vendredi 6 septembre 2024

Chapitre 10 : L'atelier d'Aela

 


Chapitre 10

L'atelier d'Aela

 

Cet après-midi-là, Marie-Louise alla frapper à la porte de leur voisine.

- Entre ! cria Aela du fond de son salon, transformé en atelier.

La jeune couturière était debout devant sa table, penchée sur son ouvrage.  Elle releva la tête pour accueillir la fillette, et lui fit signe de s'assoir un instant dans un confortable fauteuil-crapaud[1]. Elle coupait un épais tissu avec des gestes sûrs, puis alla épingler l’étoffe sur son mannequin de couture,  une pelote de velours grenat serrée au poignet. Des épingles à tête entre les dents et un mètre ruban[2] autour du cou, elle s’agenouilla pour ajuster un ourlet. 

- Tu as déjà tenu une aiguille ? lui demanda-t-elle ensuite, les yeux fixés sur des finitions de boutonnières,  qu'elle vérifiait scrupuleusement.

  - Non, murmura timidement la fillette. C'est ma sœur qui cousait à la maison…

Aela sourit avec compassion :

- Ne t'inquiète pas, j'ai du temps à te consacrer pour t'apprendre… Ici, les clientes ne sont pas aussi nombreuses et exigeantes qu'à Paris ! Là-bas, il fallait que je travaille tard le soir, et même la nuit pour tenir les dates, lui expliqua-t-elle.

Elle lui donna une chute de tissu, du fil et une aiguille. Puis, elle lui montra comment coudre en piquant d'arrière à l'avant, pour faire des points en biais, réguliers et de même distance.

- Applique-toi à surfiler[3], pendant que je m'occupe de cette robe ! lui dit-elle, en virevoltant entre un miroir-psyché[4] garni de cygnes dorés, et la table où elle avait déposé ses rouleaux de tissus.

Intimidée, Marie-Louise exécuta son ouvrage avec soin et le réussit, même si elle se piqua le bout des doigts à plusieurs reprises, et faillit quelques fois emmêler son fil. Comme Aela était concentrée sur un revers d'encolure, elle n'osa l'avertir qu'elle avait achevé sa tâche. Rêveuse, elle admira un guéridon en sycomore incrusté de palissandre[5], une amusante collection de chapeaux surmontés de plumes de paon, des vases d'opaline[6] rose, et des oiseaux naturalisés enfermés dans leur cage de bronze doré. Les tonalités sourdes de roses poudrés, alliées au gros velours de la méridienne[7], créaient une intimité douce et raffinée, dans laquelle elle se sentait bien.

- J'ai économisé beaucoup d'argent lorsque je travaillais à Paris, pour pouvoir m'acheter toutes ces choses ! précisa Aela qui voyait combien la fillette admirait son salon.

- La vie parisienne ne vous manque pas ? lui demanda Marie-Louise, subjuguée par tant d'élégance.

- Ne te laisse pas impressionner par ce décor… l'avertit la jeune couturière. C'est vrai que les midinettes jouissent de salaires relativement élevés[8], mais ce métier est dangereux !

- Dangereux ! répéta la fillette, interloquée, en regardant le bout de ses doigts abîmés par l'aiguille.

Aela ne put réprimer un rire aux joyeuses cascades cristallines, qui surprirent la jeune apprentie par sa musicalité. Devant son air ahuri, la jeune femme s'expliqua :

- Je ne parle pas du danger des aiguilles, des ciseaux ou même des machines ! Je parle des convoitises !

Plaçant un dé sur le doigt de la fillette, Aela lui donna d'autres ouvrages à effectuer pour qu'elle apprenne à confectionner des ourlets et des boutonnières. Pendant que Marie-Louise s'employait à suivre ses conseils avec diligence, elle lui raconta sa vie parisienne et la mit en garde contre ses séductions. Elle lui expliqua pourquoi ces midinettes, majoritairement célibataires, quittaient toutes les ateliers au moment de leur mariage pour s’établir à leur compte, ou pour se consacrer à l’éducation de leurs enfants. Ces jeunes femmes, injustement surnommées "les affranchies", étaient, la plupart du temps, issues des classes populaires et résidaient loin des beaux quartiers[9]. Mais, par leur travail, elles fréquentaient les classes supérieures, notamment les clientes qui venaient se faire confectionner des vêtements de luxe. C'est pourquoi nombre d'entre elles rêvaient d’ascension sociale et d'un grand mariage.

