Chapitre 18
Dispersion
Après cette discussion cœur à cœur, et une longue marche sur les quais, Jack rentra chez lui, allégé de tous ses soucis. Au-delà de simples versets bibliques mainte fois entendus, le Psaume 37 avait fini par le convaincre de rester tranquille, jusqu'à ce que Dieu sonne le branle-bas de combat. Cette image navale pénétra son âme et le rasséréna. Il faut dire qu'il connaissait parfaitement cette expression désignant les hamacs des frégates, que les marins devaient décrocher lorsque leur bateau allait être attaqué. Il était convaincu qu'un temps de remue-ménage et d'agitation désorganisée allait bientôt survenir, pour tous les déloger de leurs zones de confort, mais ce n'était pas encore le moment. Dieu n'avait pas encore sonné du shofar[1] pour les inviter à quitter leur famille, leur patrie et leur pays. Il devait donc s'en remettre avec confiance à la souveraineté divine, et ne rien précipiter. De toute façon, il se sentait bien incapable de persuader ses amis de changer de vie et inapte à leur donner des directives. En qualité de capitaine de frégate, il savait combien un ordre de navigation pouvait avoir de lourdes conséquences, c'est pourquoi, avec soulagement, il remit ses "troupes briochines" entre les mains du divin commandant. Ses intentions bienveillantes étant à l’origine de tout ce qui leur arrivait, lui seul pouvait faire concourir toutes choses à leur bien[2]. En attendant, il avait enfin compris qu'il devait prendre du repos en Dieu, lire la bible pour nourrir sa foi et profiter de la communion fraternelle qui lui ferait cruellement défaut dans le pays qui l'attendait au loin.
- C’est dans le calme et la confiance que sera ma force[3] ! ne cessait-il de se répéter pour demeurer dans la paix, alors qu'il abandonnait le sort de Marie-Louise et de tous ses chers amis entre les mains de leur divin sauveur.
Les mois qui suivirent, tout ce que Jack avait perçu au cours de cette promenade méditative s'accomplit peu à peu. Le capitaine pouvait alors distinctement percevoir les circonstances se mettre doucement en place les unes après les autres, afin que la volonté de Dieu se réalise dans chacune de leurs vies.
Tout commença le 7 décembre 1852, lorsque Soa Joyaux fut tiré au sort[4] pour partir six ans sous les drapeaux. Profondément bouleversé par ce choix impérial qui tomba comme un couperet, Evan décida de s'engager à ses côtés, et sa décision fut irrévocable. Résignée à se soumettre à la souveraineté de Dieu, leur mère accepta cette nouvelle sans sourciller. Peut-être que l'armée réussirait par redresser ses buveurs invétérés. Ou tout du moins, s'ils voulaient dépenser leur solde pour se souler, elle n'aurait plus à supporter leurs divagations et la violence de leurs propos insensés. Avec Jobic, elle pourrait enfin profiter d'un temps de paix et mettre quelque argent de côté pour qu'il se marie décemment. Dieu savait combien elle était lasse de leurs comportements dépravés et comme elle soupirait après la sérénité !
Puis, le 3 janvier 1853, un incendie ravagea les ingoguets du Gouët. Dans cette cuvette marécageuse où convergeaient de nombreux ruisselets, les maisons, construites sur des pilotis en bois, se pelotonnaient comme si elles avaient manqué de place pour s'étendre. Était-ce pour échapper au vent venu de la mer qu'on les avait entassées dans ces ruelles sinueuses et étroites ? Quoi qu'il en soit, lorsqu'un incendie se déclara dans l'ancienne triperie du père Buffon, les flammèches se répandirent rapidement d'un bâtiment à l'autre. Ana et Jobic, qui travaillaient alors fort heureusement au Légué, aperçurent un immense panache de fumée s'élever au-dessus de leur quartier. Alertée par les cloches de la cathédrale Saint-Etienne, la population briochine se mobilisa pour circonscrire l'incendie, mais avant qu'ils y parviennent, le feu avait causé de grands dommages et ravagé plusieurs maisons, dont il ne resta plus que des cendres. Celle où habitaient Ana et Jobic en faisait partie ; mais dans leur malheur, ils ne furent jamais délaissés par leur petite communauté. Au contraire, ce fut l'occasion pour Jack et Aela de mettre en œuvre ce qu'ils n'avaient pas osé faire ces derniers mois : aider de manière tangible leurs chers amis, en les hébergeant à la mercerie et en renouvelant toute leur garde-robe. Exultant de joie face à cette décision, Marie-Louise les accueillit chaleureusement et remonta au grenier pour