvrage sur ses genoux repliés, Montaine avait l'air dégoûté de s'être encore fait prendre au piège de son imagination morbide, de ses doutes et de sa lassitude. Pierre la prit doucement dans ses bras et lui murmura à l'oreille :

- Si le monde est à la dérive, les chrétiens ont une ancre solide qui doit les faire résister aux courants contraires.

- T'as bien raison, je suis comme les disciples du Christ dans leur barque malmenée dans la tempête ; pourtant le but principal de la vie de l'homme est de glorifier Dieu, et de trouver en lui son bonheur éternel, admit-elle en se remémorant le premier principe du catéchisme de Westminster.

- Le salut se trouve entièrement en Christ, et si tu ne te sens pas dépendante de lui, et de lui seul, ta tristesse n'a rien de surprenant, lui expliqua-t-il avec beaucoup de bienveillance et d'amour. Si tu te tournes vers Dieu et lui confesses tes errances, il te révèlera pleinement la justice de son propre fils. Ne regarde pas à toi, ni à tous ceux qui t'entourent, mais à Christ et à lui seul. L'essence même du salut proclame qu'il est assez bon pour que tu te réfugies en lui. Alors ne te fais pas de souci pour ton belaud ni pour ta brebis. Ne rumine pas tes faiblesses et ton indignité, mais fais-lui tout à fait confiance. Dis adieu une fois pour toutes à ton passé et à tes culpabilités. Christ les a effacés. Cesse de t'interroger sur toi-même et sur tes capacités ; regarde au Seigneur Jésus-Christ ! Tu ne connaîtras la joie du salut qu'à cette condition. Nul besoin de prendre des résolutions de vivre une vie meilleure, de jeûner, de peiner ou de prier davantage comme tous les religieux. Fais seulement de l'Éternel tes délices!

Tendrement, il embrassa sa sœur et se mit à chanter de sa voix de ténor :

- Tel que je suis, sans rien à moi, sinon ton sang versé pour moi, et ta voix qui m'appelle à toi, Agneau de Dieu, je viens, je viens. Tel que je suis, bien vacillant, en proie au doute à chaque instant - Lutte au dehors, crainte au-dedans - Agneau de Dieu, je viens, je viens. Tel que je suis, ton cœur est prêt à prendre le mien tel qu'il est, pour tout changer, sauveur parfait. Agneau de Dieu, je viens, je viens. Oui, je viens. 

- Telle que je suis, ton grand amour a tout pardonné sans retour. Je veux être à toi dès ce jour. Agneau de Dieu, je viens. Je veux être à toi dès ce jour. Agneau de Dieu, je viens, je viens. Je viens, je viens. Je viens à toi, Jésus[12], fredonna timidement Montaine, à son tour.

Et pendant qu'ils reprenaient ensemble ce cantique de tout leur cœur, le belaud, tant attendu, naquit sans difficulté. Pleine de reconnaissance, Montaine le nomma Pascal, en souvenir de ce lundi de Pâque, où l'Agneau sacrifié l'avait transportée d'un rivage de cendres à une rive de joie.

Suite



[1] En berrichon : Agneau.

[2] Instrument de coupe, doté de deux lames réunies par un ressort en acier, qui se chevauchent et travaillent en cisaillement.

[3] En berrichon : Pâtres ou bergers.

[4] Repas champêtre du lundi de Pâques organisé par les pâtres et les bergères.

[5] Froment cuit dans du lait.

[6]Ouvrier qui achetait la laine de Jean-Baptiste et qui la démêlait et la peignait avant d'en faire des matelas. Marie Foltier allait devenir l'épouse d'Etienne quatorze ans plus tard.

[7] Terrain proche de l'habitation et enclos, servant de potager, de verger ou de petit pâturage.

[8] Cerises sauvages douces et sucrées.

[9] En berrichon : De mauvaise humeur.

[10] En berrichon : "Mais tu rouspètes."

[11] En berrichon : "Je broie du noir. "

[12]Cantique anglais de William Batchelder Bradbury écrit au XIX e siècle.

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