12. Une soupe d'orties
Samedi 06 août 1836
- Sans te commander la Marie, doun aux ch'tits oune boune soupe al ortrie et oun crougnon[1], demanda Montaine à sa jeune sœur.
- Eul ch'tit Louis, i peugne et il arrête point d'mouiner… J'ai jamais vu un cheugnoux pareil[2] , se plaignit Marie en grimaçant.
- Mame ta soupe et ensoille lo rouillon, tu vas voir comme ça l'est bon[3]! dit Montaine en essayant d'amadouer son petit frère.
- Si tant seulement j’y avais su plus tôt, j'serais été al domaine avec la mé ! A piouner tout le temps, il va finir par me sortir de patience[4] ! s'exaspéra Marie.
- Je veux des beugnons[5] ! pleurnicha encore le petit, auquel se joignit bientôt la petite Justine.
Agacée, Marie quitta la petite masure aux murs de torchis en claquant la porte, préférant aller aider ses parents et ses frères à la moisson plutôt que de supporter les cris de ses cadets.
- L'année dernière, j'aurais fait la même chose que toi ! lui cria Montaine en se remémorant ses escapades bucoliques, en compagnie de ses solognots.
Puis, nouant son tablier sur sa tête, elle roula des yeux, tira la langue et se déplaça dans la pièce à grandes enjambées, pour imiter Marie et faire rire ses cadets. Surpris par cette astucieuse diversion, Louis et Justine cessèrent aussitôt leurs caprices.
- Si vous mamez toute vout soupe, j'vous fais los beugnons, leur promit-elle, en faisant semblant de dévorer les replis de leurs petits cous moites.
Enthousiasmés par cette proposition, ils finirent la soupe d'orties plus vite qu'à leur habitude. Puis affichant un regard pétillant et plein de fierté, ils brandirent leurs assiettes vides, tels des trophées. Attendrie par leurs frimousses espiègles, Montaine ébouriffa leurs cheveux blond vénitien, et planta son regard plein d'amour dans leurs grands yeux bleus. À cause de leurs colères et de la chaleur estivale, leurs taches de rousseur et leur teint laiteux avaient disparu, faisant place à des bouilles humides et cramoisies.
- Têtes de poummes oudries [6]! J'aime vout enthousiasme contagieux ! s'esclaffa-t-elle, alors qu'un sentiment de plénitude la traversait et qu'elle faisait monter jusqu'aux cieux une action de grâce silencieuse.
Malgré la chaleur ambiante, elle s'affaira devant la cheminée pour faire frire quelques beugnons miellés ; et tant qu'elle y était, elle décida d'en cuire assez pour toute la famille qui rentrerait ce soir des moissons, affamée et éreintée. Pendant ce temps, Louis et Justine jouaient calmement sur le seuil de la maison ombragé, avec la balle de cuir et le cagnin de corme qu'ils avaient reçus à Noël. Montaine entretenait leur quiétude en leur distribuant de temps en temps un beignet ou un verre de lait :
- Vous aimez ben los lichounneries[7] mes cadets ! leur disait-elle, en savourant son bonheur de les gâter.
Puis ressentant, dans son cœur régénéré, les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, elle comprit que depuis le jour où elle avait mis sa confiance en Dieu, jusqu'au moment où elle le verrait face à face, il ne se passerait pas un seul jour sans qu'il ait le désir de la bénir. Se réjouissant d'entendre son Seigneur lui parler, au cœur même de ses activités et de cette maison, elle se mit à chanter :
- Le Roi de tous les êtres ici-bas voulut naître en
simple serviteur. Esclave volontaire, il a vécu sur terre sans éclat, sans
honneur. Homme parmi les hommes, il fut ce que nous sommes, en tout semblable à
nous. Humble et sans apparence, dans son obéissance il alla jusqu’au bout !
Surprise d'entendre ses cadets fredonner avec elle, la jeune fille improvisa les paroles d'un nouveau cantique plein d'entrain:
- À chaque instant, en toute circonstance, son intention est de nous faire du bien. Il ne se lasse jamais. Il en éprouve beaucoup trop de plaisir saint !
