mardi 20 août 2024

3. La légende de l'aigle

 

Chapitre 3


La légende de l'aigle

 

"Si tu peux supporter d'entendre tes paroles

Travesties par des gueux pour exciter des sots,

Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles

Sans mentir toi-même d'un mot."

Rudyard Kipling

 

Un soir, Alfred, le premier charretier, vint tourner autour d'Augustin pour lui chercher querelle. Pourquoi l'avait-il honoré quelques jours plus tôt en lui confiant sa carriole et semblait-il si furieux maintenant ? Le jeune charretier avait pourtant pris soin de son cheval et de sa voiture ! Le cœur battant, Augustin ne savait à quoi s'attendre. Peut-être avait-il entendu parler de la proposition que Monsieur de Fontaine lui avait faite et en éprouvait-il quelque jalousie ?

- Ravisez c'te faraud tout peingu ! Il a ses p'tits patigauds[1] ! cria-t-il du fond de l'écurie, en marchant avec furie vers le jeune homme.

Augustin ne broncha pas, et tenta de se concentrer sur le cheval qu'il était en train de brosser. Mais Alfred parvint à sa hauteur en titubant, et en gesticulant. Incontestablement, il était ivre :

- Beau Fuméyer[2]! brailla-t-il en poussant Augustin vers le fond du box.

Sous le regard médusé des autres ouvriers, le jeune homme esquiva les coups, et ne répondit pas aux provocations de son supérieur. Sans aucun doute, Alfred avait pensé que le jeune charretier accompagnerait la vieille Amélie au marché, et il n'avait pas apprécié que ce soit Louise qui y soit envoyée, ce jour-là. Pour réagir de la sorte, il avait probablement, lui aussi, le béguin pour la jeune cuisinière. Mais ce n'était pas une raison suffisante pour qu'il s'enivre ainsi et vienne le provoquer dans les écuries.

- Y veut pas sa roustée, c'te trimardeux[3] ! continua Alfred en le poursuivant autour du cheval qui commençait à ruer de toutes parts et à hennir en signe de nervosité. Pour éviter un drame, Augustin parvint à s'extraire du box, et Alfred se laissa tomber mollement dans la paille pour cuver son vin.

À cette époque où le sens de l’honneur régnait en maître, une insulte lancée en public, un regard de travers, ou un gant jeté à la figure suffisaient pour que deux hommes se retrouvent au petit matin à fendre l’air de leur fleuret. Cette semaine-là, Augustin avait lu dans la gazette, que deux gamins de quatorze et quinze ans avaient joué de la lame dans le bois de Vincennes pour régler un différend. Tous deux avaient été légèrement blessés, mais leur honneur étant sauf, ils étaient rentrés chacun dans leur famille après s’être réconciliés sur le terrain du combat. Augustin ne possédait pas d'arme, mais il craignait qu'Alfred, blessé dans son orgueil, ne le défie en duel le lendemain. Soucieux, il préféra s'isoler plutôt que de discuter avec ses collègues.

Pour s'attirer les bonnes grâces de leur chef, certains avaient pris fait et cause pour lui, et le tirèrent du box pour aller le coucher dans sa chambrée. D'autres s'offusquèrent de son attitude irascible, et critiquèrent son amour de la boisson, sans pour autant défendre Augustin. Ce taiseux, solitaire et soigneux, ne leur inspirait que méfiance et soupçons. Ainsi, les rumeurs allèrent bon train. On se demandait où Augustin avait caché le vieux bourrin, et si le maître du domaine l'avait averti avant son renvoi. Et on s'interrogeait à propos des relations qu'il entretenait avec la nouvelle cuisinière. Les rumeurs grossissaient de bouche en bouche, suspicieuses et calomnieuses, contradictoires, sinistres et infâmes ; elles montaient des cœurs envieux, obtus et fourbes, elles circulaient dans les couloirs et se propagèrent comme une traînée de poudre jusqu'aux oreilles de Monsieur de Fontaine. Elles étaient si viles, que le vieux propriétaire ne décoléra pas. Avant même que l'aube ne se lève, il fit appeler le maître charretier :

- Alfred ! Que s'est-il passé hier soir dans l'écurie ?

