Chapitre 9
Les Joyaux
De son côté, la fillette observait les hommes, avec leurs chevaux et leurs tombereaux[1], décharger les goémons du ventre des bateaux et les déverser en bascule sur les dunes. Ce déchargement ne se faisant qu’à marée basse, il fallait que les goémoniers se hâtent et fassent galoper les chevaux avec dextérité, sans renverser leur chargement, ni s'enliser dans la vase spongieuse. Le port retentissait alors du bruit des roues entrechoquant les galets, du cri strident des mouettes et des hommes qui s'interpellaient - rênes dans les mains - en s’éloignant rapidement vers la grève. Les cahots brusques de leurs chariots faisaient voler les algues sur leurs jambes nues et leurs vieilles hardes, couvrant parfois même leurs cheveux épars, emmêlés par le vent et les embruns. La vie des goémoniers suivait le rythme de la mer. Ils partaient avec le jusant, la marée descendante, et revenaient avec le flot, la marée montante. Selon l’importance et l’horaire de la marée, l’activité variait. Par faible amplitude, et si la mer descendait tôt, les bateaux rentraient vers midi et repartaient au reflux. Deux récoltes valaient mieux qu’une, quitte à ce que les goémoniers ne se couchent pas avant minuit !
- Ma maison est une île escarpée et sans bords, on n’y peut plus rentrer quand on est dehors, chantonna Ana, en renversant sa tête vers le ciel bleu, balayé par le vent. Tu vois, Marie-Louise, Dieu nous a déracinés de nos anciens repères et de notre confort ; il a bouleversé notre famille et a ébranlé nos sécurités. Mais c'était pour faire de nous des personnes toujours en chemin, des gens qui ne s'attachent plus à la terre, et qui apprennent continuellement, tout en cheminant vers leur patrie céleste.
À travers les difficultés de la vie et la perte récente de son mari, Ana Joyaux savait par expérience que beaucoup aiment arriver à leurs buts sans profiter du voyage, alors que Dieu veut bénir ses enfants à travers tout leur pèlerinage terrestre.
- À chaque instant, en toutes circonstances, son intention est de nous faire du bien en nous dévoilant sa présence et son amour. Dieu n'attend pas que nos difficultés se résolvent, ou que notre voyage soit terminé pour nous bénir, ajouta-t-elle. Il nous bénit au milieu même des difficultés et à travers elles, à chaque pas, à chaque tournant, à chaque vallée à traverser, ou à chaque colline à gravir. Il nous donne ce qu'il juge être le meilleur, même si nous ne sommes pas toujours d'accord avec sa façon de voir les choses.
Émergeant bientôt du chemin creux sur le sable doré de la dune, trois silhouettes droites et sveltes se rapprochèrent soudain d'elles. Pieds nus dans leurs sabots, les fils Joyaux portaient tous les mêmes pantalons bleus et amples s’arrêtant aux genoux, des chemises de lin ouvertes, de petits gilets étroitement boutonnés et des bonnets de laine tricotée. Avec leurs larges épaules et leurs yeux clairs, Evan et Soa, âgés de seize et vingt ans, impressionnèrent beaucoup Marie-Louise. Les jeunes hommes embrassèrent leur mère et saluèrent poliment la petite, avant de rejoindre d'autres goémoniers au cabaret à pinte[2] du père Domalain. Jobic, quant à lui, s'attarda auprès d'elles, et la fillette révisa ses jugements vis-à-vis du jeune garçon. À première vue, elle l'avait pris pour un vagabond leste et gouailleur[3] qui grattait les ruisseaux et volait un peu. Mais ce n'était pas un gamin sans gîte ni tendresse qu'elle avait aujourd'hui devant les yeux, c'était un jeune adolescent libre et joyeux, rempli d'amour et de vie. Croisant ses yeux verts pailletés d'or, elle cacha son émoi sous ses longs cheveux qui oscillaient sous la brise. Malgré la fadeur de sa tenue, sa petite taille et sa maigreur, Jobic la trouva irrésistible avec son teint à peine hâlé et ses yeux bleu pâle. À les voir ensemble, Ana comprit qu’ils appartenaient à la même race, au même clan et à la même terre[4], mais elle n'en dit rien.
Elle tendit les seaux de zinc remplis de coquillages et de crustacés à son fils, et lui demanda de raccompagner Marie-Louise jusqu'à la mercerie. Même s'il était épuisé par le labeur, Jobic ne broncha pas. Fier de rapporter cette récolte à Monsieur Hélias et de cheminer aux côtés de la fillette, il arbora aussitôt un large sourire.
