mercredi 25 septembre 2024

10 rue du pré Bazile à Elbeuf

 


Chapitre 1

Lundi 29 janvier1872

10 rue du Pré Bazile à Elbeuf

 

Cette nuit-là, le vent s’engouffrait violemment dans les ruelles de ce lugubre quartier, à la lueur blafarde et vacillante de la lune qui se reflétait dans les ruisseaux fangeux coulant au milieu des ruelles. Les maisons miteuses étaient percées de quelques rares fenêtres aux châssis vermoulus et flanquées d'escaliers noirs, qu'il fallait gravir à l’aide d’une corde tant ils étaient raides et vétustes. Au rez-de-chaussée, on pouvait trouver quelques étalages de charbonniers, de cordonniers, de tripiers ou de revendeurs de fruits et légumes. Au numéro 10 rue du pré Bazile, une jeune femme fulminait, hantée par des questions qui jaillissaient des profondeurs de son être, réclamant des réponses qui ne vinrent pas ce soir-là :

- Quiqu' j'fais d'travers ? Cha se passe point coumm' j'l'avais émaginé. A d'où vient qu'la vie est si tant difficile ? j'm dounne bé du tintouin pourtant[1] !

            Même si elle ne croyait pas être punie par une divinité vengeresse, Eugénie avait du mal à exclure qu'elle faisait les choses de travers. Elle était, en effet, convaincue qu'il existait une façon de vivre qui rendrait son existence plus douce et agréable, mais elle ne savait pas comment y parvenir. Le soir, après l'agitation de ses journées, elle ne pouvait prétendre qu'elle était heureuse et comblée par son travail, son mari, ou par un quelconque bon dieu. Dans la solitude qui oppressait son âme, elle ne pouvait que constater qu'elle n'avait jamais connu un vrai sentiment de joie ou de liberté. Et ce n'est même pas la guerre ou les épidémies qui avaient plongé sa pauvre vie dans la misère. Car d'aussi loin qu'elle s'en souvienne, elle avait souffert d'une vie sans père ni mère, sans terre, sans ciel bleu, sans tendresse, sans quiétude et sans espérance…

            Tournant en rond dans l'unique pièce qui lui servait de logement, elle finit par donner un coup de poing rageur sur son édredon de satinette, et s'assit sur son lit. Un silence oppressant étreignait son cœur languissant. La cour, si bruyante dans la journée, était déserte. Elle n'entendait au dehors que les rafales s'engouffrant sous la porte cochère et le poêle de fonte qui ronflait dans la cuisine. Bien qu'elle se soit mariée au début du mois et qu'elle arrivait bientôt au terme de sa grossesse, elle se sentait immensément seule. Le mariage n'avait rien changé aux habitudes de Louis Dorival, qui préférait passer ses soirées au cabaret qu'auprès de sa jeune épouse.

- Eul pé Loulou ! soupira-t-elle, en s'abaissant péniblement pour rajouter une bûche dans le poêle. Tréjous à s'baiter aveu tous les brevacheux[2] !

Après avoir passé la bassinoire[3] sur son matelas de laine, elle se glissa sous son épaisse couette et chercha le sommeil. Elle se demandait pourquoi son mari se plaisait dans la compagnie des anciens forçats, et des escrocs qui fourmillaient dans les cabarets les plus malfamés.

- I bionne point assez piur aller core guincher, bambocher et bégauder en bibacoin[4] ? maugréa-t-elle en serrant les dents.

Exténuée par sa journée de labeur et les pensées qui s'agitaient en foule dans son esprit, elle finit par plonger lourdement dans un sommeil peuplé de cauchemars. Dans son rêve, elle se vit recroquevillée dans des haillons, assise sur le perron d'une grande maison de briques rouges. Soudain, une voix stridente la fit tressaillir, au point qu'elle faillit dégringoler tout en bas du grand escalier : "Eugénie Buquet ! "

Eugénie s'éveilla en sursaut, trempée de sueur et le cœur battant la chamade. Combien de fois avait-elle fait ce rêve étrange et angoissant, dans lequel elle se voyait petite enfant ? Chaque fois, elle apercevait une main calleuse s'abattre brutalement sur son frêle bras comme une tenaille, la soulever de terre et l'entraîner malgré elle vers une vaste demeure. Et une lourde porte se refermait sur elle, comme celle d'un sombre cachot. Ces images émanaient-elles de ses souvenirs ou étaient-elles le fruit de son imagination fertile ? Troublée, elle effleura sa couette et constata que Louis n'était pas encore rentré. Inquiète, elle alluma une chandelle, se leva pour se servir un verre de boisson[5], et écarta le voilage de l'unique fenêtre donnant sur la rue. La nuit était maintenant profonde, mais elle devina les fortes rafales et la pluie qui fouettaient les murs des maisons. La cloche sonna dix heures à l'église Saint-Jean. 