- Une légère altercation avec Augustin, rien de grave… répondit-il, la voix encore enrouée par ses excès de la veille.

- Mes gens m'ont rapporté que vous avez enfreint le règlement en buvant à l'excès, et en vous conduisant comme un insensé.

- Les gens exagèrent ! Ils font une montagne de peu de choses… marmonna Alfred, le regard vitreux.

- Alfred ! fulmina Monsieur de Fontaine. Votre rôle est de veiller sur vos ouvriers, et de faire régner l’ordre et la discipline dans mes écuries.

Pétrissant sa casquette, Alfred baissait la tête, comme s'il comptait les lames du parquet en point de Hongrie[4]. Indubitablement, Monsieur de Fontaine avait passé une mauvaise nuit à ruminer sa colère, et le chef des charretiers, qui se trouvait en mauvaise posture, n'osait plus justifier ses actes déplorables.

- Il ne doit exister entre vos ouvriers d'autre sentiment que la noble émulation de remplir dignement les fonctions honorables qui leur sont destinées ! Et c'est votre rôle de faire régner entre eux la plus cordiale confraternité. Point de basses jalousies, de rapports haineux et d'accusations mensongères qui rabaissent les hommes. Or, j'apprends que vous êtes à l'initiative de biens des calomnies ! J'entends que vous êtes ivre, que vous provoquez votre ouvrier et l'injuriez sans autre raison que vos rancœurs et vos convoitises ! tempêta le vieux propriétaire du domaine.

- N'ai-je pas le droit de reprendre un ouvrier qui court la fumelle[5] pendant ses heures de labeur ? Qui sait ce que ces deux-là ont manigancé ? Ils avaient une heure de retard lorsqu'ils sont revenus du marché, se défendit soudain Alfred, piqué au vif.

- Vous avez le droit et le devoir de sermonner un fautif, se radoucit le septuagénaire, comme s'il avait besoin de reprendre son souffle, avant de hurler. Mais vous n'avez absolument pas le droit de vous enivrer, ni de chercher querelle à l'un de vos hommes, s'il n'a rien à se reprocher !

- Rien à se reprocher ? ricana Alfred qui ne pouvait plus contenir son hostilité envers Augustin.

- J'entends, parmi mes gens, qu'Augustin m'aurait volé le vieux bourrin tombé dans ses brancards, le jour des fenaisons ! J'entends, que je ferai preuve d'injustice à son égard, en ne lui ayant donné pour ce crime qu'un sévère avertissement ! J'entends encore, qu'il aurait déshonoré l'une de mes filles de cuisine sous mon toit ! Et vous ne trouvez pas que tous ces commérages auraient pu être évités ! hurla le vieil homme, qui se mit à tousser.

Ne sachant comment justifier tout ce qu'il laissait raconter pour le plaisir de nuire, Alfred ne bronchait plus.

- Par vos maléfiques manœuvres, vous avez cru pouvoir vous venger et vous débarrasser d'Augustin ! l'invectiva Monsieur de Fontaine, en frappant du poing sur son solide bureau de chêne patiné par le temps. Mais Augustin ne m'a jamais dérobé quoi que ce soit ! C'est moi qui lui ai permis d'amener le vieux cheval chez son père ! L'objectif de notre entretien ne vous regarde en rien, mais il n'a jamais été question d'une réprimande ou d'une quelconque menace. Quant à la jeune Louise, puisque c'est elle qui fait l'objet de toutes vos convoitises éhontées, sachez, Monsieur, que c'est une demoiselle tout à fait respectable, et non la fille facile que vous semblez décrire dans vos frasques scandaleuses. Ma femme l'a embauchée au château, parce que sa défunte mère était son amie, sa chapelière, celle qui eut l'amabilité de confectionner autrefois ses coiffes, et le voile qu'elle porta le jour de nos noces.

- Je… je ne… je ne pouvais pas le savoir… bafouilla Alfred, qui était soudainement pris de nausées.