- Je suis tellement contente d'avoir passé cet après-midi avec vous ! fit Marie-Louise en saluant la mère de famille qui s'apprêtait à rejoindre les ingoguets.
- Tu as aimé l'estran ? l'interrogea Jobic, en longeant le quai du Légué.
- J'ai tout aimé : l'odeur du goémon, le vent marin, le cri des mouettes, les galets, le sable, les crabes et les bigorneaux… les anémones et les étoiles de mer ! Et par-dessus tout, j'ai aimé entendre parler ta mère ; c'est une femme si sensible et forte à la fois, si douce et si passionnée ! s'exclama la fillette, dont les joues avaient rosi au soleil.
- C'est une grâce de l'avoir avec nous ! reconnut Jobic, en bombant fièrement le torse et en faisant danser ses seaux de zinc chargés de victuailles.
- Je suis désolée pour ton père, se crut-elle obligée de s'excuser. Johann nous a raconté…
- Ne sois pas désolée, Dieu l'a voulu ainsi ! lui répondit le jeune garçon résigné.
- Ma sœur et moi, nous sommes aussi orphelines, lui expliqua-t-elle. Avant la famine, on habitait à Plumieux, où notre père était boucher !
- Et ta sœur est venue chercher du travail ici ! poursuivit le petit goémonier. Je le sais parce que Hyacinthe, nous l'a raconté.
- Je vois qu'ici, les nouvelles circulent aussi vite qu'au Pont Favrol ! en conclut Marie-Louise.
- Nous sommes amis ! se défendit Jobic. Les amis se donnent des nouvelles les uns des autres… Sinon, tu sais, on n'est pas des gens qui écoutent les ragots et les persiflages…
- Je sais, Johann nous a raconté quel genre d'amis vous étiez tous ! lui répondit la fillette d'un ton malicieux. Il nous a raconté le colportage, les réunions du pasteur Jenkins, les jets de pierres et l'école rue Guillaume…
- Tout ça ! s'étonna Jobic. Et alors, qu'en as-tu pensé ?
- Monsieur Hélias m'a montré sa bible illustrée et c'est lui qui va m'apprendre à lire… poursuivit-elle sans répondre à sa question.
- C'est vrai ? fit le jeune garçon, abasourdi, en ralentissant le pas. Mais tu n'es pas… ?
- Une catholique ? chuchota-t-elle en riant. Non ! Mais grâce à Dieu et à Johann, j'ai décidé de suivre les traces d'Abraham…
- Comment ça ? s'étouffa Jobic qui avait du mal à comprendre les propos de Marie-Louise.
S'arrêtant en haut de la côte du Légué, il posa ses seaux et reprit son souffle, tandis que la fillette lui expliqua ses prières et son chemin de foi.
- Ah ben ça alors ? ne cessa-t-il de répéter, jusqu'à ce qu'ils arrivent à la mercerie.
- Qu'est-ce qui se passe, mon garçon ? l'interpella Johann qui se tenait sur le pas de sa boutique.
Sans dire un mot, Jobic lui tendit les seaux remplis de crabes et de bigorneaux, et faillit partir sans la commande de sa mère.
- Hep là, jeune homme ! l'interpella le vieil homme en le rattrapant par le col de sa chemise. Tu oublies la toile à bragou !
- Merci, m'sieur, bafouilla-t-il, avant de s'enfuir en courant dans les ruelles sombres.
- Qu'est-ce qui lui arrive ? s'étonna Johann. Vous vous êtes disputés ?
- Non ! rétorqua Marie-Louise. Ce garçon est bizarre, c'est tout ! Je ne sais pas quelle mouche l'a piqué…
- C'est la seconde fois que je le vois s'échapper de cette façon ! constata Françoise qui avait assisté à la scène. N'est-il pas un peu sauvage ?
- Sauvage ? Non ! s'exclama Johann, perplexe. Et toi, jeune fille, as-tu apprécié l'estran ?
- Tellement ! s'exclama Marie-Louise, en montrant à sa sœur le contenu des seaux.