leur céder les chambres du premier palier. Ainsi, la vie des Joyaux s'organisa peu à peu, au numéro 7 de la rue Charbonnerie. Ana prit le rôle de la maîtresse de maison, secondée par Marie-Louise qui faisait prospérer la petite mercerie. La jeune veuve continuait néanmoins à vendre poissons, coquillages et crustacés en traînant sa carriole sur les quais du Légué. Cumulant malheurs sur malheurs, elle avait suscité la compassion des autres harengères[5] qui lui rameutaient de la clientèle. Même si Ana ne s'appesantissait pas sur son sort, ses concitoyennes ne cessaient de la plaindre à propos de son défunt mari, de ses ivrognes de fils engagés sous les drapeaux, et du récent incendie qui avait réduit son logement en cendres. À les entendre, "le fardeau que portait la mère Joyaux pesait une tonne…" En réalité, elle ne s'était jamais sentie aussi légère et bénie. Entourée de ses amis, elle avait trouvé un véritable et confortable havre de paix au-dessus de la mercerie Hélias. Mais ça, elle le gardait bien pour elle, car les femmes médisantes et bavardes auraient tôt fait des gorges chaudes[6] de sa proximité avec sa future belle-fille. Déjà qu'on se méfiait des protestants et qu'on les observait à la loupe, attendant la moindre incartade ou bévue de leur part ! Jobic et Marie-Louise devaient se montrer discrets au sujet de leur idylle et bien se tenir jusqu'au jour de leur mariage. Ils avaient tout intérêt à faire profil bas[7] et à peu parler pour conserver leur paix. L'affaire de Françoise, qui avait caché sa grossesse avant de se marier à Evan, était encore bien présente dans les esprits. Sans miséricorde, le voisinage avait relégué le décès de la jeune femme et de ses jumelles, au registre des jugements divins s'abattant sur une communauté d'hypocrites pervers ! Jobic et Ana ne pouvaient l'oublier, tant ils avaient souffert des regards méprisants et des langues acerbes des gens de leur quartier. Quant à Marie-Louise, loin de toutes ces considérations, elle ne rêvait qu'à une chose : se marier avec son goémonier et avoir une aussi grande descendance que celle de Jessé. Et si Dieu le permettait, elle aurait bien aimé aussi acheter un jardin à cultiver aux abords de la ville.
Entre veillées au coin du feu, préparation du Kig ha Farz, pêche à pied, récolte du goémon noir, et cueillette du pioka[8], Ana, Marie-Louise et Jobic trouvèrent leur rythme de croisière. En vue de son mariage, le jeune homme travaillait sans relâche. Entassant dans le fond des bateaux les longues algues dégoulinantes, il plongeait sa guillotine dans l'eau, coupait les goémons et les remontait dans le creux de sa faucille. Il déposait sa récolte, se penchait à nouveau par-dessus bord et recommençait inlassablement chaque jour pendant des heures, trempé de la tête aux pieds par l'eau froide. Il vivait au rythme de la mer, partant avec le jusant, et revenant avec la marée montante. Ainsi, Marie-Louise ne le voyait qu'à la fin de ses longues journées, lorsqu'il rentrait sale et épuisé. Et pourtant plus le temps passait et plus, elle l'aimait et l'admirait. Il faut dire qu'il était devenu un solide gaillard, aux muscles saillants et au visage buriné par le froid, le sel et le soleil. Alors, entre son travail à la mercerie, les divers travaux du ménage et les visites à son filleul, la jeune fille cachait bien son jeu ; car en réalité, un seul sujet l'obsédait : Jobic Joyaux. Son esprit troublé fluctuait entre des désirs passionnés et la peur d'être accusée de fille facile. Quelle honte ce serait pour Ana et Jack, si elle fautait ! Oserait-elle comme Françoise affronter les regards suspicieux de la populace ? Agitée par toutes sortes de pensées contradictoires, elle s'imaginait dans le lit de son amant, puis songeait avec horreur aux faiseuses d'anges[9]. Pourrait-elle jouer avec sa vie et déshonorer ses amis, comme l'avait fait sa sœur ? Jamais elle n'aurait pensé être ainsi tentée, mais des cauchemars venaient la tourmenter, la poussant tour à tour dans les bras de Jobic ou dans les affres de l'enfer. Les fantômes de ses parents, de Johann ou de Françoise venaient tourmenter sa conscience. Jack avait-il eu une si bonne idée en faisant preuve d'hospitalité envers la famille Joyaux, ou était-ce elle qui avait un sérieux problème de patience et de sainteté ? Personne ne pouvait deviner la tempête qui se déchaînait dans sa tête et son corps, mais elle était bien réelle et dévastatrice !