- L'appât du gain et des prestiges est un grand danger ! l'alerta la jeune couturière en lui offrant une tasse de thé. La convoitise met les ouvrières sous presse et les fait veiller jusqu'à ce qu'elles en tombent malade[10]. À ce rythme infernal, elles ne prennent même pas le temps de manger correctement. Quand il ne pleut pas, elles amènent des provisions pour grignoter au jardin des Tuileries, sinon elles avalent un quignon de pain à l'atelier… et elles y restent jusque tard dans la nuit !

Elle lui expliqua que ce nouveau mode de comportement alimentaire, pourtant réprouvé, était de plus en plus pratiqué. Ces repas sur le pouce de mauvaise qualité, avalés trop vite et mal digérés, portaient préjudice à la santé des ouvrières ; mais, ce dommage n'était pas le pire. En effet, si le risque pour les ouvriers était celui de la débauche et de l’alcoolisme, à cause des tentations du cabaret, pour les femmes, la menace était celle d'une mauvaise rencontre. Car, ces ouvrières qui côtoyaient le luxe parisien, et se nourrissaient à midi si hâtivement, rêvaient de pouvoir déjeuner au restaurant, comme leurs riches clientes, pour y rencontrer un galant et ambitieux employé.

- Quand elles avaient assez d'argent pour se rendre dans des gargotes[11], par vanité et par plaisir, elles ne pouvaient plus s’en passer. Alors contre toutes attentes, ces endroits tant convoités devenaient à la fois des objets de tentation et des lieux de danger, soupira Aela.

- Mais vous, vous ne vous êtes pas fait piéger ? l'interrogea fébrilement Marie-Louise, qui regardait maintenant Aela comme une rescapée de la mondanité parisienne.

- Non, mais il y avait bien d'autres pièges ! Et je m'y suis laissé prendre pendant quelque temps, confessa-t-elle. Par orgueil, j'ai soigné ma toilette pour être bien mise et j'ai désiré posséder ces tenues de goût que je confectionnais… Pour échapper à la solitude, j'ai traîné des heures dans les rayons des grands magasins, souffrant de ce que je n’avais pas. Je quittais ma chambre à l'aube, et j'y retournais après la nuit tombée, à pied, par les rues désertes ou à travers la foule ; ce qui n’était pas moins dangereux. Dans ce contexte, les tentations ne manquaient pas : une robe à crinoline[12], un bandeau plat, une broche, un bracelet ou un bibi[13]

Marie-Louise fit la grimace et ne regarda plus le somptueux décor, dans lequel évoluait Aela, de la même façon. Sans y prendre garde, elle aussi avait succombé à la beauté de ces artifices : à ces rideaux de taffetas[14], à ces banquettes moelleuses et à tous ces colifichets[15]. Elle avait envié la jeune couturière sans connaître l'histoire de tous ces objets, tout comme elle s'était autrefois laissé subjuguer par le retable baroque de La Trinité-Porhoët.

- Tu dois te méfier de tout ce qui brille ! la mit en garde la jeune couturière, en agitant sous son nez une cuillère en argent. J'ai résisté de mon mieux, mais ma faiblesse fut la coquetterie ! Bien que mes parents m'aient élevée dans les voies de Dieu, j'étais alors une jeune provinciale libérée de leur autorité, peu instruite et naïve. Ainsi, j'ai facilement succombé à la curiosité et à la convoitise des bagatelles[16] sans y voir de vains désirs.

- Aimer ce qui est beau est un piège ? lui demanda Marie-Louise, désenchantée.  

- Non, mais l'envie et le désir extrême et sans scrupules de posséder une chose en est un ! lui répondit Aela, avant de poursuivre sa phrase dans un murmure. Dieu m'a gardée de la chute, mais pour s'être adonnée au luxe, certaines ouvrières sont devenues voleuses, amantes ou même prostituées[17].

Aela n'osait l'exprimer devant la fillette, mais à cette époque, sous le voile trompeur de la gaieté et de la jeunesse, ces jolies filles légères, courant les petits festins d’amoureux, étaient considérées comme de menues friandises à croquer – des morceaux de sucre, avec un rien de piment! Leurs aventures commençaient lors d’un déjeuner en plein air aux Tuileries et la séduction se poursuivait au Moulin de la Galette[18], pour se terminer dans une chambre de bonne. Heureusement, comme Aela, certaines, sous leurs airs frivoles, étaient très réservées et suivaient obstinément un petit chemin réglé et monotone qui leur épargna bien des tourments.

