mercredi 25 septembre 2024

1 rue du pré Bazile à Elbeuf

 


Chapitre 2

Mardi 27 février 1872

1 rue du Pré Bazile à Elbeuf

 

Le cabaret "Aux 11 damiers" était situé au numéro 1 de la rue du Pré Bazile. Cette taverne occupait toute une grande maison, dont la façade représentait un immense damier aux couleurs ivoire et brique. Au-dessus de la porte se balançait une lanterne rouge, indiquant que dans cette grande bâtisse, on ne faisait pas que rire, boire ou danser. Après leur longue journée de travail[1], Louis et ses frères - Napoléon et Gustave - pénétrèrent dans la vaste salle au plafond bas et enfumé, garni de poutres en chêne. Les murs, salpêtrés malgré la chaux, étaient couverts çà et là de dessins grossiers et de sentences en argot tout aussi irrévérencieuses. En guise de tapis, le sol battu était recouvert de paille imprégnée de boue, et des quinquets[2] scellés aux murs inondaient les lieux de lumière jaune. De chaque côté de l'immense salle, il y avait des tables et des bancs ; et au fond, derrière le comptoir recouvert de plomb, une porte conduisait aux deux étages, où l’on pouvait coucher à trois sous la nuit. Louis jeta un regard aux brocs cerclés de fer, aux différentes choles d’étain et aux flacons de verre contenant diverses liqueurs de pommes, de poires ou de cassis. Déterminé, il avança jusqu'au comptoir où vaquait Madame Harel, la tenancière de cet infâme taudis. Deux anciens forçats à la mine patibulaire, vêtus de haillons, y sirotaient lentement leur gros bère[3], et lui lancèrent des regards méfiants en parlant à voix basse. Un autre, aux allures de garçon boucher et au teint rougeaud, semblait dissimuler un chourin[4] ou une serpette sous son grand manteau. Les trois frères s'accoudèrent au comptoir, à côté d'un jeune ouvrier au visage d'ange et aux cheveux châtain clair ondulant sur les épaules. Son regard pâle parut soudain s'illuminer, lorsqu'il sortit de sa poche une pipe en écume de mer, sculptée à l'effigie de Bacchus[5]. Aussitôt, Louis se précipita sur lui, tel un ressort :

- Oyoù qu't'âs prins c'te bouffarde ? hurla-t-il en tentant de lui arracher des mains.

- Quiqu' vos faites ? s'égosilla le freluquet, tout en serrant le précieux objet.

- Ch'est ma bouffarde ! hurla Louis. J'la reconnaîtrais entre mille ! J'en ons jamais vu d'autes cment là. Oyoù qu' tu l'âs trouvée ?

Sans prendre le temps de répondre, le gamin tenta de décamper, mais une poigne puissante l'immobilisa.

- Hey ! Point d'berelle ichite[6] ! grogna la grosse matrone d'une voix rauque, en rajustant son écharpe en poils de lapin.

Napoléon, le frère jumeau de Louis, avait empoigné le jeune freluquet par le collet et l'entraîna aussitôt dans la rue boueuse. Gustave lui sauta dessus et lui confisqua la pipe en le menaçant :

- Mun frère t'a d'mandé oyoù qu't'âs trouvé cha ? Parle mun gars, sinon j'te casse la boule !

- J'l'ons agetée six sous ! pleurnicha le gamin.

- Menteries ! hurla Napoléon. C'te bouffarde est bé trop chai piur eun gadolier coumm' tei[7] !

- Et qui te l'a vendue ? lui demanda Gustave en le défiant du regard.

- Eun trimardeux d'cheu Blin[8], j'connais point son nom… j'le connais point ! se défendit-il, en gémissant.

- J'me méfie de tous c'trimardeux d'Alsachiens… Et pis y'a rien à tirer d'çu zozo[9] ! Ôte tes galoches de dla[10] ! grogna Louis, en briquant sa pipe sur la manche de sa blaude et en laissant le gamin filer à toute allure.

- Ch'est çu ferlampier qui t'a capogné l'aute sair qu'a dû t'grincher ta bouffarde[11] ! marmonna Gustave.

-  On va pitancher d'l'eau d'affe piur fêter cha[12]? proposa Napoléon.

- Annous-en, il est d'heure d'renter! protesta Gustave. Les éfans guettent après mei [13] !

Gustave était l'aîné des frères Dorival. Il était marié à Constance depuis quatre ans, et il avait déjà quatre enfants : les jumeaux Marie et Charles, âgés de trois ans, Marceline qui avait un an et Alexandre, un mois.