Emportée par le rythme de son chant cadencé, et l'enthousiasme communicatif des petits qui s'étaient mis à danser, elle se brûla la main et se tut soudain. Une douce sérénité avait rempli la maison, au point où Montaine avait la sensation étrange qu'un ange s'était assis sur le rebord de la cheminée, attendant lui aussi un beignet miellé. Son regard balaya la pièce ; elle était seule et les petits jouaient sur le perron, en silence, comme engourdis par une douce torpeur.
- Dieu n'attend pas que nos difficultés se résolvent pour nous bénir. Il nous bénit à chaque instant, dans les bons jours, mais aussi au milieu des difficultés et à travers elles. Il nous donne toujours ce qu'il juge bon et ce qu'il sait être bon pour nous, se dit-elle en repensant à son attitude envers Louis et Justine. Nous nous conduisons souvent comme ces ch'tits, et nous ne sommes pas toujours d'accord avec lui. Nous avons nos propres idées sur la façon dont un Dieu bon devrait intervenir dans notre vie, face aux circonstances qui sont les nôtres. Ces idées préconçues nous empêchent de comprendre ce qui est bon pour nous. Nous sommes comme des enfants qui veulent que leur grande sœur leur serve des beugnons miellés sans avoir préalablement avalé leur soupe d'orties. Notre définition de ce qui est bon penche nettement du côté des beugnons et trop rarement du côté des orties[8] !
Finissant de remplir à ras-bord un plat de beignets ruisselants de miel, elle s'assit près de la fenêtre pour profiter de la brise et trempa sa main dans une bassine d'eau fraîche. Les enfants avaient fini par s'endormir, la tête posée contre le mur, comme deux angelots échevelés sculptés dans la pierre.
- Autrefois, je réclamais ce qui me procurerait un bonheur immédiat, et je repoussais avec dédain ce qui était bon pour moi, pensa-t-elle, en se remémorant son attitude passée. Mais qui est vraiment capable de discerner ce qui est le meilleur si ce n'est notre créateur ?
Les yeux posés sur la montagne de beignets qui attendaient le retour des affamés, elle se dit qu'il existait dans la réserve divine des beugnons actuellement disponibles dans cette vie, ayant la valeur nutritive des orties. Mais plus qu'une montagne gigantesque et nourrissante de beignets miellés, ce qui pourrait tous les rendre le plus heureux possible, ce n'était pas autre chose que connaître Dieu réellement et profondément par expérience.
- Nous avons été créés pour être heureux, soupira-t-elle en se levant pour transporter les petits jusqu'à leur lit. Notre être intérieur aspire à tout ce qui va nous apporter la plus grande satisfaction possible. Nous ne sommes tout simplement pas toujours conscients du fait que seule une relation intime avec Dieu peut procurer ce contentement auquel nous aspirons. Dans notre égarement, nous cherchons la plénitude aux mauvais endroits. Nous creusons des citernes crevassées dans l'espoir d'y étancher notre soif, et ce faisant, sans nous en apercevoir, nous passons à côté de la véritable source qu'est l’Éternel.
Machinalement, Montaine redressa, sur la cheminée, un bouquet de fleurs sèches et se servit à boire, regrettant juste que l'eau ne soit pas fraîche.
- Certains ne croient pas en Dieu, et d'autres font de lui leur serviteur, se dit-elle en pensant à sa famille. Peut-être que l'équilibre réside dans une ouverture fébrile aux mouvements de son Esprit, une anticipation de sa présence qui écoute le bruit du vent soufflant, mais qui ne secoue jamais l'arbre pour faire bouger les feuilles[9].
