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Dépôt légal 4ème trimestre 2021
Présentation de la famille Hamon
En 1774, Julien Hamon est né à La Trinité-Porhoët dans le Morbihan, en Bretagne.
En 1795, il a épousé Anne Leclerc, née en 1778, à Launay-Mignot (hameau de Plumieux) dans les Côtes-d'Armor. Elle était fille et petite-fille de boulangers et fut cultivatrice.
Ils ont eu treize enfants, mais seulement quatre ont survécu : Joseph (1797-1847), Joachim (1803-1863), Marie-Joseph (1805-1869) et Pierre (1813-1848).
En 1832, Julien Hamon qui avait exercé le métier de boucher à Plumieux est décédé à l'âge de 58 ans.
Joseph Hamon, marié en 1822 à une cultivatrice Marie Raffray (née en 1797), a repris la boucherie de son père à Plumieux et il a recueilli sa mère jusqu'en 1844. Joseph et Marie ont eu cinq filles dont deux seulement ont survécu : Françoise née en 1827 et Marie-Louise née en 1835. Joseph et Marie sont décédés en avril et juin 1847, laissant leurs filles de 20 et 12 ans orphelines. Marie-Louise est l'héroïne de ce roman.
Joachim Hamon est allé vivre chez son oncle Guillaume Hamon (1783-1855) cloutier à La Trinité-Porhoët. Il ne s'est jamais marié.
Marie-Joseph (surnommée Marie-Jo) a vécu chez son oncle Guillaume jusqu'en 1838, date à laquelle elle a épousé Julien Jouannic, menuisier de La Trinité-Porhoët. En 1839, ils ont eu une fille Marguerite.
Pierre Hamon a vécu chez son oncle Guillaume jusqu'en 1844, date à laquelle il a épousé Jeanne Cocherel (1825-1858) à La Trinité-Porhoët. À cette même date, il a recueilli sa mère jusqu'en 1848. Pierre et Jeanne ont eu une fille : Jeanne (1845-1892). Il est à noter qu'Anne et son fils Pierre sont tous les deux morts en 1848 à l'âge de 70 et 35 ans.
Introduction
Marie-Louise n'était pas jolie. Elle avait près de douze ans, mais on lui en aurait donné à peine dix, tant elle était décharnée et blafarde. La fatigue et les larmes avaient dessiné de si profondes ombres sous ses grands yeux pâles qu'ils semblaient éteints. Les coins de sa bouche tombaient inexorablement, reflétant le désespoir et l’angoisse qui avaient marqué son visage. Ses mains rouges et frêles tentèrent de resserrer le haillon qui lui servait de fichu. À la lumière du feu de cheminée, on pouvait distinguer ses os saillir sous sa peau bleutée qui grelotait, ses jambes grêles et ses pieds nus tuméfiés dans ses sabots mouillés. Mais qui s'en souciait ? Personne n'avait réellement pris le temps de s'attarder sur l'apparence misérable de cette enfant : son aspect malingre, sa posture craintive, sa voix douce et mal assurée qui chuchotait et marquait des pauses entre les mots, ses regards d'animal traqué, ses silences qui semblaient engloutir ses pensées, ses gestes fébriles… Tout en elle exprimait l'effroi ! C'était une sensation glaciale qui l'enveloppait comme une guenille sale et trouée, qui soudait ses coudes contre ses hanches, cachait ses talons sous ses jupes, et lui faisait tenir le moins de place possible. Elle connaissait ce sentiment oppressant depuis sa naissance, et il avait encore augmenté ces derniers mois, ne lui laissant qu'un mince filet de souffle pour respirer. Lentement, elle tourna le dos aux braises incandescentes qui rougeoyaient dans l'âtre et dévisagea sa sœur aînée qui veillait la dépouille de leur père. L'opulent boucher du Pont Favrol[1] avait été installé sur un simple matelas de laine entouré de rideaux miteux. C'était le dimanche 13 juin 1847, et elles étaient désormais orphelines. Trois mois après le décès de leur mère, leur père avait succombé à la maladie et à la famine.