- Justement ! cria Monsieur de Fontaine. Quand on ne sait pas, on se tait ! Votre attitude est inqualifiable, Monsieur. C'est pourquoi je vous prie, instamment, de rassembler vos affaires et de quitter mon domaine avant même que vos ouvriers ne commencent leur journée de travail. Et j'irai, en personne, leur expliquer la décision que j'ai prise à votre sujet. Adieu, Monsieur.

Le vieux propriétaire congédia son premier charretier après lui avoir remis son salaire. Et comme il l'avait annoncé, il se rendit lui-même aux écuries pour en avertir ses ouvriers.

Malgré son âge avancé et sa santé précaire, Alexandre Louis Ollivier de Fontaine était d'une exemplarité et d'une dignité qui marquèrent profondément la mémoire d'Augustin.  Il faut dire qu'il était l'âme de son domaine, et ses fonctions étaient un véritable sacerdoce. Partout où il se trouvait, son influence salutaire se faisait sentir ; un regard, un geste, une parole, venait inlassablement à point pour arrêter l'exécution d'une pensée coupable, ou encourager un penchant à la vertu. Une discipline ferme et intelligente maintenait à l'intérieur de son domaine un ordre admirable et bénéfique au travail. Tous ses domestiques le craignaient et l'aimaient, au-delà même des années passées à son service, car aucun d'eux ne pouvait douter de son attention et de sa sollicitude à leur égard. Et même si l'inexpérience et la maladresse de certains engendraient quelques tourments, tous pouvaient chercher près de lui un conseil ou un appui, à condition qu'ils viennent avec un cœur humble et repentant. Ainsi, Monsieur de Fontaine pouvait se montrer fier de ses succès, de la conduite de ses gens et de la considération dont il les entourait ; c'était sa plus grande ambition et sa plus douce récompense.

Attristé qu'Alfred ait atteint un point de non-retour et perde sa place, Augustin n'en fut pas moins soulagé d'apprendre qu'il serait remplacé par Jules, un brave bouvier qui avait depuis longtemps fait ses preuves au service de Monsieur de Fontaine. Les menaces d'un duel, de sombres jalousies ou de concurrences déloyales s'étaient envolées d'un coup, sans qu'il ait eu besoin de se battre, de se justifier ou de se plaindre.

Le soir même, après son travail, il invita Louise à marcher avec lui, le long du canal[6] qui longeait le parc du château. Il avait besoin de lui parler de l'incident de la veille, et de clarifier ses pensées avant de prendre sa décision finale. D'autre part, la jeune cuisinière lui avait promis de lui conter l'histoire d'un aigle, et il était curieux de savoir en quoi cette fable pourrait lui prodiguer de sages et utiles instructions. Ravie de profiter de cette douce soirée d'été, en si bonne compagnie, Louise ne se fit pas prier pour s'éclipser du château, au bras du jeune charretier.

- Si nous reprenions notre conversation là où nous l'avions laissée ? proposa-t-il.

- C’est-à-dire ? s'enquit la jeune fille, dont l'esprit était encore encombré par les récents incidents.

- L'histoire de l'aigle, se hasarda Augustin, pour lui rafraîchir la mémoire.

- Ah oui ! s'exclama Louise, heureuse de l'intérêt qu'Augustin avait porté à cette vieille légende indienne. Vous voulez vraiment que je vous raconte cette histoire maintenant ?

Augustin proposa qu'ils s'assoient sur un banc, face au canal, pour apercevoir les carpes argentées qui sautaient et les hérissons qui traçaient leur chemin dans les hautes herbes. Dans ce cadre verdoyant et ombragé, il plongea son regard saphir dans les reflets de lumières vespérales[1] qui s'agitaient sur les eaux, et tendit l'oreille à la douce voix de Louise.

