Chapitre 6
Mardi 9 avril 1872
La naissance d'Albert
À cause de cette fameuse nuit, Eugénie passa les fêtes de Pâque au lit avec une forte douleur dans le bas du dos et du ventre. Inquiet, Louis avait préféré remettre le sort de son épouse entre les mains des femmes de la famille. Valentine, Justine et Louise se relayèrent donc au chevet de la future maman. Et lui, trouva refuge chez Théodule Bance, rue de Bourgtheroulde. Cet ouvrier fileur travaillait dans le même atelier que Gustave et Napoléon. Il avait épousé leur sœur aînée – Louise – quatre ans plus tôt, mais ils n'avaient jamais eu d'enfants. Il ne faisait pas partie de la bande des Dorival qui aimait boire et guincher, mais il n'était pas non plus prétentieux comme Jules Loiseau, leur beau-frère qui s'enorgueillissait d'être cordier indépendant. Aux yeux de Louis, Théodule n'était pas un mauvais bougre. Au moins, il comprenait la vie des bleus[1] ; il connaissait bien leurs conditions de travail difficiles, la chaleur des étuves, l'odeur fade des bains et la pénibilité des tâches. Même s'il n'était pas teinturier, il les côtoyait chez Bruyant-Desplanques[2]. Et c'était partout pareil : le bain de teinture se trouvait toujours dans une grande cuve en cuivre, entourée de briques. Il chauffait au moyen d’un foyer à charbon situé en dessous, et à l’aide de grands râteaux, les ouvriers y tournaient la laine pendant des heures, avant de la laisser égoutter dans des salles de séchage. En tant que fileur, Théodule connaissait la chaleur étouffante des ateliers en été, et leur grande froideur, en hiver. Comme Louis, il respectait les gagne-petit et se montrait méfiant envers tous ceux qui n'étaient pas comme lui, c’est-à-dire normand, pauvre et catholique. Quoique la religion, c'était bien le moindre souci des frères Dorival ! Ce qu'ils aimaient par-dessus tout, c'était leur famille, leur ville et les soirées au cabaret pour boire, rire et déraisonner. La vie étant dure, ils n'avaient pas le temps de réfléchir, d'aller voir ce qui se passait ailleurs, ou même de rêver à une vie meilleure. Six jours par semaines, ils se levaient à cinq heures et se tuaient à l'ouvrage pendant douze à quinze heures à l'atelier, avant de se retrouver au cabaret. Pendant ce temps, les femmes qui n'avaient pas d'enfant à charge, s'occupaient du ménage[3], après leurs douze heures passées chez Blin. Ils ne les plaignaient pas ; ils pensaient que le métier d'épinceteuse était facile puisqu'il était réservé aux femmes.
- Al est solide l'Eugénie ! disait souvent Louis, comme pour se déculpabiliser.
Il ne prenait pas encore conscience que dans quelques jours, il serait père, et pour le moment, il évitait d'y penser. Après tout, ces choses-là étaient des affaires de bonnes femmes qu'il considérait comme obscènes. Alors, il fuyait, essayant d'entraîner Théodule dans ses errances. Et le pauvre homme, frustré de ne pas avoir encore d'enfant - alors qu'il avait trente-cinq ans - ne résista pas longtemps aux tentatives de son beau-frère pour se faire débaucher. Après tout, son épouse était bien trop occupée par le sort d'Eugénie pour venir le sermonner.
C'est ainsi que le 9 avril 1872 dans la soirée, tous les hommes de la famille se retrouvèrent au cabaret des onze damiers – mis à part Jules Loiseau – pendant qu'Eugénie mettait au monde son premier fils. Après ces longs jours d'attente fébrile, le travail s'était soudain déclenché et la jeune femme accoucha rapidement et sans difficulté d'un beau garçon, avec l'aide de Louise. Etrangement, elle n'avait pas appréhendé ce moment, qui aurait pu s'avérer délicat, voire dramatique. Car à cette époque, de nombreuses femmes mourraient ou perdaient leur bébé lors de l'accouchement. Mais Eugénie avait complètement fait abstraction de sa matrone de service et de son cafouret. Elle s'était totalement concentrée sur le souvenir qu'elle avait de Jésus, couché près d'elle dans la prairie d'herbe verte, parsemée de boutons d'or, de pissenlits et de pâquerettes. Alors, comme par miracle, les contractions s'étaient soudain accentuées, au point où en quelques minutes seulement le bébé s'était présenté, prêt à naître. Elle n'avait poussé que trois fois et il avait atterri dans les bras de Louise. Elle, qui avait aidé Constance, Florence et Sophie à mettre au monde leurs enfants, n'avait jamais vu une naissance aussi rapide.
- Quement tu vas l'appeler ? lui demanda-t-elle, tout en lavant le nourrisson dans une cuvette en faïence.
Eugénie saisit alors le médaillon qu'elle portait depuis son enfance autour du cou. Le caressant rêveusement, elle l'ouvrit et répondit :
- Parait que d'dauns, y'a écrit l'nom d'mes parents…
Enveloppant l'enfant dans des langes, Louise se rapprocha d'Eugénie pour voir le bijou de plus près :
- Tu m'avais jamais causé d'cha ! s'exclama-t-elle. Quiqu'est écrit ?