Il faut dire que dans les Côtes du Nord[2], les récoltes avaient été mauvaises l'année précédente et celles à venir s'annonçaient catastrophiques. Aux exceptionnelles rigueurs de l'hiver étaient venues s'ajouter, au printemps, des maladies infectieuses décimant le bétail. Ainsi, la disette avait frappé la quasi-totalité des familles paysannes, entraînant la mort des plus âgés et des plus faibles. Et même si certains avaient survécu tant bien que mal, leurs animaux étaient morts dans les étables. Comment aurait pu s'en sortir Joseph Hamon, alors que les bêtes amaigries se négociaient à bas prix et que les éleveurs bradaient la peau de leurs vaches à la foire pour un profit de substitution ? L'hiver avait été si long et glacial que la famille n'avait même pas pu compter sur son potager. Sur la terre gelée, seuls quelques choux avaient subsisté, lorsqu'ils n'avaient pas été décimés par la rapine. Cette année, le vol dans les champs et dans les jardins était si habituel que la Garde nationale devait patrouiller toutes les nuits. Pris en flagrant délit, les pauvres gens avouaient qu'ils n'avaient rien mangé depuis plusieurs jours, hormis quelques feuilles de brocolis dérobées aux animaux, de l'ortie bouillie et parfois même leurs propres chiens.
Et comme si les préjudices provoqués par ce terrible frimas ne suffisaient pas, voilà qu'au printemps le mildiou et les chancres[3] s'en mêlèrent en dévastant les champs et les potagers. Privés de tout ce qui faisait habituellement leur richesse : froment, seigle, blé noir, vaches, moutons, porcs et légumes, les habitants de Plumieux[4] furent réduits à se nourrir d'herbes et de choux bouillis. Et ils devaient manger sans pain, car la foule revendicatrice avait pillé tout le grain du meunier. Après avoir défoncé sa porte à coups de madriers[5], elle s'était répandue dans le village et avait endommagé les devantures de plusieurs commerces, dont la boucherie des Hamon faisait partie. Marie, la mère de famille, ne survécut pas à cette émeute. La faim et la peur eurent raison de son cœur affaibli par les longs et rudes mois d'hiver. Elle mourut le 30 avril, à l'âge de cinquante ans. Sa mort, à l'image de sa vie, ne fut pas douce.
En 1822, Marie avait quitté la boulangerie familiale de Launay-Mignot[6] pour épouser Joseph. Tout en cultivant son immense potager, duquel elle tirait quelques sous, elle s'occupa de son foyer avec amour et ménagement. Mais la mort de trois de ses cinq filles eurent raison de son enthousiasme et de sa joie de vivre, bien avant que sa cadette, Marie-Louise, ne vienne au monde. Usée par les durs labeurs, les grossesses et les deuils, Marie n'avait plus esquissé un sourire depuis 1829, et aucune lueur d'espoir n'avait illuminé son regard morne et abattu. Elle n’avait pas choisi son ultime grossesse et ne fut pour sa dernière fille qu'une nourrice : celle qui l'allaita, qui cultiva le potager et cuisina. Dès la naissance de Marie-Louise en 1835, sa sœur Françoise eut la charge du ménage, de la lessive et de l'éducation de sa cadette. Quant au père, Joseph, il s'était mis à boire une grande quantité de petit cidre[7] pour oublier sa misère, et il passait son temps à égorger et tailler des animaux en pièces, tout en hurlant pour évacuer sa colère. Pour cette raison, tout le monde le craignait et sa famille de La Trinité-Porhoët[8] ne le fréquentait plus…
La nuit était déjà tombée depuis plus d'une heure, mais afin de ménager leur provision de chandelles, Françoise vaquait à ses occupations, à la clarté braisillante de la cheminée qui inondait toute la pièce d'une atmosphère paisible et soporifique. Engourdie par la chaleur des flammes qui semblaient courir le long de son dos et le crépitement du bois dans l'âtre, Marie-Louise ressentait un étonnant soulagement. Il faut dire que dans cette maison, la tendresse était un mot sans signification, et les relations familiales n'étaient faites que de rudesse et de pragmatisme immédiat. Alors, bien que l'adipeux boucher du hameau du Pont-Favrol soit mort et qu'elle ne savait de quoi demain serait fait, à cet instant, elle se sentait apaisée et déchargée d'un lourd manteau d'anxiété. Le plantureux colosse au regard féroce et à la voix caverneuse s'était assoupi à jamais, laissant sa maisonnée dans la paix. S'affaissant sur une vieille chaise dépaillée, la fillette se surprit soudain à espérer, ou plutôt à rêver à un monde paisible, sans réservoirs de sang visqueux séchant au soleil, et sans échaudoirs[9] aux vapeurs fétides et nauséeuses. Mais existait-il vraiment un endroit où les rats ne venaient pas pendant la nuit dévorer les miettes abandonnées sur la table, un lieu où les parasites immondes remontant des tréfonds de la terre ne venaient élire domicile ?