- Un jour, commença-t-elle, un guerrier sioux[2] qui s’était aventuré jusqu'aux monts Big Horn, découvrit un nid d’aigle contenant un œuf. Il le rapporta chez lui, et le plaça sous une poule qui couvait. Quand l’œuf vint à éclore, l'aiglon grandit au milieu des poussins, et comme eux, il gratta la terre pour se nourrir. Il ne pensait pas qu'il existait une différence entre lui et ses congénères. Toutefois, un étrange sentiment qu'il ne savait comment interpréter, et qu'il s’empressait d'oublier, le traversait parfois. Mais un jour, un aigle survola la cour de la ferme. L’aiglon ne put s’empêcher de lever les yeux pour l’observer. En un instant, ses ailes se mirent à frémir, et un vif désir de s’envoler très haut dans le ciel le saisit. Dès lors, il ne pensait plus qu'à une chose : rejoindre les sommets des montagnes, qu’il devinait à l’horizon. Alors, il étendit ses ailes, et comprit qu’il était comme cet aigle qui planait au-dessus de lui. Bien qu'il n'ait jamais volé auparavant, il possédait l’instinct et le talent nécessaires pour l'imiter ; alors il prit son envol ! Ses premiers mouvements furent gauches et mal coordonnés, mais très vite, il parvint à les contrôler et à s’élever dans les airs. Et en cet instant prodigieux, il réalisa pleinement qui il était vraiment…

Louise marqua une pause pour tenir son auditeur en haleine, et attirer son attention. Détournant son regard du canal, Augustin fixa ses yeux pers[3], pétillants d'enthousiasme, et il haussa les sourcils pour l'inciter à poursuivre.

- Il venait de découvrir la créature spéciale que Dieu avait créée, conclut-elle, alors, d'un ton enjoué.

- Cette histoire est digne d'un grand conte de Perrault[4] ! s'exclama-il.  Et quelle est sa morale ?

- Le jour où vous découvrirez que vous n’avez vécu votre vie qu’à moitié, l’autre moitié hantera vos nuits et vos jours, jusqu’au moment où vous déciderez de l’assumer, lui dit-elle, la voix étranglée par l'émotion.

- Vous faites encore mouche, Mademoiselle ! avoua le jeune homme, de nouveau bouleversé par la pertinence de ces mots.

- Ce n’est qu’en Christ et en fusionnant avec lui que nous découvrons notre vraie destinée, poursuivit-elle. Nous avons été créés par lui et pour lui. Ainsi, ce n’est qu’en lui que nous pouvons découvrir notre rôle, notre valeur et notre destinée. En d’autres termes, que nous découvrons qui nous sommes réellement ! Tant que vous n’avons pas compris cela, notre vie n’a aucun sens…

- C'est donc l'heure des choix capitaux ! affirma-t-il d'un ton grave.

- Vraiment ? s'étonna-t-elle. Vous avez fait votre choix ?

- Tous les évènements récents ont été comme des aiguillons[5] me contraignant à entrer dans une voie que je n'aurais jamais choisie par moi-même, avoua-t-il. De la chute du bidet jusqu'au renvoi d'Alfred, en passant par toutes ces rencontres fortuites qui nous ont rapprochés l'un de l'autre… Tout m'a poussé à cette fusion avec Christ que je croyais autrefois impossible ! Maintenant, je veux entrer dans la voie qu'il m'ouvre et cheminer avec lui…

- Nos rencontres n'étaient pas fortuites ! l'interrompit-elle, en plongeant intensivement un regard interrogateur dans la profondeur de ses yeux bleus.

Déstabilisé par son regard inquisiteur, le jeune charretier se tut un instant. Il n'avait pas l'habitude d'entendre parler de Dieu avec une telle passion, ni de se remettre à ce point en question. Jusqu'à ce jour, il n'avait jamais réfléchi à la souveraineté de Dieu, à la confiance qu'il pouvait concrètement mettre en lui, comme le faisait Louise. Décidément, par sa foi vivante et ses convictions inébranlables en un Dieu immanent, elle l'avait irrémédiablement poussé dans ses derniers retranchements.

- Est-ce que vous m'épiez, pour être présente à mes côtés, chaque fois que j'ai besoin d'un conseil ou d'un encouragement ? bafouilla-t-il.