Le nez collé à la vitre embuée, elle finit par distinguer quelques silhouettes embusquées sous le porche de l'établissement de Jules Voisin. Cet homme d'affaires, autrefois modeste, avait compris qu’il y avait de l’argent à se faire en valorisant les déchets textiles des manufactures de la ville ; et depuis deux ans, il avait créé un établissement spécialisé dans l’effilochage, le cardage[6], l’épaillage[7] et la teinture des déchets de laine. C'est dans cette usine que Louis travaillait avec son frère Alphonse, au numéro 16 rue du Pré Bazile. Sous le porche voûté du vaste atelier de fabrication, obscur et profond comme une caverne, résonnèrent bientôt quelques refrains revanchards :

- Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine, et malgré vous nous resterons Français ; vous avez pu germaniser la plaine, mais notre cœur, vous ne l'aurez jamais[8] !

Interdite, Eugénie crut apercevoir la silhouette de son mari. Pour s'en assurer, elle ouvrit la fenêtre, et malgré la pluie qui s'abattit sur son visage, elle vit un homme brusquement saisir le bras de Louis et le secouer en vociférant. Le pauvre teinturier, qui tenait à peine debout à cause des effets de l'alcool, s'effondra aussitôt dans la rue boueuse. Des voix s'élevèrent, des chiens aboyèrent, et la jeune femme referma précipitamment la fenêtre, en espérant que son mari arrive au plus vite. Quelle idée saugrenue lui était-il venu de se battre sous les fenêtres de son patron ? N'estimait-il pas sa chance d'avoir trouvé un emploi à deux pas de son appartement ? Dans sa folie, ne mesurait-il pas que ses frasques nocturnes pourraient lui coûter un renvoi ?

- Ah, çu gros bêtas ! soupira-t-elle, soulagée de l'entendre arriver d'un pas titubant.

Il ouvrit la porte avec fracas et chancela jusqu'au lit, le nez ensanglanté et les vêtements maculés de fange nauséabonde.

- Et bos ! Il est d'heure ! fit Eugénie en le regardant de la tête aux pieds d'un air agacé. T'es tout crachoux ! T'âs prins ta danse ? Viens t'en que j'te décharbouille la boule[9]

Déterminée, elle trempa une touaille[10] dans la cuvette en faïence qui trônait à un bout de la table, et la passa délicatement sur le visage tuméfié de son mari. Grimaçant, il la repoussa d'un revers de main et s'affala sur son lit, avec ses sabots crottés, sa casquette de guingois et sa blaude[11] trempée. Les mains sur les hanches, elle le regarda, effarée, alors qu'il ronflait déjà, allongé en travers du lit, par-dessus l'édredon. Furieuse, elle le déchaussa, s'enroula dans un châle et tenta de se faire une place sur le matelas de laine, tout en pestant contre son ventre arrondi qui l'empêchait de se coucher comme bon lui semblait. Puis, les yeux grands ouverts dans l'obscurité, elle versa quelques larmes de dépit et de culpabilité. Comment pouvait-elle maugréer contre ce bébé ? Après tout, il n'avait pas demandé à vivre et grandir au sein de ce couple misérable et mal assorti. Elle ne pouvait retourner sa colère contre lui ni le détester… Non, elle ne serait jamais comme sa propre mère qui l'avait autrefois abandonnée à l'orphelinat de la Providence[12], dirigé par les Filles du Cœur de Marie. Caressant son ventre tendu, contre lequel un petit être donnait de sérieux coups de pieds, elle se demandait s'il serait aussi impétueux que son père ou s'il ressemblerait à ses propres parents inconnus.

Le lendemain matin, Louis se réveilla avec une bonne gueule de bois et brailla aussitôt pour qu'Eugénie lui prépare un camo et une chique de pain doré[13]. 

- Oyoù est ma bouffarde[14]? beugla-t-il, en sortant un chicotin[15] de sa poche.

- Tu vas point fumer à c't'heur ? lui reprocha sa femme. Ravise la boule que t'âs !