- Il s'languit d'son p'tit bésot[14] ? se moqua Louis.

- Tu dais renter itou ! lui conseilla Gustave. Ta fème est grosse et t'âs l'nez d'jà be amoché !

- J'ons point d'fème qui m'guette au cafouret, insista Napoléon, qui se serait bien enfilé une pinte de calvados.

- Mais à c'matin t'embauches à six heures ! ajouta Gustave, qui travaillait dans le même atelier de filature que son cadet.

- Ch'est pas faux ! en convinrent les jumeaux, en emboîtant le pas à leur frère.

- J'syis alouvi[15] ! s'écria alors Gustave, égayé par le dénouement de cette journée. La Constance a préparé eune bouonne teurgoule[16] ! Vos voulaez vos joindre à mei ?

- Annous-en ! s'écrièrent les jumeaux en chœur.

Pendant l'altercation entre les trois frères et le jeune garçon, un colosse au teint rougeaud avait observé la scène, sans dire un mot. Lorsque les trois frères se dirigèrent vers la rue de Bourgtheroulde, il les suivit. Puis hâtant le pas, il les dépassa et se planta devant eux pour leur barrer le passage. Fixant Louis droit dans les yeux, il lui dit d'une voix forte :

- Màch dins, Gott macht sins[17] !

- Eun prussien ? s'étrangla Napoléon, qui croyait faire face à un géant des côtes baltiques.

- Ich bin e Elsässer[18] ! le reprit l'immense gaillard en souriant, avant de disparaître au coin d'une ruelle sombre.

Le visage blême, Louis se tourna vers ses frères et les interrogea du regard :

- Ch'est qui çu boche[19] et quiqu'il dit?

- Il a point causé boche mais Alsachien, le corrigea Gustave. Je l'ons jamais vu dauns l'quartier et j'ons point compris son charabiah !

Pensifs, les trois hommes continuèrent leur chemin en silence, se demandant si cette étrange rencontre avait un lien avec la bagarre de la veille ou avec la pipe Bacchus. Décidément, les rues du Puchot devenaient de plus en plus hasardeuses ! C'est donc avec un soulagement non dissimulé, qu'ils pénétrèrent dans le petit appartement vétuste où logeaient Gustave et sa famille. La chaleur du poêle à bois et les effluves de brioche ranimèrent leur joie. Constance, qui était en train d'allaiter son dernier-né, leur fit signe de ne pas faire de bruit. Les autres marmots étaient en effet tous les trois endormis, dans un lit-cage en fer forgé, enfoncé dans un recoin de la pièce. Malgré son maigre salaire de cinq francs par jour, Gustave était généreux. Il partagea la teurgoule et de grosses tartines de brioche avec ses frères, et ouvrit une bouteille de cidre. Habitués à manger de la soupe avec du pain, midis et soirs, les jumeaux ne tarirent pas d'éloges sur la cuisine de leur belle-sœur.

Il faut dire qu'à cette époque, les ouvriers normands se nourrissaient essentiellement de pain et de pommes de terre, accompagnés de choux, d'oignons ou d'oseille ; et parfois d'œufs, de haricots, de raves[20] et de carottes. Seulement, le dimanche, ils pouvaient déguster une fine tranche de porc salé ou un morceau de tripaille[21], et le vendredi du hareng fumé ou quelques poissons d'eau douce pêchés dans un bras de la Seine. Selon la saison, on trouvait sur leur table des pommes, des poires, des noisettes, des mûres ou des framboises, cueillies dans les vergers ou dans les haies bordant les chemins des Rouvalets[22]. Quand ils en avaient les moyens, ils achetaient aussi du lait, du beurre et du camembert au marché ; et toute la famille – même les tout petits – consommait du cidre coupé avec de l'eau.

Pour ne pas inquiéter Constance, les hommes ne firent aucune allusion au grand gaillard rencontré dans la ruelle, ni au vol de la pipe. A cette époque, les hommes ne partageaient pas leurs vicissitudes à leur épouse, et se plaisaient même à cultiver leurs jardins secrets entre frères et amis, afin de profiter pleinement de leurs vices – alcool, tabac et bagatelle[23] – sans représailles. Les jumeaux ne s'attardèrent donc pas auprès de leurs hôtes, et après avoir mangé le copieux dessert, ils regagnèrent chacun leurs pénates. Napoléon habitait à dix minutes de chez Gustave, rue des Rouvalets. Depuis la mort de ses parents, il était devenu le chef de cette maisonnée. Il veillait sur sa grand-mère Flore et sur ses sœurs Valentine et Gustine, avec son frère Alfred[24]. Louis, quant à lui, devait parcourir plus d'un kilomètre à pied, dans les rues sombres, pour rentrer chez lui. Préoccupé par les paroles énigmatiques du grand Alsacien, il pressa le pas et arriva à son cafouret, le cœur battant et la mine renfrognée.

