Je te donne mon cœur
Mercredi 25 mai 1836
En ce bel après-midi de mai, Montaine avait amené son troupeau de solognots aux abords de la forêt d'Argent[1]. Confortablement installée entre les branches fleuries d'un bigarreautier[2], elle admirait l'immensité du paysage printanier. Il se déployait sous ses pieds et s'élevait jusqu’aux cieux en plusieurs fragments d’horizons boisés, coupés par la grande Sauldre aux reflets dorés, qui sillonnait la campagne. Il n'y avait aucun éperon rocheux pittoresque, rien de déroutant ou de surprenant dans cette nature bucolique et paisible. Pourtant, le déploiement majestueux de parcelles cultivées offrait une harmonie végétale, par un morcellement incalculable d'ouches, de pâturages, de bosquets et de sentiers allant du pourpre le plus sombre au bleu le plus pâle. D’un seul regard, la jeune bergère embrassait, ici et là, un pêle-mêle de solides clôtures, de champs de céréales qui dansaient au gré des vents, et de chaumières dissimulées par des rideaux de peupliers blancs. Et derrière elle, le soleil s’abaissant lentement derrière les arbres, donnait au bois un aspect particulier, à la fois accueillant et sauvage. Il illuminait de mystérieux sentiers s'enfonçant vers des passages secrets d’un vert d’émeraude des plus captivants, qui conduisaient à des impasses ou à des étangs enchanteurs. Toute cette nature était une source d'envoûtement continuel pour l’imagination prolifique de la jeune bergère. Alors, les jambes ballantes, sur sa branche de bigarreautier, elle se mit à rêver au cœur de la forêt, en posant sa tête contre le tronc couvert de mousse, elle se dit que cet arbre ferait un lit très doux où elle pourrait s’assoupir, sans risque de tomber. Et bercée par le vent, elle s'endormit.
Étrangement, elle rêva qu'elle était assise dans une caisse en bois qui flottait calmement sur les eaux de la Sauldre. Confiante, elle se laissait entraîner au gré des courants nonchalants, et admirait le paysage enfoui sous une tonnelle de saules parsemée de roseaux et de joncs. Alors qu'elle se laissait dériver, sans se soucier de la direction que prenait sa modeste embarcation, elle prit soudain conscience qu'un coffret était posé sur ses genoux. Intriguée, elle en souleva le couvercle et, avec stupeur, elle constata que la boîte contenait un cœur sanguinolent. Avant même qu'elle ait eu le temps de réagir face à cette effroyable découverte, elle entendit un chant :
- Je te donne mon cœur, il ne m'appartient plus, ce que j'ai de meilleur, tout est pour toi, lui disait Jésus.
- Le fils de Dieu m’a donné son propre cœur ! Le meilleur des cœurs ! Qui suis-je pour mériter ce cadeau ? s’exclama-t-elle, pantoise.
Ses pensées s'agitèrent alors en foule et elle constata qu'elle n'avait jamais aimé comme lui l'aimait. Elle avait si souvent fait preuve d'indifférence et d'égoïsme, préservant sa vie et cajolant sa chair plutôt que de vivre vraiment pour ses proches et pour Dieu. Elle avait si fréquemment calculé à la dépense plutôt que de se donner sans mesure, comme Jésus l'avait fait. Alors qu'elle réalisait cette fâcheuse omission, et la regrettait amèrement, Dieu ne semblait pas lui en vouloir. Au contraire, il la remplissait de compassion et d’un amour intense, et il lui expliqua aussi que les sursauts de sa nature charnelle mettaient des grains de sable, voire de gros cailloux dans ses relations avec les autres, empêchant une unité forte et indissoluble. Ébranlée par ces révélations, elle se mit à sangloter jusqu'au moment où, à bout de force, elle défaillit presque dans son fragile esquif. Jésus s'assit alors derrière elle et lui dit :
- Ne crains rien, je suis là. Ne te focalise pas sur les flots, fais-moi confiance et repose-toi sur moi.