Les yeux bouffis par ses excès de la veille, il jeta un regard vaseux sur le miroir, dont le tain de mercure était piqué de taches noires. Il marmonna dans ses moustaches et s'aspergea négligemment la figure d'eau froide, avant de retourner la pièce à la recherche de sa pipe perdue. Excédé de ne pas la trouver, il sortit dans la cour en claquant la porte.

- Tu vas point bionner coumm' cha[16] ? lui cria Eugénie, en déplorant qu'il n'ait pas pris le temps de manger sa soupe ni de changer sa blaude et son pantalon maculé de boue.

Peine perdue, l'ouvrier grincheux et cabochard était déjà loin. Lasse de supporter ses frasques et ses éclats de voix, la jeune femme se prépara en silence, puis réchauffa la soupe qui avait mijoté au moins quatre heures au coin du poêle, la veille. On appelait ce premier repas de la journée la soupe à chien. Il était constitué de poireaux, de carottes, de pommes de terre et de chou bouillis avec une poignée de gros sel et un bouquet garni, que l'on versait sur d'épaisses tranches de pain. Eugénie en avala une écuelle, puis étala de la graisse de porc bien salée sur quelques tartines, qu'elle mit dans sa musette pour le médion[17] de neuf heures. Il fallait qu'elle se dépêche pour se présenter, à six heures, à l'atelier d'épincetage. Contrairement à Louis, elle avait accepté de travailler chez Blin, une entreprise qui venait d'ouvrir ses portes, avenue Gambetta, à dix minutes de là.

Au lendemain de la signature du traité de Francfort, mettant fin à la guerre franco-prussienne, Théodore et Maurice Blin n'avait pas eu d’autre choix que de quitter l'Alsace, devenue allemande. Les deux frères décidèrent alors de transplanter leur production de drap noir haut de gamme, en Normandie. Malgré le mauvais accueil des sceptiques, qui se méfiaient de ces deux juifs républicains venus les envahir avec mille ouvriers protestants, les frères Blin s'installèrent dans des maisons de maître, le long du cours Carnot. Puis, ils édifièrent d’importants bâtiments, concentrant toutes les tâches nécessaires à la confection d’un tissu fini.

Traversant la filature, Eugénie arriva dans un immense atelier où une centaine d'épinceteuses et de rentrayeuses, assises devant de longues tables, arrachaient avec des pinces les pailles et les bouchons des draps qui avaient été entamés en passant sous la tondeuse. Ce métier, toutes les femmes de la famille l'avaient un jour exercé au cours de leur vie. Cet ouvrage fatiguait gravement leur vue, mais au moins, elles pouvaient le faire en position assise, ce qui leur permettait de travailler jusqu'à la fin de leur grossesse.

 

 Suite



[1] En patois normand : Qu'est-ce que je fais de travers ? ça ne se passe pas comme je l'avais pensé. Pourquoi la vie est si difficile ? Je me donne du mal pourtant !

[2] En patois normand : Le père Loulou ! Toujours à trainer avec tous les ivrognes.

[3] Bassin de cuivre à couvercle perforé et à long manche qui, rempli de braises, servait autrefois à chauffer les lits.

[4] En patois normand : Il ne travaille pas assez dur pour encore aller danser, se livrer à la débauche et dire des niaiseries en titubant ?

[5] Cidre coupé d'eau.

[6] Opération consistant à démêler et aérer les fibres textiles.

[7] Opération d'enlèvement des débris végétaux, pailles ou chardons des laines, par des procédés chimiques.

[8] Refrain d'un chant évoquant l'espérance des Alsaciens et des Lorrains de redevenir français, paroles de Gaston Villemer et Hippolyte Nazet et musique de Ben Tayoux (1871).

[9] En patois normand : Et bah ! Il est temps ! Tu es tout sale ! Tu as pris des coups ? Viens là que je te lave la figure…

[10] Carré de toile grossière servant de torchon ou de serviette.

[11] Casquette de travers et blouse de grosse toile.

[12] Orphelinat d'Elbeuf, créé en 1821 par Mlle Bertaux et M. l'abbé Romelot et qui devint en 1955 le lycée privé Notre Dame, rue Hervieux.

[13] En patois normand : Une tasse de café et un morceau de pain beurré.

[14] En patois normand : Pipe.

[15] En patois normand : Pochette en cuir où on rangeait le tabac.

[16] En patois normand : Tu ne vas pas aller travailler comme ça ?

[17] Collation prise entre 8 et 9h, transportée pour le travail dans un sac de toile porté en bandoulière et constituée de pain recouvert de graisse de porc, de rillettes ou de porc froid.

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