mardi 20 août 2024

Epilogue (Le secret d'Augustin)

 

Épilogue

 


En octobre 1857, Augustin fut muté à Boissy-le-Sec, à quarante-deux kilomètres de Friaize. C'était une commune un peu plus grande, à la limite de la Beauce et des côteaux de Hurepoix[1]. Il y enseigna jusqu'à sa retraite, à la veille de la guerre franco-prussienne qui opposa, du 19 juillet 1870 au 28 janvier 1871, la France à une coalition d'États allemands dirigée par la Prusse. A cette époque, Marc Emmanuel était déjà maître-adjoint à Chartres, faubourg d'Illiers. Après avoir étudié dans cette école normale, durant trois années, il y enseigna durant vingt ans.

Pendant les grandes vacances de l'année 1870, l'école normale fut occupée par des compagnies de soldats mobiles qui s'exerçaient, recevaient leur équipement, et apprenaient le maniement des armes, avant de rejoindre l'armée française. Le 21 octobre, les Allemands arrivèrent à Chartres et occupèrent les locaux jusqu'au 8 décembre. En partant, ils emportèrent tous les lits, afin de constituer leurs postes de secours sur d'autres points de la ville. Du 8 décembre 1870 au 16 mars 1871, tout comme l'Hôtel Dieu et Saint-Brice[2], l'école normale fut transformée en poste avancé français. Au plus près du front, elle était capable d'accueillir des soldats blessés pour les premiers soins, avant leur évacuation vers un hôpital militaire. L'École, dépouillée de tous ses lits, avait reçu avec gratitude des dons volontaires et de généreuses assistances[3].

C'est là qu'arrivèrent, la nuit du 2 décembre, à une heure avancée, les blessés de Loigny[4], cahotés dans des carrioles, transis de froid, gémissants et couverts d'horribles blessures. Leurs habits déchiquetés se confondaient avec leurs chairs meurtries, et des lambeaux de leurs pantalons et de leurs grands manteaux à capuchon avaient pénétré dans les plaies, avec les balles et les éclats d'obus. La sollicitude et la vigilance du vieux Jean-Baptiste Person et de sa femme Pauline ne se démentirent pas. Avec Marc Emmanuel Laigneau, ils vécurent au milieu des malades, les encourageant et les consolant à leur chevet. Ils assistèrent parfois les chirurgiens dans la salle des opérations, et dissimulèrent ceux qui étaient guéris, et que les autorités prussiennes voulaient ressaisir comme prisonniers de guerre[5].

            En 1872, Marc Emmanuel épousa une jeune paysanne beauceronne de dix-neuf ans, qui s'appelait Marie-Amélie. Il l'avait connue à l'école normale où elle avait été embauchée comme aide-cuisinière. Ses témoins de mariage furent Jean-Baptiste Person et Ernest Noury, maitre-adjoint de l'école normale, mais aussi chef de division à la préfecture d’Eure-et-Loir et inspecteur des enfants trouvés. Marc Emmanuel et Marie-Amélie emménagèrent au 33 rue du grand faubourg à Chartres, où naquit un an plus tard leur fils unique : Gaston. En 1886, Marc Emmanuel fut muté à Troyes, dans l'Aube, en tant que directeur de l'école normale d'instituteurs. Il y resta jusqu'à sa retraite en 1907. Puis, il rejoignit son fils, qui était percepteur à Gonneville-la-Mallet[6]. Il y mourut subitement, le 8 février 1911, à l'âge de 64 ans[7].

En 1843, Jean-Baptiste et Pauline eurent un fils, qu'ils appelèrent Paul Léonce. Il épousa une jeune Parisienne nommée Zoé en 1873, avec qui il eut trois enfants : Louise, François et Pauline. Il fut professeur de français aux lycées Saint Louis et Condorcet à Paris, et écrivit une biographie sur la vie de son père en 1877 (rééditée en avril 1884). En 1885, il perdit son fils âgé de cinq ans. Il mourut l'année suivante, alors qu'il n'avait que 43 ans, et que sa fille Pauline avait trois mois.

- Que restera-t-il de nos combats et de nos entreprises ? s'étaient demandé Jean-Baptiste et Augustin, lors de leurs longues conversations nocturnes, dans le bureau du jeune directeur. Que restera-t-il quand les lois du modernisme, les guerres et les progrès du présent siècle auront effacé notre mémoire et tous nos efforts ? Pourrons-nous transmettre, au-delà de nos vies, quelques traits de nos caractères bien trempés ? Que restera-t-il des directions intellectuelles et morales inculquées à nos fils et à nos élèves ? Sauront-ils voir, comme nous, la providence divine dans les circonstances et les opportunités qui nous ont amenés à nous rencontrer et à enseigner ? Dans une certaine mesure, volontairement ou à son insu, qui portera encore notre empreinte et surtout l'empreinte de notre Maître ?

Paul Léonce et Marc Emmanuel prouvèrent par leur vie et leurs écrits qu'ils suivirent la voie de leurs pères. Mais ensuite, qu'advint-il ? Tout ce que je puis dire, c'est que Gaston, le petit-fils d'Augustin, perdit le fil de la vie divine et tous ces trésors avec lui. Le secret que partageaient Pierre Thomin, Louise, Augustin et Jean-Baptiste, et qu'ils révélaient volontiers, à qui avait des oreilles pour l'entendre, me fut révélé cent cinquante ans après qu'Augustin l'ait découvert. L'avez-vous trouvé dans ces lignes dévoilant des histoires oubliées depuis trop longtemps ?

Je vous laisse y réfléchir en vous donnant un dernier conseil de la part de Jean-Baptiste Person :

- Il y a une expression que répètent sans cesse l'ignorance, la routine, la paresse, la mauvaise volonté, un mot terrible qui fait avorter le bien partout. Et cette formule cruelle et railleuse est "C'est impossible". Que répondre à cela ?  Rien. Mais que faire ? Se mettre à l'œuvre à l'instant, et démontrer le possible par la preuve invincible des faits accomplis par le Dieu invisible.



[1] Contrée du gouvernement de l’Île-de-France, aujourd'hui l'Essonne.

[2] Hôpital et abbaye de Chartres.

[3] Les docteurs Adolphe et Marcel Lelong assistés par le maître-adjoint Marc Emmanuel Laigneau, les élèves Brosseron et Nalot et quatre sœurs de Saint Paul.

[4] La bataille de Loigny s’est déroulée au nord d’Orléans ; elle marqua la fin de la campagne de la Loire et la défaite finale de la France.

[5] Ce paragraphe racontant un épisode de la guerre franco-prussienne est tiré de la biographie de Paul Léonce Person, le fils de Jean-Baptiste.

[6] Ville de Normandie, près d'Étretat.

[7] Mon arbre généalogique ne mentionne pas les dates de décès d'Augustin, de Louise, de Stanislas, de Marie ni de Louis.

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