Quand elle parvint tout à fait à se détendre, en s'abandonnant complètement entre ses bras, elle constata qu’ensemble, ils ne faisaient plus qu’un. Et les paroles du chant retentirent encore plus fort :
- Prends ma vie, me voici, je te donne tout. Mon cœur est à toi, tout à toi…
Époustouflée, Montaine ne savait comment remercier son précieux donateur. Mais encore une fois, elle n'eut pas le temps de réagir, car son rêve s'évanouit, faisant place à un autre tout aussi extraordinaire. Cette fois, la nuit était tombée et la jeune fille était assise contre Jean Victor. Jésus, quant à lui, se tenait, debout à la poupe, une lanterne à la main. Soudain, il actionna un mécanisme qui synchronisa leurs cœurs à l'unisson avec le sien. Alors, Montaine se leva pour rejoindre Jésus et il la soutint de sa droite triomphante ; Jean Victor s’assit à la proue, plein de force, d'enthousiasme et de joie, éclaboussé par les embruns que faisait leur esquif, en avançant à toute allure sur les flots.
- Regarde comme il est joyeux quand son cœur est libre de selon mes aspirations ! chuchota Jésus, à l'oreille de la jeune fille.
Stupéfaite, Montaine s'éveilla en ne sachant quoi penser de ces rêves étranges. Comme la faim commençait à se faire sentir, elle regretta que la saison des cerises ne soit pas encore venue et elle se demanda si elle pourrait trouver quelques fraisiers sauvages dans les environs. Légère comme un écureuil, elle s'aventura alors d'arbre en arbre jusqu'à ce qu'elle découvre une branche confortable, où elle se résolut à manger une vieille pomme qu'elle avait emmenée dans sa gibecière.
- A cause donc que tu t'es abrégée là-haut ? T'as l'air toute gaite [3]! s'exclama Jean Victor qui avait aperçu la jeune fille dans les branches et s'avançait vers elle.
- Je fricote oune poumme[4], lui répondit-elle en riant. T'en veux oune ?
Il acquiesça de la tête, en souriant aux facéties de la jeune fille, qui lui fit signe de la rejoindre :
- Vins donc t'assire là qu'on cause[5] ! lui proposa-t-elle.
- Pour de sûr t'es oune nariouse[6] ! dit-il en la trouvant bien culottée.
- Ans-y ! Quinche point du tétiau et dégêne-te[7] ! insista-t-elle en riant de bon cœur.
- Si tu m'fais oun ch'tit poutet[8] ! lui lança-t-il pour la défier.
- Arrête d'virouner à c'tte heure ! T'es pas en âge de mettre à ton coin, et ça prendra oun temps avant qu'tu sois oun joli mariou[9] ! lui répondit-elle en lui faisant une place sur la branche où elle était assise.
Déployant toutes ses forces et son courage, le jeune meunier s'élança à l’assaut de l’arbre pour la rejoindre. Admirative, la jeune bergère lui fit une franche accolade et déposa sur sa joue brûlante un baiser.
- Sois point quétouse[10] ! Tu l'as bien mérité ! déclara-t-elle en lui tendant une pomme aussi luisante que son visage cramoisi.
- Je te connaissais pas tant amitieuse[11] ! s'étrangla-t-il en avalant de travers un morceau de fruit.
- Ne vas point t'agouer ! j'te biche à cause que j't'aime et ça viendra oun temps qu'on va se marier[12]. Jésus me l'a montré dans un rêve, ajouta-t-elle dans un chuchotement plein d'émotions.
- Si c’est Jésus qui te l’a dit, alors ! Moué ida, j't'aime.[13]"
De confidences en confidences, Montaine lui raconta les rêves qu'elle venait de faire, perchée sur son arbre, et Jean Victor s'en émut. Puis à son tour, il lui avoua la raison pour laquelle il l'avait cherchée toute la journée. Leur rencontre n'était absolument pas fortuite. Lors de son moment de prière matinale, le jeune meunier avait reçu la vision de son cœur circoncis par une épée descendue du ciel. Puis il avait lu dans l'épître de Paul aux Romains que la vraie circoncision était celle du cœur, venant de l’Esprit de Dieu et non de la loi écrite. Sans qu’il en comprenne la raison, Dieu l'avait ensuite poussé à retrouver Montaine pour lui raconter cette vision, et lui déclarer sa flamme. À la fois émerveillés et abasourdis par toutes ces révélations célestes, les jeunes gens prièrent ensemble, et la jeune bergère partagea d’autres souvenirs à son prétendant :
- En automne 1834, j'avais rêvé qu’on marchait dans le lit d'un fleuve à sec, avec un troupeau de moutons. Tu t'appuyais sur ton bâton et tu avais les yeux rivés sur l’horizon. Ensuite, j'ai vu un scalpel divin ouvrir ton cœur, et un fleuve de vie en a alors jailli, coulant jusque dans le lit du fleuve. Un feu brûlait dans ton cœur, et une grande détermination te motivait à aller de l'avant… Mais que peut signifier ce rêve, puisque tu n’es pas berger ? lui demanda-t-elle, désemparée.