- Albert et Louise.
- Ta mé s'app'lait coumm' mei ! Et tu veux app'ler tun bésot Albert ? lui demanda Louise, émue par cet aveu.
- Voui, fit Eugénie, en tendant les bras pour qu'elle lui donne son fils. Vins-là qu'j'te fasse eun bec, men p'tit caillot[4].
- Et l'Louis quiqu'il en pense ?
- Eul Louis, bos ! Rien du tout !
Ecartant sa chemise, elle mit son bébé au sein et il y but goulument, ce qui fit rire Louise.
- Eun boit-sans-soif coumm' sen pé!
- Cause point d'malheur ! riposta Eugénie, en caressant les cheveux noirs du nourrisson.
Louise vint s'assoir au bord du lit, tout près de la jeune maman :
- Tu saves rien su tes parents ? Ils t'ount rien laissé d'aute qu'eul médaillon ?
- Eul médaillon et la bouffarde Bacchus…
- A ta pièche, j'irais vaîs les sœurs d'l'orphelinat piur leur d'mander à d'où qu'tu t'en viens.
- J'irai ! lui promit-elle, avant de s'endormir.
Le lendemain, dès l'aube, Louise courut jusque chez elle pour prévenir Louis. Comme il était bientôt l'heure d'aller à l'atelier, il lui confia la tâche de prévenir grand-mère Flore, ainsi que Constance, Florence et Sophie, afin qu'elles préparent une brioche au beurre, une teurgoule et un douillon[5] aux pommes qu'ils mangeraient tous ensemble au souper. Louise remplit sa mission, puis retourna auprès d'Eugénie et Albert jusqu'à ce que Louis rentre chez lui. Peu après sept heures, on frappa timidement à la porte du cafouret, et Louis pointa le bout de son nez :
- Boujou Maâme Dorival ! fit-il, en triturant sa casquette et en s'avançant gauchement vers le berceau.
- Tu puis l'pranne ! sourit Eugénie en constatant son embarras.
- Non, protesta-t-il, il est trop p'tit.
- Est eun bon gros garçon de neuf livres qui bé à tire-Larigot[6] ! lança Louise pour détendre l'atmosphère.
- Il s'appelle Albert, coumm' mun défunt pé, ajouta Eugénie.
Louis acquiesça respectueusement de la tête, et leur fit signe d'attendre quelques minutes. Il sortit alors du cafouret et revint bientôt en poussant un charriot de bois à roulettes.
- J'ons fabriqué cha piur l'bésot. J'save qu't'aimes be arquer dauns la campagne.
- Bos ! s'extasia Eugénie. T'âs fait cha piur mei et eul p'tiot ? Ch'ais point quoi dire !
Triturant toujours sa casquette d'un air penaud, Louis haussa les épaules et vint poser un baiser sur le front de son épouse. Elle lui prit chaleureusement la main et le remercia, sous les yeux ravis de Louise qui guettait anxieusement l'arrivée imminente de toute la famille. Quand ils arrivèrent avec leurs desserts et leurs bouteilles de cidre, ils durent se serrer autour de la table et du lit. Mais c'est avec une immense joie qu'ils célébrèrent la naissance du petit dernier de la famille. Albert ne connut jamais ses grands-parents, mais son arrière-grand-mère – Flore[7], âgée de quatre-vingt-trois ans - eut la joie de le serrer tout contre son cœur. Saisissant l'occasion de cette ambiance festive, Jules Loiseau, qui voulait toujours se distinguer des autres, leur annonça que son épouse attendait un enfant pour octobre. Sous une salve d'applaudissements et de cris de joie, ils trinquèrent cette fois à la santé de Florence qui, rouge de bonheur, se cachait derrière son petit Pierre.
- Et jamais deux sans tros ! s'écria Alfred, d'un air triomphant, en levant sa main entrelacée à celle de sa fiancée. En septembre, on va s'marier !
- Mun cœur vos salue[8] ! l'acclamèrent les autres à l'unisson, en entrechoquant leurs timbales.
Avec tout ce tapage et la chaleur qui régnait dans la pièce, le bébé ne tarda pas à hurler, manifestant sa nervosité et son désir de dormir en paix. Alors, peu à peu, les convives sortirent, et Eugénie put librement le calmer sur son sein. Désemparé de se retrouver seul avec sa femme et son fils, Louis tourna un peu en rond, avant de se décider à ranger les bouteilles vides à la cave. Quand il revint, Albert dormait déjà dans son berceau et Eugénie lui fit signe de la rejoindre dans leur lit. Posant sa tête sur son torse, et lui tenant la main, elle le remercia encore pour le charriot et s'endormit en paix, le cœur serein.