- Vous parlez sérieusement ? s'offusqua-t-elle.

- Désolé, ces derniers jours se sont succédé de façon si inhabituelle, que je ne sais plus quoi penser, s'excusa-t-il. Comprenez-moi, ma vie est sur le point de changer radicalement !

- Je vous comprends et je salue votre courage, le rassura-t-elle. Je crois en la providence divine, et je pense vraiment que Dieu exerce une maîtrise parfaite sur l'univers en général, et sur nos vies en particulier. Pourtant, je suis surprise de la vitesse à laquelle vous avez pris votre décision…

- C'est Alfred qui a, malgré lui, précipité les choses, lui expliqua-t-il.

- Quand l’Éternel approuve les voies d’un homme, il dispose favorablement à son égard même ses ennemis[6], admit Louise.

- Vraiment ? s'étonna-t-il. À vrai dire, j'ai craint qu'Alfred ne vous importune, ou qu'il m'oblige à me battre pour protéger notre… idylle.

- Notre idylle[7] ? répéta-t-elle en rougissant. Je pensais que vous parliez de votre choix de suivre Christ et de partir étudier à Chartres.

- Effectivement, lui avoua-t-il, et demain, j'irai dire à Monsieur de Fontaine que j'accepte la proposition de Prosper-Just Pont. Grâce à vous, j'ai compris que je pouvais prendre mon envol. Non parce que je souhaite m'éloigner de vous, mais parce que je dois saisir cette opportunité, et accomplir la destinée que Dieu m'a tracée. D'autre part, la convoitise d'Alfred m'a montré à quel point je vous aime.

Le jeune homme posa un genou sur l'herbe humide et saisissant la main de Louise avec douceur, il lui demanda :

- Louise, ma chère amie, puisque c'est l'heure des choix capitaux ! Accepteriez-vous de m'épouser ?  Je sais que ma formation d'instituteur nous séparera pendant deux années, mais puisque nous ne sommes plus des enfants, je vous promets que nos fiançailles ne dureront pas si longtemps[8].

- Mon choix est fait depuis longtemps, lui répondit-elle, avec un large sourire. J'accepte d'unir ma vie à la vôtre aussi longtemps que je vivrai !

Ému, il la serra fortement contre son cœur et l'embrassa fougueusement sur la joue.

- Définitivement, nous ne sommes pas comme ces cailles qui tournaient en rond au marché ! s'exclama-t-il en levant les yeux vers le ciel.

- Non, nous sommes comme l'aigle qui prend son envol, lui répondit-elle en riant. Et assurément, vous serez un excellent instituteur !

Ravi par la tournure que prenaient les évènements, Augustin sourit en bombant le torse et se dirigea vers le château d'un air triomphant. Amusée, la jeune cuisinière ajouta :

- Outre la légende de l'aiglon qui se prenait pour un poussin, j'ai aussi lu que le seul oiseau qui ose s'attaquer à un aigle, c’est le corbeau. Pour ce faire, il se pose sur son dos et lui mord le cou. Cependant, l’aigle ne répond pas et ne se bat pas contre lui…

- Comparez-vous Alfred à ce sinistre oiseau ? lui demanda-t-il, songeur.

Elle sourit et poursuivit ses explications :

- Pour se débarrasser de son tortionnaire, l'aigle ouvre simplement ses ailes et s’élève de plus en plus haut dans les cieux. Plus il vole haut, plus le corbeau a du mal à respirer, et il finit par tomber asphyxié.

- J'ai pris mon envol, murmura Augustin qui savourait son bonheur.

- Vous avez trouvé la vraie liberté ! s'exclama Louise. Celle qui consiste à suivre l'exemple parfait de notre Sauveur Jésus-Christ.

Stimulé par ces dernières paroles, le jeune homme hocha la tête d'un air grave, et ajouta :

- J'informerai Monsieur de Fontaine de ma décision, et nous nous marierons à Fontaine-la-Guyon.  Bientôt, je vous présenterai à mes parents et à mon cadet.

