mercredi 25 septembre 2024

Entre deux mondes

 


Chapitre 13

Samedi 14 septembre 1872

Entre deux mondes

 

Le 14 septembre 1872, Alfred Dorival, le frère cadet de Louis, épousa Flore. Bien qu'ils n'aient que tous les deux dix-huit ans, les jeunes gens avaient décidé de s'unir, et Alfred fut accueilli chez les parents de sa bien-aimée. Selon lui, c'était toujours mieux que de cohabiter avec son frère Napoléon, sa grand-mère et ses petites sœurs. Et puis Alfred appréciait bien sa belle-famille. Il l'avait connue chez Bruyant-Desplanques, où il travaillait comme trieur[1] depuis fort longtemps. C'étaient de braves gens, laborieux et généreux, qui l'accueillirent à bras ouverts dans leur modeste demeure. Le père, Laurent, était teinturier-dégraisseur, la mère, Victoire, était trieuse, la fille ainée, Ludivine, était ourdisseuse[2], Flore épinceteuse, et le petit dernier, Emile, était aussi trieur. Bien qu'ils n'aient pas beaucoup d'économies, ils avaient insisté pour inviter toute la famille Dorival à un repas de noces champêtres, à l'île de l'Épinette.

En ce mois de septembre, même si les nuits restaient fraîches et les matins brumeux, dans la journée le temps était étonnement doux, ensoleillé et sec. Les frères et sœurs d'Alfred s'étaient associés aux parents de Flore pour payer un copieux repas aux mariés et à leurs invités. En effet, à cette époque et en ces occasions festives, tous les aliments des jours ordinaires, tels que le cochon, les pommes de terre, les choux ou la soupe, étaient écartés et remplacés par une remarquable abondance de viandes et de mets sucrés. Les boissons alcoolisées étaient offertes à volonté, et tout devait être consommé le jour même. Les dépenses de la famille étaient donc considérables, mais compensées par des quêtes et des dons faits par les invités.

Vers 8 h 30, toute la noce s'était rendue chez la mariée qui habitait rue des Rouvalets. Ils y avaient mangé beaucoup de veau rôti, debout et avec leurs doigts, même s'ils étaient tout endimanchés. Serrés les uns contre les autres dans le cafouret, ils avaient aussi bu du café arrosé de calvados et mangé de la brioche. Puis, ils s'étaient rendus à la mairie et à l'église. Et à la sortie de la messe, ils avaient bu du vin et traînassé, avant de se rendre en cortège à l'île de l'Epinette pour y dîner. À ce moment-là, les hommes avaient déjà la casquette de guingois et les femmes parlaient haut et fort, riaient et s'apostrophaient.  la guinguette, chacun s'abandonna aux rythmes joyeux du violoneux, s'élançant en couples sur la piste de danse, de façon peu académique ou gracieuse.

À partir de cinq heures, ils mangèrent du gigot accompagné de flageolets et de la langue de bœuf, sauce piquante, de la salade, des gâteaux secs, des fruits et de la crème. Puis vint le clou du spectacle : la fameuse pièce montée, composée de choux à la crème, arrosée de liqueurs. Le repas était ponctué de trous normands[3], bus dans des pots de chambre miniatures, et les plaisanteries rituelles, faisant allusion à la nuit de noces, allaient bon train. Le père de Flore raconta des devinailles[4] et des histoires drôles jusqu'à ce que l'assemblée s'en lasse. Puis, il appela son fils Émile, afin qu'il distribue à chaque convive, des petits paquets renfermant des sucres d'orge. À la grande joie de tous, des gages furent ensuite donnés, comme avancer à cloche-pied en tirant la langue, ou embrasser tous les convives. Une atmosphère de liberté, quelque peu grivoise, régnait au niveau des paroles et des actes symboliques, et elle s'accentua au fil des heures. À minuit, lorsque Napoléon, complètement ivre, se déculotta devant toute l'assemblée, une clameur d'indignation et de protestation s'éleva. Le père de Flore le pria gentiment de se rhabiller. Cependant, le boit-sans-soif, ne l'entendant pas de cette façon, lui envoya un coup de poing en plein visage. Pris par surprise, le quinquagénaire s'affala de tout son long sur le parquet, assommé. S'ensuivit une bagarre générale entre tous les hommes, tandis que les femmes tentaient de les séparer, ou de mettre les enfants à l'abri des coups.

Comme Louis faisait partie des protagonistes, Eugénie se saisit du chariot dans lequel Albert dormait à poing fermé, malgré tout ce bruit. Et elle rejoignit le bac à traille, en compagnie de Flore et de sa famille. Profondément exaspérée par l'attitude de son mari, elle quitta la fête, déterminée à lui révéler sa grossesse dès le lendemain. Pourquoi le ménagerait-elle alors qu'il ne faisait aucun effort pour se tenir en société ! Elle le sommerait de changer de comportement et de prendre ses responsabilités de bon père de famille ; et ce serait là son dernier ultimatum. Bien qu'elle fut résolue, la fatigue eut vite raison de sa colère, et elle finit par s'endormir, serrant contre elle son fils.