- Si un jour, je dois quitter Saint-Brieuc, je n'irai pas à Paris ! en déduisit Marie-Louise.

- C'est pour toutes ces raisons que l'apôtre Pierre a exhorté les croyants à s'abstenir des convoitises charnelles qui font la guerre à l’âme, ajouta Aela. En son temps déjà, il leur recommandait de se considérer comme des étrangers et des voyageurs sur la terre[19]

- Comme Abraham ! s'exclama la fillette, réjouie de pouvoir rattacher les propos de la jeune couturière aux leçons bibliques qui lui étaient désormais familières.  

- Oui, confirma Aela, la vie des enfants de Dieu est constamment en mouvement ; c'est une marche continuelle, opposée à celle de leurs contemporains, autant qu'à ceux d'Abraham qui avaient construit la tour de Babel. Les hommes déchus sont égocentriques, ils aiment s'approprier une terre, et s'installer pour mutualiser leurs forces, s'enraciner, faire carrière et se faire un nom, tout en défiant Dieu et sa gloire.

- Johann m'a expliqué qu'Abraham était allé par la foi dans la terre promise comme dans une terre étrangère, et qu'il avait habité sous des tentes, avec son fils Isaac et son petit-fils Jacob[20]

- Effectivement, renchérit Aela. Abraham, Isaac et Jacob ne se sont jamais enracinés en Canaan parce qu'ils attendaient une autre cité ; celle qui est éternelle et céleste ! Et de la même façon, nous ne devons pas vivre comme ceux qui succombent aux attraits de ce monde pécheur, mais comme des citoyennes du royaume des cieux.

- C'est pour toutes ces raisons que vous êtes revenue à Saint-Brieuc ? lui demanda encore la fillette.

- Oui, avoua Aela. Mais aussi parce que mes parents étaient bien malades… Etant fille unique, j'étais la seule qui pouvait prendre soin d'eux et les soutenir jusqu'à leur mort. Même si j'ai gagné de l'argent et que je me suis perfectionnée dans l'art de la couture, j'ai regretté cet exil…

- Ce voyage à Paris n'était pas une bonne idée… en conclut Marie-Louise.

- Exactement, affirma la jeune couturière. Cette épopée aurait pu me coûter cher !

 

Suite

[1] Fauteuil peu profond, trapu, épaté et très confortable grâce son dossier bas, enveloppant qui épouse les courbes du dos.

[2] Instrument de mesure formé d'un ruban gradué flexible et pouvant s'enrouler.

[3] Passer un fil qui chevauche le bord d'un tissu pour l'empêcher de s'effilocher.

[4] Grand miroir mobile, pivotant dans un châssis, ce qui permet de l'incliner et de se regarder en pied.

[5] Bois blond issu d'une sorte de figuier, incrusté de bois exotique plus foncé.

[6] Verre laiteux.

[7] Canapé à deux chevets de hauteur inégale.

[8] Les couturières en Haute-couture gagnaient 5 francs par jour, c’est-à-dire autant que les moins bien payés des ouvriers masculins de Paris, mais plus que toutes les autres sortes d'ouvrières.

[9] Elles habitaient à Montmartre, Belleville ou la proche banlieue et non rue de la Paix et ses environs où se trouvaient les ateliers de Haute-couture.

[10] Les exigences de rapidité des clientes entretenaient "la presse", c’est-à-dire le travail sous la pression de la demande qui était la principale cause des "veillées", c’est-à-dire du travail de nuit des couturières.

[11] Terme péjoratif pour décrire un petit restaurant.

[12] Jupon bouffant garni de baleines.

[13] Petit chapeau porté sur le chignon.

[14] Étoffe de soie serrée.

[15] Babioles.

[16] Babiole.

[17] Voilà pourquoi le terme "midinette" est devenu péjoratif. Il s'est ensuite transformé en "Grisette", "Cousette" ou "Lorette".

[18] Ancienne minoterie transformée en guinguette, c’est-à-dire en restaurant populaire où l'on pouvait aussi danser.

[19] D'après la première épitre de Pierre 2.11.

[20] D'après l'épître aux Hébreux 11.9.

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