Cette fois, elle n'avait pas recherché le calme dans la solitude, mais la quiétude était venue à elle, s'installant en douceur, après le départ tempétueux de Marie, avec l'assoupissement de ces cadets, et la satisfaction du travail rondement mené. Savourant cet instant de paix, elle alla dans le verger attenant à la maison, et s'assit à l'ombre d'un arbre. Les yeux levés vers les branches qui pliaient sous le poids des pommes, elle se dit avec délice qu'elle aussi avait porté beaucoup de fruits cette année. À bien y réfléchir, sa récolte estivale était même bien plus précieuse que la moisson de blé qui faisait la fierté du père Gaugue. Au fil des mois, n'avait-elle pas appris à mieux connaître son Père céleste et à trouver en lui le bonheur ultime ? Non seulement elle avait cueilli des brassées d'orties et de crosses de fougères aigles, mais elle les avait avalées et digérées. Elle avait même réussi à en apprécier les bienfaits[10], en délaissant à bien des égards les futiles friandises qui procuraient autrefois une certaine gaîté à son cœur. Certes, les fièvres et le deuil avaient fortement éprouvé et marqué son âme et son corps, mais telle une chenille devenant papillon, elle avait été transformée. L'adolescente n'avait pas survécu à ces profondes douleurs, mais une jeune femme avait émergé. Les attentes illusoires et les fausses croyances qu'elle s'était faites sur elle-même, sur Dieu et sur le monde en général s'étaient évanouies, faisant place à une foi dépouillée de bien des mensonges, beaucoup plus mature et solide. Après tout, un enfant, à qui l'on ne donne que des beignets miellés, n'apprendra jamais à apprécier la soupe d'orties et personne n'arrivera au ciel sans égratignures ni cicatrices. Dieu lui avait ouvert les yeux sur sa réalité divine en lui dévoilant de nouveaux champs de possibilités. Jésus-Christ lui avait appris à danser sur la Nère, à l'unisson et avec passion, au rythme de la symphonie pastorale orchestrée par leur merveilleux Père céleste ! Y songeant tout à nouveau, comme une enfant jubilant le soir de Noël, elle fit repasser sur son cœur tous ces cadeaux offerts durant ces derniers mois : les rouains comblés par ses divins soins, l'agneau Pascal tant attendu, les promesses faites par Jean Victor sur un tapis de fleurs, les sourires de Pierre et ses sages conseils, les confidences partagées avec Pauline et les précieux recueils de Catherine, l'abondance de nourriture que Dieu leur avait donnée, et cette nature dans laquelle elle avait tant cheminé, médité et rêvé ! Certes, il était impossible de revivre le passé, mais le futur était là, devant elle, plein d'espoir, puisque les projets divins sont indestructibles. Encouragée par cette longue réflexion à l'ombre de son pommier préféré, Montaine se releva, pleine de détermination. Elle s'imaginait déjà, aux côtés de Jean Victor, conduire leur troupeau de solognots vers des prairies verdoyantes, parsemées de ruisseaux d'eau vive. Alors, les yeux fixés vers l’horizon, elle lança cette prière sur les ailes du vent :
- Nous appuyant sur ta Parole, Seigneur, aide-nous chaque jour de notre vie à avoir nos yeux rivés sur toi, alors que nous cheminons sur des sentiers arides, afin de goûter pour toujours à la plénitude de ta présence. Aide-moi à faire équipe avec Jean Victor, dans le voyage de la vie jusqu'à ton trône, jusqu'au jour où ensemble nous nous tiendrons devant la trinité divine, chacun voyant l'autre dans sa beauté et sa gloire parfaite. Oui, j’en suis certaine, cette promesse est pour nous !
[1] En berrichon : S'il te plait Marie, donne aux petits une bonne soupe d'orties et un quignon de pain !
[2] En berrichon : Le petit Louis, il mange sans appétit et il n'arrête pas de chouiner. Je n'ai jamais vu un geignard pareil !
[3] En berrichon : Mange ta soupe et trempe ta tartine ; tu vas voir comme c'est bon !
[4] En berrichon : Si j'avais su je serais allée au champ avec maman. A force de piailler tout le temps, il va me faire perdre patience !
[5] En berrichon : Beignets de mil.
[6] En berrichon : "Têtes de pommes gâtées (moisies) !"
[7] En berrichon : les friandises.
[8] D'après une citation de Larry Crabb (qui utilise les épinards et la crème glacée pour expliquer ses propos).
[9] Citations de Larry Crabb.
[10] Si on mangeait une soupe d'orties un jour sur deux, on couvrirait tous nos besoins en calcium, en vitamine C et en magnésium. L'ortie est aussi très riche en fer, en zinc, en phosphore, en potassium, en manganèse, en vitamines B, A, E, K…
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