- J’y crois, affirma-t-il avec un sourire plein de promesses.
Je serai berger avec toi et tu seras meunière avec moi ! Dieu nous aime suffisamment pour que notre coupe déborde de joie, il ne se donne pas à nous en vain, il veut faire surgir la louange de nos cœurs, non pour masquer nos faiblesses ou compenser nos déficiences, mais parce qu'il nous aime et qu'il veut que notre joie soit complète et parfaite. Une telle joie n'est possible que parce que nous le connaissons et savons qu’il est magnifique entre tous[14] !
- Le plaisir est incomplet le temps qu'il n'est pas partagé[15] ! ajouta Montaine radieuse.
Le soir venant, ils finirent par descendre de leur perchoir et le jeune homme, ragaillardi, tressa une couronne d'églantines qu'il déposa sur la tête de sa bien-aimée. Puis, mettant un genou à terre, il lui demanda sa main sur un parterre de fleurs d’aubépines. Même s'il leur fallait attendre quelques années avant que leur mariage ne soit célébré, leurs cœurs étaient désormais attachés par des liens d'amour indéfectibles. En silence, ressassant leur bonheur, ils rassemblèrent le troupeau et marchèrent jusqu'au moulin, cueillant de-ci de-là de nombreuses plantes, qui remplirent bientôt le panier de la jolie bergère de feuilles d'angélique, de chardons, d’orties et de carottes sauvages.
Lorsqu'elle eut parqué ses brebis et rejoint la maison familiale, tous perçurent son immense joie et Pierre s'exclama :
- Que t'es belle ma gatte[16] avec ta couronne d'églantines, on dirait une mariée !
- Tu brilles de joie ! renchérit Etienne.
- Dieu nous a créés à son image pour que nous reflétions sa gloire et que nous réfléchissions sa lumière … lui répondit-elle en lui faisant un clin d'œil.
- Quelle transformation ! constata Anne Jully qui n'avait pas vu sa fille aussi joyeuse depuis de longs mois. Qu'est-ce qui s'est passé ?
-L'amour est le débordement de la joie qu'on éprouve en Dieu[17] , ajouta-t-elle mystérieusement.
Mais comme sa mère hochait la tête en fronçant les sourcils, la jeune fille s'assit en riant et lui expliqua :
- Dieu m'a lui-même relevée de cette longue période de mouron… et il m'a donné son cœur !
- Quoi qu'te dis ? bafouilla la mère de famille qui se demandait si sa fille ne souffrait pas d'une insolation.
- Jésus a transformé mon cœur ! insista Montaine. Il a apaisé mes peines et chassé mes peurs…
- Vraiment ? s'étonna Etienne.
- Voui ! Crois-me ! J'dis vrai… affirma-t-elle. C'est le déversement de son amour qui fait déborder mon cœur de joie.
- Eh ben ! I va y avoir du changement ! en conclut Marie en portant les mains sur sa tête, comme si elle craignait qu'une quelconque infortune leur tombe sur la tête.
- Pour sûr ! fit Montaine en affichant un air songeur.
[1] Lieu-dit d'Argent-sur-Sauldre.
[2] Variété de cerisier qui donne des cerises douces à chair ferme.
[3] En berrichon : Pourquoi t'es-tu perchée là-haut ? Tu as l'air de te réjouir !
[4] En berrichon : Je mange une pomme. T’en veux une ?
[5] En berrichon : Viens donc t'asseoir là pour parler.
[6] En berrichon : Assurément, tu es une provocatrice.
[7] En berrichon : Allons ! Ne penche pas la tête et mets-toi à l'aise.
[8] En berrichon : Si tu me fais un petit bisou !
[9] En berrichon : Arrête de tourner en rond maintenant ! Tu n'as pas l'âge de quitter le foyer parental, et ça prendra du temps avant tu sois un bon parti.
[10] En berrichon : Honteux.
[11] En berrichon : Affectueuse.
[12] En berrichon : "Ne t'étouffe pas ! Je t'embrasse parce que je t'aime et viendra un temps où l'on se mariera."
[13] En berrichon : "Oui ? Moi aussi, je t'aime."
[15] Citation de C.S Lewis, écrivain irlandais du XXe siècle.
[16] En berrichon : féminin de gars.
[17] Citation de John Piper.
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