Un mois plus tard, elle décida de se rendre à l'orphelinat de la Providence pour questionner la sœur principale au sujet de son identité. Comme d'habitude, elle avait vêtu Albert d'une chemise de linge usé croisée dans le dos. Par-dessus, elle avait ajouté un corset en flanelle, avant de superposer des camisoles et des brassières à manches longues, en toile, puis de l'enserrer dans trois langes recouverts d'une couverture de laine. Enveloppé de la sorte, le petit ne pouvait ni bouger ni souffrir de la fraîcheur du mois de mai. L'ayant calé dans son charriot de bois, elle longea la rue de la Rigole où les ménagères, penchées au-dessus du lavoir, lavaient leur linge, avant de l'étendre sur des cordes tendues tout autour. Puis, elle descendit la rue Royale, et s'arrêta devant l'étalage des Clerian pour leur acheter quelques pommes. Au bout du couvent[9], elle pressa le pas, car d'étranges baquets de bois en forme de boîtes à pain, outrageusement peints en rouge vif, jalonnaient la place Saint-Louis, dégageant une odeur infecte. C'étaient des sortes d'urinoirs qui étaient collectés pour le dégraissage des laines et certaines opérations de teinture. Elle ne venait jamais dans ce quartier qui ne lui rappelait que de mauvais souvenirs. Pourtant, d'un pas décidé, elle descendit encore la rue de l'Hospice, et se retrouva face à un haut bâtiment attenant à l'hôpital. Eugénie frissonna et sa gorge se serra. Elle songeait à sa mère qui s'était peut-être un jour retrouvée en bas de ces escaliers avec son bébé. Tremblante, elle vérifia qu'Albert dormait paisiblement au fond de son charriot, et hésita à gravir les quelques marches qui hantaient ses cauchemars.
Pourtant, lorsqu'il fut fondé en 1819 par Mademoiselle Caroline Berthaud, l'orphelinat avait une excellente réputation. Celle qu'on appelait l'ange de la cité y avait élevé des centaines de filles, n'hésitant pas à quêter pour elles, avec son grand sac. Elle y avait aussi soigné les malades du choléra, lors de la grande épidémie de 1832. Mais lorsqu'elle avait péri cinq ans plus tard, la gérance de l'établissement avait été transmise aux sœurs du chœur de Marie, et l'atmosphère bienveillante s'était muée en rigueur froide et hostile.
Déterminée, Eugénie emprunta la rampe d'accès et se retrouva devant la lourde porte avec son charriot. Cognant le heurtoir de petits coups répétés, elle attendit avec anxiété qu'on lui ouvre. Une sœur, toute de noir vêtue, portant une lourde croix autour du cou et une cornette blanche et noire sur la tête, l'accueillit :
- Eugénie Buquet ! s'exclama-t-elle en reconnaissant la jeune femme.
- Voui, ma sœur, murmura-t-elle.
- Vous ne venez tout de même pas abandonner…
- Non, non ! protesta-t-elle vivement, en comprenant tout de suite la méprise. Je m'posais juste des questions à propos d'mes parents. Je m'd'mandais si vos pourrieaz…
- Mais vous n'êtes pas encore majeure ! l'interrompit la sœur. Vous vous êtes mariée au moins ?
- Voui ! J'm syis mariée et j'i-z-ieu eun garçon eul mois dernier… Mais j'me d'mandais…
- On ne peut vous fournir de renseignements avant votre majorité ! la coupa encore la sœur avec sévérité.
Comme Eugénie demeurait figée devant elle, dépitée, elle insista d'un ton glacial et sans appel :
- Je suis désolée !
Poussant son charriot, la tête baissée et le regard dans le vague, Eugénie faillit heurter une femme qui avançait dans sa direction, chargée d'une multitude de paquets.
- Attenzion ! cria-t-elle alors que l'un de ses colis roulait sur les pavés.
Se
confondant en excuses, Eugénie ramassa vivement le ballot solidement ficelé et
enveloppé de papier brun. Lorsqu'elle voulut le rendre à sa propriétaire, elle
constata qu'il s'agissait de Madame Esther Stroh en personne. Médusée, elle se
demanda pourquoi cette petite dame se retrouvait toujours sur son chemin à des
moments cruciaux de sa vie.
- Maâme Stroh ! s'exclama-t-elle, rouge de confusion.
- Appelez-moi Esther, chère amie. Que faites-fous ici ? s'inquiéta-t-elle.
- Je, je… non ! je n'venais point… Je…
- Quel charmant enfant ! s'extasia Madame Stroh en se penchant sur son doux visage apaisé. Foulez-fous m'attendre quelques instants, nous causerons un moment ? Je dépose mes paquets et je refiens tout de zuite.
- Voui, obtempéra Eugénie.
[1] Teinturiers qui utilisent l'indigo.
[2] Manufacture drapière.
[3] Achats, repas, lessives…
[4] En patois normand : Viens là que je t'embrasse, mon petit dernier-né (mot affectif).
[5] Pâte brisée cuite au four, dans laquelle sont enfermées des demi-pommes pelées et sucrées.
[6] D'environ 4 kilos qui boit beaucoup.
[7] Elle mourut un an plus tard.
[8] Formule employée autrefois par les normands pour trinquer.
[9] Le nom vient d’un ancien couvent établi par la Duchesse douairière d’Elbeuf en 1637 et détruit en 1791.
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