Intarissable, la fillette ne put s'empêcher de raconter chaque détail de sa promenade, pendant toute la soirée. Des étoiles plein les yeux, elle s'extasiait des propos d'Ana et de la personnalité de la jeune veuve, racontait de quelle manière les tombereaux ramenaient les algues sur les dunes et de quelle façon elle avait attrapé des crabes sous les rochers. Elle se régala comme jamais de la soupe d'étrilles[5], et des bigorneaux que Johann appelait vigneaux, et s'endormit au bout de la table, la tête encore pleine du ressac et des effluves iodées des goémons.
Le lendemain matin, Françoise la réveilla tôt pour qu'elle s'adapte à son nouveau rythme scolaire, mais la fillette avait davantage les pensées sur l'estran que dans son livre de lecture. Fin pédagogue, Johann lui demanda de dessiner des O majuscules en forme de coquillages, puis lui expliqua comment fonctionnaient les marées.
- La lune et le soleil exercent une attraction sur la terre, lui expliqua-t-il en se munissant d'un chou-fleur, d'une patate et d'un œuf dur pour illustrer les astres. C'est cela qui produit le mouvement des mers et des océans. L'influence de la lune est plus importante, car elle est beaucoup plus proche de notre planète que le soleil. Comme la terre tourne sur elle-même, la mer subit deux mouvements opposés : elle est d'abord attirée, c'est la marée montante ; puis elle n'est plus attirée, c'est la marée descendante. La mer met environ six heures pour monter, et autant pour descendre…
Il sortit sa montre à gousset pour lui montrer comment on lisait l'heure, et sans qu'elle ait eu le temps de rechigner, il avait réussi à capter son attention et à lui enseigner quelques leçons d'écriture, de sciences et de calculs.
- Puisque tu as été une élève assidue, nous allons reprendre notre lecture, lui annonça-t-il soudain, en ouvrant la lourde bible illustrée.
- Est-ce qu'on va encore parler d'Abraham ? lui demanda-t-elle avec un réel intérêt.
- Dieu ne donna à Abraham aucune propriété en ce pays, pas même de quoi poser le pied[6]... lut Johann en insistant sur chaque mot, afin que la fillette reste attentive.
- Sa maison était une île escarpée et sans bords, dans laquelle on ne pouvait plus rentrer quand on était dehors ? l'interrogea-t-elle, en reprenant les paroles chantées par Ana.
- Je connais cette comptine ! s'esclaffa Johann. Mais Abraham vécut davantage dans un lieu désertique qu'au bord de l'estran.
Après avoir expliqué à la fillette ce qu'était un désert, Johann, sans le savoir, reprit sa leçon spirituelle là où Ana l'avait laissée :
- A travers l'expression Lekh lekha, Dieu a voulu dire à Abraham : Va de l'avant ! Ne t'arrête jamais sur le chemin que je t'indique ; ne crois jamais que tu as atteint le but final et que ta tâche est achevée. Toute ta vie, va toujours de l'avant !
- Nous devons sans cesse apprendre en marchant vers la patrie céleste ? lui demanda Marie-Louise pour s'assurer qu'elle avait bien retenu les propos d'Ana.
- C'est exact ! la félicita Johann, heureux de voir que la fillette avait une excellente mémoire et un intérêt particulier pour les leçons spirituelles. Il nous faut reconnaître que nous ne sommes que des étrangers et des voyageurs sur cette terre. Dieu poussa Abraham dans une marche continuelle, car il ne devait jamais s'enraciner, ni s'appesantir sur ses acquis. Chaque fois qu'il était tenté de le faire, Dieu lui a ordonné de se remettre en marche, ou il l'a bousculé par des circonstances particulières, comme la famine, des querelles entre bergers, la guerre, ou même l'appel à donner son fils Isaac en sacrifice...
- Alors le mendiant dans notre verger était un juif errant comme Abraham, et la famine que nous venons de traverser était un moyen de nous mettre en route vers le ciel ! en conclut Marie-Louise, heureuse de trouver des similitudes entre sa vie et celle du célèbre patriarche.
[1] Véhicule hippomobile à deux roues destiné au transport de marchandises, et que l’on bascule pour vider.
[2] Taverne où on servait essentiellement du cidre, du vin et de l'eau-de-vie et où on pouvait jouer aux cartes et aux dominos.
[3] Moqueur.
[4] Il est ici question de la famille de Dieu, comme l'a si bien exprimé l'apôtre Pierre dans sa première épitre 2.9 "Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, afin que vous annonciez les vertus de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière."
[5] Sortes de crabes
[6] D'après le livre des Actes des apôtres 7.5
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