À tel point qu'un soir, elle profita qu'Ana soit partie veiller une vieille tante à l'autre bout de la ville, près de la tour de Cesson[10], pour rejoindre Jobic au rez-de-chaussée. C'était le 14 février 1853. La veille, la tempête avait fait rage et jeté sur l'estran de grosses quantités d'algues. En ces jours d'abondance, goémoniers et paysans s’activaient selon leurs moyens. Les cultivateurs prélevaient une grosse partie des laminaires pour les étaler sur leurs champs et d'autres briochins les remontaient à l’aide de civières pour les entasser sur un coin de dune. Ce jour-là, il y avait eu une activité indescriptible sur l'aod et, le soir venu, il ne restait plus grand-chose sur le sable. Comme les autres, Jobic avait porté des civières bien remplies, et marché sur le sable avec ses sabots de bois, sans discontinuer, jusqu'à ce que la marée montante revienne occuper les lieux. Les affaires allaient bon train, et le jeune homme ne s'en plaignait pas. Quand la mer recouvrait le goémon, en petite tenue, malgré le froid, armé d’un large croc emmanché, il tirait encore de belles quantités d’algues à demi flottantes sur la côte, pour en faire des tas sur la dune. Éreinté par cette longue journée de dur labeur, le jeune homme avait encore eu le courage de se remplir un baquet d'eau chaude pour se réchauffer et se laver de la boue salée qui recouvrait ses cheveux et irritait tout son corps. Rapidement, il ôta ses vêtements sales et mouillés, qui le faisaient greloter et sauta dans l'eau. Malgré quelques toussotements, il se délecta des parfums d'huile d'olives et de laurier[11] qui se dégageaient de ce bain, et rendit grâce que Jack ait pu se procurer du savon, sur le port. Les yeux mi-clos, il somnolait entre deux quintes de toux, trop fatigué pour frotter son corps endolori, lorsque sur la pointe des pieds, Marie-Louise descendit le petit escalier. Elle portait dans une main une brosse de bain, et dans l'autre un flacon d'huile dans lequel, elle avait fait macérer des immortelles. Ouvrant délicatement la porte de la cuisine, elle contempla un instant son "valeureux chevalier" baignant dans l'eau fumante et savonneuse, la tête rejetée en arrière, reposant contre la paroi en zinc du tub.
- Puisque ta mère s'est absentée, je peux laver ton linge et l'étendre dans ta chambre, près de la cheminée, lui proposa-t-elle en chuchotant, pour ne pas le faire sursauter.
Peine perdue, le jeune homme s'assit d'un bond dans son baquet, s'agitant pour saisir une serviette de toilette qu'il avait malheureusement posé hors de sa portée.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? s'étrangla-t-il en rougissant et en se recroquevillant dans l'eau opaque.
Attendrie par son visage affolé, rougi par la vapeur et parsemé de taches de rousseur, elle sourit et dégagea de longues mèches de cheveux hirsutes qui cachaient ses yeux vert pailleté d'or.
- Je ne vois rien, la rassura-t-elle, en se postant dans son dos et en commençant à le frotter doucement.
- Même ma mère ne se permettrait pas… protesta-t-il, avant qu'elle ne lui bâillonne délicatement la bouche de sa main.
- Mais je ne suis pas ta mère, riposta-t-elle en riant.
Pris au piège dans ce bain fumant, Jobic ne pouvait se soustraire de la vue ni des mains de la jeune fille. Lorsqu'elle eut achevé de lui frotter le dos, elle lui jeta une serviette afin qu'il s'y emmitoufle, et se retourna afin de préserver son intimité. Jetant son linge sale dans l'eau savonneuse, elle s'empressa de le frotter, puis d'aller le rincer dans l'évier en pierre de la cuisine.
- Avant que tu ne montes dans ta chambre et que tu ne t'habilles, veux-tu que je te frictionne avec de l'huile d'immortelles[12] ? lui proposa-t-elle, en se comportant comme une épouse bien attentionnée.
- Mais non ! objecta-t-il, d'un ton médusé.
Comme elle quittait la pièce, portant entre ses mains les vêtements qu'elle voulait étendre devant l'âtre, il lui emboîta le pas et la rejoignit dans sa chambre. Quand elle eut terminé sa tâche, plutôt que de la laisser partir, il la saisit brusquement dans ses bras et se laissa choir avec elle, sur son lit.
- Il ne fallait pas jouer avec le feu, Mademoiselle Hamon, lui souffla-t-il à l'oreille, avant de l'embrasser fiévreusement et de s'emparer de son corps à moitié dévêtu.
[1] Corne de bélier, utilisée comme trompette et dont les sons différents sont des signaux de convocations ou de rassemblements, surtout pour des événements graves (appel aux armes, départ au combat, signal de danger, etc.).
[2] D'après l'épître de Paul aux Romains 8.28.
[3] D'après le livre d'Ésaïe 30.15.
[4] De 1804 à 1889, c'est ainsi que les jeunes hommes de 20 ans étaient appelés à faire leur service militaire. Ils devaient tirer au hasard un numéro qui décidait, ou non, de leur incorporation. Certains, issus de familles riches, pouvaient y échapper en payant un remplaçant, mais les plus pauvres y étaient contraints.
[5] Marchandes de poissons.
[6] Elle aurait été un sujet de méchantes railleries.
[7] Se montrer discret, ne pas se faire remarquer.
[8] Petite algue rouge également appelée lichen des mers, utilisée pour préparer des flans.
[9] Femmes qui pratiquaient les avortements.
[10] Édifice construit en 1395 sur ordre du duc de Jean IV de Bretagne, et qui domine l'estuaire du Gouët et de la baie de Saint-Brieuc.
[11] Le savon d'Alep est né bien avant celui de Marseille.
[12] Elle possède des propriétés antifongiques, antibactériennes, antioxydantes et analgésiques. Cicatrisante, elle soigne les plaies, apaise les brûlures, les coups de soleil et les piqûres d’insectes. Appelée "l'huile du boxeur”, elle traite les ecchymoses et les douleurs inflammatoires.
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