La jeune femme avait fait l'effort de lui préparer du pain perdu flambé au pommeau[25], avec de la confiture de gratte-cul[26], pour tenter de l'amadouer. Elle souhaitait tant qu'il passe du temps dans sa compagnie et qu'il arrête de traîner dans les cabarets avec tous les beuchonniers du coin. Elle avait si peur qu'un jour il se fasse tuer dans une rixe, ou qu'il soit renvoyé de son travail pour mauvaise conduite. En voyant son allure rustre et bougonne, ses espoirs s'évanouirent bien vite :

- Quiqu'y a ? lui demanda-t-elle en essayant d'être douce et bienveillante.

- J'ons d'jà soupé ! se contenta-t-il de dire, en remplissant sa pipe de tabac.

- T'âs r'trouvé ta bouffarde ! s'exclama-t-elle.

- Voui[27], marmonna-t-il. Cha t'étonne ?

- Non, murmura-t-elle en s'installant seule à la table pour dîner. J't'avais gaité…

- J'ons d'jà soupé cheu Gustave aveu l'Napoléon…

- Ch'est très bien… se contenta-t-elle de répondre, en se vengeant sur la confiture pour soulager ses frustrations.

Alors que le jeune teinturier se déshabillait pour se mettre au lit, elle ne put s'empêcher de lui demander où il avait retrouvé sa pipe.

- Quiqu' cha peut t'faithe ? grogna-t-il. Piur qui qu'tu t'intéresses à ma bouffarde, à ct'heure[28] ?

Regrettant aussitôt de lui avoir posé cette question, elle feignit l'indifférence, et s'affaira à laver la vaisselle dans un seau d'eau tirée à la pompe.

- Tu fais trop d'brit ! se plaignit Louis, avant de s'assoupir.

Eugénie attendit qu'il ronfle pour rassembler ses habits qu’elle mit à tremper dans de l'eau chaude mélangée à de la cendre.

- J'ferai mun clapot à c'matin[29], murmura-t-elle, alourdie par la grossesse et son souper trop copieux.

 

Suite



[1] De 6h du matin à 19h avec une pause de 30 minutes à midi.

[2] Lampes à huile à réservoir.

[3] Gros cidre pur et fort.

[4] Couteau en argot.

[5] Dieu romain de la fête et du vin.

[6] En patois normand : Pas de dispute entre ivrognes ici !

[7] En patois normand : Cette pipe est bien trop chère pour un garnement comme toi.

[8] En patois normand : un ouvrier de chez Blin.

[9] En patois normand : bouffon.

[10] En patois normand : Pars d'ici !

[11] En patois normand : C'est ce brigand qui t'a frappé l'autre soir qui a dû te voler ta pipe.

[12] En patois normand : Et si on buvait de l'eau-de-vie pour fêter ça ?

[13] En patois normand : Les enfants m'attendent.

[14] En patois normand : petit dernier.

[15] En patois normand : J'ai une faim de loup !

[16] Dessert à base de riz, de lait entier et de sucre, cuits lentement au four.

[17] En alsacien : Fais ton devoir, Dieu fait le sien.

[18] En alsacien : Je suis Alsacien.

[19] Terme péjoratif signifiant "tête de bois", utilisé par les Français envers les prussiens et les Allemands dès la guerre de 1870.

[20] Radis, navets ou rutabagas.

[21] Joues, groin et langue de porc pressés en gelée, oreilles de porc grillées, abats cuisinés en fricassée, boudin noir…

[22] Quartier d'Elbeuf plus campagnard.

[23] Amourettes hors mariage.

[24] Alfred a alors 18 ans, Valentine 16 ans et Gustine 11 ans.

[25] Assemblage de moût de pommes et d'eau-de-vie de Calvados.

[26] Cynorrhodon ou baie de rosier sauvage.

[27] En patois normand : Oui. Ça t'étonne ?

[28] En patois normand : Qu'est-ce que ça peut te faire ? Pourquoi tu t'intéresses à ma pipe maintenant ?

[29] En patois normand : Je ferai ma lessive demain matin.

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