Au petit matin, lorsque Albert réclama la tétée, Eugénie remarqua que son mari n'était pas encore rentré au cafouret. Son mécontentement de la veille se ranima alors aussitôt :

- Quiqu'il fait c'te beuchonnier ? marmonna-t-elle en remplissant une bassine d'eau tiède pour y laver son bébé.

Préoccupée, elle tenta néanmoins de se concentrer sur son enfant, en le savonnant, le talquant et l'enveloppant de langes avec précaution. Apaisée par ses sourires et attendrie par ses gazouillis, elle se demanda comment la plupart des femmes pouvaient s'occuper de leur progéniture avec une extrême froideur. Comment parvenaient-elles à ne pas parler à leur bébé et à faire aucun effort pour l’éveiller ? Comment pouvaient-elles le baigner ou l'allaiter de façon mécanique, comme si la maternité était un devoir ennuyeux ? Focalisée sur l'habillage de son fils, elle sursauta soudain. Quelqu'un venait de frapper avec force à la porte :

- Maâme Dorival ?

Elle se précipita pour ouvrir, le cœur battant, et reconnut aussitôt François Blanger.

- Eul Louis est point…

- Je sais ! l'interrompit-il. Je viens vous prévenir de la part du Père-bâton[5]

- Du Pé Bâton? répéta-t-elle, inquiète. Il est arrivé malheur au Louis ?

- Non, hésita-t-il. Pas vraiment… enfin, il a été arrêté sur l'île de l'Epinette avec Napoléon… pour non-respect de l'ordre publique.

Il baissa la tête, l'air gêné, alors qu'Eugénie retrouvait ses esprits, et l'invita à rentrer.

- Je ne veux pas vous déranger, s'excusa-t-il.

- Vos beraez be eun camo[6], lui proposa-t-elle.

Intimidé, le jeune homme s'assit tout de même devant la table, sur laquelle se trouvait encore le savon, le talc, et la bassine où trempaient maintenant les vêtements sales d'Albert.

- Désolée piur l'désordre, s'excusa-t-elle, tout en lui servant une tasse de café fumant. J'voulais vos d'mander eun service…

- Je vous écoute, lui dit-il, plein de sollicitude. Si je peux vous être utile…

- Vos pouvaez point vos arranger aveuc eul Pé Bâton piur qu'eul Louis ave la vénette et arte d'ber[7] ?

- La vénette peut-être pas, mais il faudrait que le soir après l'atelier, ainsi que le dimanche, il ait une occupation…

- Pêquer aveu vos, cha suffit point ! Et il veut point aller o l'église aveu mei[8]

François haussa les épaules en signe de dépit :

- Désolé, je ne sais quoi vous proposer ; mais je vais y réfléchir… Je dois vous laisser Maâme Dorival.

Déçue, Eugénie le salua. Et tout en continuant à s'occuper de son fils et de son ménage, elle gambergea, cherchant une solution pour que Louis s'occupe sainement en dehors de son temps de travail. Une heure plus tard, on frappa de nouveau à sa porte. S'attendant à se retrouver nez-à-nez avec son mari, elle prit une profonde inspiration, serra les dents et ouvrit :

- Es, Esther ? bafouilla-t-elle. Qué jour on est ?

- Dimanche ! s'exclama la petite Alsacienne, surprise que son amie l'ait oublié. Fous afiez omis notre rendez-fous chez les Bellamy ? Za fait un moment que je fous attends au bout de la rue, avec ma charrette et nos amis !

- Bos ! s'écria Eugénie, confuse. J'prends un fichu[9] et j'syis prête…

Attrapant Albert à la hâte, elle suivit Madame Stroh, qui accéléra le pas pour rejoindre au plus vite son attelage.

- Désolée, s'excusa Eugénie en essayant de la rattraper. J'vos avaez dit qu'hier j'étions à la noce de mun beau-frère l'Alfred… y'a-z-ieu eune berelle[10] et eul Louis a étaé arrêté par eul Pé Bâton aveu sen frère Napoléon…

- Yo[11] ! Je comprends maintenant pourquoi fous êtes toute tourneboulée, fit Esther en secouant la tête. Hopla[12] ! Nous allons prier et troufer zecours auprès de notre Dieu !

Elles montèrent dans la charrette et Esther entonna aussitôt un chant que tous reprirent en chœur :

- J’élèfe les yeux au loin, d’où me vient le zecours. Le zecours me vient de Dieu, de Dieu zeul. Ton pied ne chanzellera, il feille zur tes pas. Il ne dort ni ne zommeille, ton gardien. Le zoleil ne t’atteindra, ni la lune en la nuit. Le Zeigneur est ton gardien, ton abri. Au départ et au retour, il gardera ton âme. À jamais le Zeigneur feille sur toi[13].