- Marie-Louise, réveille-toi et mange ta soupe ! retentit la voix de Françoise.
La jeune fille avait fait bouillir quelques poignées d'orties, avant d'en servir un bol aux membres de sa famille qui s'étaient déplacés de La Trinité-Porhoët pour veiller Joseph. Il y avait l'oncle de son père : Guillaume Hamon, fabricant de clous rue Buand, et son épouse Marie. Les sexagénaires étaient venus avec leur fils de dix-huit ans, Yves, qui exerçait le métier de couvreur chez son oncle Pierre Caro. Exceptionnellement, Pierre, qui était aussi aubergiste-cabaretier[10], avait fermé les portes de son établissement pour venir avec son épouse Anne-Marie et leurs fils. Le frère de Joseph, Joachim, garçon boucher à La Trinité-Porhoët était là, lui aussi. Vieux célibataire endurci, domicilié chez son oncle Guillaume, il semblait très affecté par le décès de son aîné :
- Ce pennek de kozh kargedoull[11] ne nous a même pas donné l'opportunité de l'aider ! se désolait-il.
Pierre, son cadet, venu avec sa mère Anne, son épouse et leur fille Jeanne, âgée de deux ans, se souciait davantage de l'avenir de ses nièces que du caractère hargneux et braillard du défunt. Devant sa dépouille, il partagea à voix basse ses préoccupations avec sa sœur :
- Maintenant que la disette a fait ses ravages et que Joseph et Marie ont disparu, que vont devenir Françoise et Marie-Louise ? Nous n'avons pas la place de les accueillir à la maison… nous hébergeons déjà notre mère. Et elle est bien mal en point !
- La charité bretonne a la réputation d’être inépuisable, mais cette fois qui sera en mesure de les aider ? Personne dans la région n'a été épargné… renchérit Marie-Jo, en serrant contre elle sa fille Marguerite.
- J'ai offert le cercueil ! ajouta son mari, Julien Jouannic, menuisier à La Trinité-Porhoët.
Par superstition, Marie-Jo se signa, tout en jetant un regard furibond à son époux. En réalité, personne dans cette famille ne pratiquait une quelconque piété, mais puisqu'il ne fallait pas donner prise à la rumeur publique et qu'il était de coutume d'enterrer les morts selon les rituels catholiques, ils avaient bravé leurs hostilités religieuses et la pluie printanière pour préparer l'inhumation du belliqueux Joseph.
- Mange et va te coucher ! marmonna Françoise en donnant un coup de coude à sa cadette, encore assoupie devant la cheminée.
Sans un mot, la fillette obtempéra, pressée d'échapper à cette sordide journée et à la présence de tous ces inconnus qui avaient envahi sa maison.
[1] Hameau de Plumieux dans les Côtes-d'Armor.
[2] Ce n'est qu'en 1962 que les Côtes du Nord prirent le nom de Côtes-d'Armor, signifiant "côtes du pays de la mer".
[3] Maladies liées à des champignons qui s'attaquent aux plantations et qui peuvent devenir épidémiques.
[4] Commune rurale des Côtes du Nord, d'environ 3300 habitants en 1846.
[5] Poutres.
[6] Hameau de Plumieux à 3.6 km du Pont-Favrol.
[7] Cette boisson essentiellement fabriquée en Normandie et en Bretagne était constituée de marc de pommes et d'eau. Sa teneur en alcool étant très faible, elle était préconisée par les médecins.
[8] Hameau du Morbihan prolongeant le hameau du Pont-Favrol dans les Côtes du Nord.
[9] Endroits où sont échaudés, lavés et préparés les tripes et boyaux des animaux.
[10] Pierre Caro était à la fois couvreur et aubergiste-cabaretier. Sa grande maison servait de bistrot, et de gîte.
[11] Cet entêté de vieil ivrogne, en breton.
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