- Je suis triste que mon père ne puisse pas assister à notre mariage, mais j'écrirai à mon frère aîné pour qu'il annonce cette heureuse nouvelle à toute ma famille, lui répondit-elle d'un air mélancolique.

- Ne soyez pas affligée ! Dès que nous le pourrons, nous rendrons visite à votre père.

Après une nuit agitée par toutes les échéances et les changements qui se profilaient à l'horizon, le jeune charretier se leva à l'aube pour faire connaître sa décision à Monsieur de Fontaine. Enthousiasmé par la bonne nouvelle, le vieux châtelain convint aussitôt d'un rendez-vous avec Prosper-Just Pont. Ensemble, ils signèrent les certificats nécessaires à l'inscription d'Augustin à l'école normale des instituteurs de Chartres, et ils lui payèrent deux années d'internat.

Les évènements s'enchaînèrent avec succès, et à une telle vitesse qu'Augustin en eut parfois le vertige. Néanmoins, ayant appris qu’à chaque jour suffit sa peine, il décida de profiter intensément de ses journées pour être au contact de sa bien-aimée jusqu’au moment de son départ. Celle-ci lui offrit une bible et lui promit de lui écrire chaque semaine pour prendre de ses nouvelles et partager son quotidien. Avide de développer sa relation avec Augustin, Louise pensait que cet échange épistolaire était l'unique moyen de le suivre dans cette aventure tant intellectuelle que spirituelle. De son côté, le jeune homme savait que Louise rédigerait cette correspondance avec son cœur, et il s'en réjouissait à l'avance. Depuis leur première rencontre, il s'était toujours délecté de ses tendres exhortations pleines de sagesse qui étaient pour son cœur comme des desserts de mots choisis et des caresses, apaisant son âme meurtrie.

Suite

[1]  Du soir.

[2]  L'expédition Lewis et Clark, au début du XIXe siècle, permit aux Américains d'approfondir leurs connaissances sur les Sioux. À l'arrivée des colons américains dans les Grandes Plaines, dans les années 1830-1840, les Sioux occupaient un vaste territoire qui s'étendait depuis le Missouri jusqu'aux monts Big Horn, ainsi que sur une partie du Minnesota, du Wyoming et du Nebraska.

[3] Iris bleu-vert ourlés de gris.

[4] Les contes de Perrault les plus célèbres furent édités en 1696-97. La légende racontée par Louise fait en réalité plutôt penser au conte "Le vilain petit canard" d’Hans Christian Andersen, mais cette histoire ne fut éditée qu'en 1843 au Danemark.

[5] Pointe de fer au bout d'un grand bâton dont le bouvier se sert pour piquer les bœufs et les faire avancer où il veut.

[6]  D'après le proverbe 16.17, dans la Bible.

[7]  Petite aventure amoureuse qui reste généralement chaste.

[8]   En Beauce, au XIXe siècle, les occasions de rencontres entre jeunes gens étaient assez nombreuses et libres, sous le regard discret des parents qui agréaient le jeune homme au cours d'un déjeuner dominical. La période des fréquentations pouvait durer cinq ans, durant lesquels les promis avaient le droit à certaines libertés comme les étreintes et les baisers, tolérés par la morale publique. La majorité matrimoniale était de 21 ans pour les filles et 25 ans pour les garçons, mais avec l'accord des parents, les filles pouvaient se marier à 15 ans, et les garçons à 18 ans.


[1] En patois beauceron : Regardez cet homme hautain et prétentieux qui se donne des airs avantageux pour séduire la gent féminine. Il a ses petits secrets qu'il ne faut pas trahir !

[2] En patois beauceron : Beau coureur de filles !

[3] En patois beauceron : Il ne veut pas sa volée de coups, cet ouvrier !

[4] Motif de parquet (dit aussi en chevrons à la française).

[5] En patois beauceron : multiplier les aventures galantes.

[6] Ce canal de l'Eure, aussi appelé canal Louis XIV, était un canal non navigable resté inachevé, construit par Vauban pour alimenter en eau le domaine royal de Versailles.

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