Rassérénée par les paroles de ce cantique et la présence de ces chers amis, Eugénie lâcha prise et se laissa porter jusqu'aux Rouvalets. Parvenue, dans la cour de la ferme, elle avait recouvré la paix, et son cœur était pleinement disposé à se confier en Dieu pour trouver un heureux dénouement à ses difficultés. Résolue à ne plus se laisser détourner par toutes les vicissitudes de sa misérable vie, elle se concentra sur le sermon d’Hyacinthe. Celui-ci les invita à écouter un passage du livre de la Genèse[14] et lut :

- Isaac était sorti pour méditer dans les champs, vers le soir ; et levant les yeux, il regarda, et voici que des chameaux arrivaient.

 Eugénie n'avait aucune idée de ce que pouvaient être des chameaux. Elle connaissait bien les camos[15], et s'imaginait un serviteur apportant des tasses de café dans les champs. Elle se sentait quelque peu égarée. Essayant de rattraper au plus vite le discours de son ami fermier, elle fit beaucoup d'efforts pour se concentrer :

-  L'occupation d'Isaac était très admirable. Si ceux qui dépensent tant d’heures dans une compagnie désœuvrée, une lecture légère, et des passe-temps inutiles, pouvaient apprendre la sagesse, ils trouveraient une société plus avantageuse et des engagements plus intéressants dans la méditation que dans les vanités qui ont actuellement de tels charmes pour eux, leur expliqua Hyacinthe avec enthousiasme.

Eugénie avait trouvé son point d'accroche : de saines occupations ! C'est ce qu'elle recherchait avec ferveur, depuis ce matin, pour son mari. Et elle s'étonna, une nouvelle fois, que le sermon du brave fermier soit à ce point approprié à ses attentes.

- Nous vivrions plus près de Dieu, et nous croîtrions en grâce, si nous étions un peu plus seuls, poursuivit Hyacinthe. La méditation mâche ce que nous ingurgitons et elle extrait la véritable nourriture que nous avons ramassé dans notre bible. Lorsque Jésus en est le thème, la méditation est vraiment agréable. Isaac a trouvé Rebecca tandis que son esprit était en pleine rêverie ; beaucoup d’autres ont trouvé là leur Bien-Aimé sauveur. Très admirable était le choix du lieu. Dans les champs, nous avons un bureau tout autour de nous avec suffisamment de textes pour alimenter notre pensée. Depuis le chêne jusqu’au buisson, depuis le vol plané du faucon jusqu’au moineau qui chante, depuis l’étendue bleue du ciel jusqu’à la goutte de rosée, toutes choses sont pleines d’enseignement, et quand l’œil est divinement ouvert, cet enseignement brille sur l’esprit d’une manière bien plus vivante que tous les livres écrits. Nos petites chambres ne sont ni aussi salubres, aussi suggestives, aussi agréables, ou autant de sources d’inspiration que les champs. Ressentons que toutes les choses créées pointent vers leur Créateur, et le champ sera alors immédiatement sanctifié. Très admirable était le moment pour Isaac. La période du coucher du soleil qui tire un voile sur le jour convient à ce repos de l’âme, lorsque les soucis humains cèdent aux joies de la communion céleste. La splendeur du soleil qui se couche stimule notre émerveillement, et la solennité de la nuit qui approche éveille notre respect. Si vos affaires de ce jour vous le permettent, il serait bien, chers frères et sœurs, de prendre une heure pour marcher dans les champs à la tombée du jour, mais sinon, le Seigneur est également dans la ville, et il vous rencontrera dans votre chambre ou dans la rue encombrée. Permettez à votre cœur d’aller le rencontrer[16].

- Tout cha est be biau  ! se dit Eugénie. Mais la méditation dauns les cllos, eul Louis en a que faithe !

 

Suite

[1] Le trieur de laine est chargé de contrôler et de classer les laines, en fonction de critères relatifs à la qualité, la force ou la taille, la destination de la matière.

[2] Celle dont le métier est de préparer les fils de la chaîne avant de les placer sur le métier à tisser.

[3] Coutume gastronomique qui consiste à boire un petit verre de calvados entre deux plats, censé faciliter la digestion et redonner de l'appétit aux convives

[4] Devinettes.

[5] Garde-champêtre

[6] En patois normand : Vous boirez bien une tasse de café.

[7] En patois normand : Vous ne pouvez pas vous arranger avec le garde-champêtre pour qu'il prenne peur et arrête de boire ?

[8] En patois normand : Pêcher avec vous ne suffit pas ! Et il ne veut pas aller à l'église avec moi…

[9] En patois normand : Je prends un châle…

[10] En patois normand : il y a eu une bagarre entre buveurs…

[11] En alsacien : expression servant à exprimer l'étonnement et le mécontentement.

[12] En alsacien : Allez !

[13] D'après le Psaume 120, dans la bible.

[14] Genèse 24.63.

[15] En patois normand : Tasses de café.

[16] D'après un texte de C. Spurgeon.

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