vendredi 6 septembre 2024

Chapitre 4 : Mercerie Hélias

 


Chapitre 4

Mercerie Hélias

 

D'un hochement de tête, Françoise acquiesça et se dirigea d'un pas déterminé vers la petite échoppe, dont la façade en boiserie de chêne était couverte de peinture écaillée.

- Monsieur Hélias ? se hasarda la jeune fille, en apercevant un vieil homme, assis derrière son comptoir.

Bien que la boutique fut sombre, les sœurs ne savaient où donner de la tête, tant les étagères ployaient sous les lés de toiles, de taffetas et de velours, les bobines de fils, les dentelles, les cordons, les rubans et les bocaux remplis de boutons, d'agrafes, d'aiguilles et de craies de tailleur. Il y avait là l'ensemble des fournitures de couture et de broderie que n'importe quelle couturière aurait rêvé d'acquérir.

Le petit homme, tout de noir vêtu, leva son chapeau pour les saluer :

- Mesdemoiselles, que puis-je pour vous ? leur demanda-t-il en ajustant son lorgnon.  Je ne vous ai jamais vues par ici...

- Nous venons d'arriver en ville, lui expliqua Françoise. Le charretier, qui nous a conduites jusqu'ici, nous a informées que vous recherchiez de la main d'œuvre…

- Ah, c'est Hyacinthe qui vous a dit ça, confirma le sexagénaire en les examinant de plus prêt. Il sait que ma femme est décédée depuis peu, et que je recherche une personne autant capable d'entretenir mon logement que de me remplacer à la vente, lorsque c'est nécessaire. Avez-vous déjà travaillé dans une échoppe, mademoiselle ?

Gênée, Françoise regarda sa cadette d'un air désolé. La petite était si absorbée par l'abondance des étoffes et des passementeries, qu'elle n'avait pas entendu la question du vieux commerçant. Elle lui sourit d'un air hébété, attirée par sa bonhommie :

- Nos parents sont morts, il y a quelques jours, lui confia-t-elle avec beaucoup d'empathie.

Françoise tira sa sœur par la main pour tenter de la faire taire, mais étrangement la fillette se sentait en confiance :

- Notre père était boucher à Plumieux, ajouta-t-elle.

- Ah ! Alors, vous connaissez le commerce, s'exclama le vieil homme, comme s'il était soulagé.

- Oui, consentit Françoise en haussant les épaules.

- Alors bienvenues ! s'exclama-t-il, alors que son visage s'illumina d'une joie non dissimulée. Vous n'avez pas de bagages?

- Nous avons nos baluchons ! répondit Marie-Louise en exhibant leurs maigres affaires attachées au bout d'un bâton.

- Je vois ça, sourit-il en les invitant à le suivre dans l'arrière-boutique. Je vais vous montrer où vous installer pour la nuit, et demain, vous me direz si vous voulez rester.

Il les devança dans un petit escalier de bois qui grinça sous leurs pas, et parvenu sur le premier palier, il ouvrit une porte :

- C'était la chambre de notre fils, dit-il en les invitant à entrer. Elle n'est pas très grande, mais vous trouverez dans cette armoire de quoi faire votre lit et ranger vos affaires.

Soulagée, Françoise déposa son baluchon sur une chaise, tandis que Marie-Louise caressait l'édredon de satinette carmin.

- Merci, fit-elle en rajustant nerveusement une mèche rebelle qui cachait ses yeux larmoyants.

Satisfait, Monsieur Hélias les laissa s'installer.

- On n'a jamais eu une aussi jolie chambre ! s'extasia Marie-Louise. Une pièce rien que pour nous, avec une cheminée, du parquet au sol et un joli édredon. C'est un vrai miracle ! Si je m'attendais à ça !

- Et des draps de coton bien blancs qui portent des initiales brodées : Y, A, H entremêlées ! renchérit son aînée qui avait déjà commencé à fureter dans l'armoire.

- Ils sentent si bon ! constata la cadette en enfouissant son nez dans le linge immaculé, aux parfums d'immortelles séchées.

- Nous ferons de notre mieux, pour conserver cette place ! l'assura Françoise d'un ton résolu. Et s'il le faut, nous t'inscrirons à l'école…

- Tu es sérieuse ? s'offusqua Marie-Louise qui soupçonnait sa sœur de vouloir se débarrasser d'elle bien vite.

Après avoir rangé leurs quelques affaires, Françoise décida de laisser la bourse contenant leur héritage, dans le tiroir de la table de nuit.

- C'est plus facile de cacher une clé autour de son cou que d'avoir à transporter ce sac trop lourd sous ses jupons ! jubila-t-elle en dissimulant le précieux objet dans les plis de son corsage.

Comme sa sœur ne réagissait pas, elle la poussa sur le lit en riant, et en chahutant :

- Allez ! Cesse de bouder et aide-moi à faire le lit. Toutes ces émotions m'ont épuisée !

À peine eurent-elles déposé l'édredon gonflant sur leurs draps bien ajustés, qu'on frappa à leur porte. C'était Monsieur Hélias qui leur apportait une bassine de faïence et un broc rempli d'eau :

- J'ai pensé que vous auriez besoin de faire un brin de toilette, après votre épopée sur les chemins poussiéreux…

- Je ne sais comment vous remercier, fit Françoise, troublée par tant de bienveillance.

- Quand vous serez prêtes, nous pourrons souper ! Et plus tard, je vous montrerai où aller chercher de l'eau et du bois pour la cheminée.

Abasourdies par l'hospitalité et les délicates attentions de leur hôte, les sœurs ne purent dire un seul mot. Rapidement, elles firent une toilette de chat, gênées d'entendre le vieillard manier casseroles et assiettes au rez-de-chaussée. Incontestablement, il semblait pleinement apprécier leur providentielle rencontre. Lorsqu'elles descendirent, la table était mise et Monsieur Hélias était derrière le fourneau.

- Il n'y a pas de cheminée au rez-de-chaussée, leur expliqua-t-il, mais ce poêle en fonte fait merveilleusement l'affaire !

- Nous n'en avions jamais vu ! s'extasia Françoise. Il faudra que vous me montriez comment on s'en sert.

- Il suffit d'introduire quelques pelletées de charbon ou du bois par cette porte et de mettre le feu. Et ici, on peut poser jusqu’à trois marmites !

- Ça sent drôlement bon ! s'exclama Marie-Louise qui avait très faim. Et les fleurs peintes sur votre vaisselle sont si délicates !

Françoise fronça les sourcils, indiquant à sa sœur qu'elle devait se taire, mais leur hôte ne sembla y prendre garde, et renchérit avec joie :

- C'est de la porcelaine fine d'Angleterre ! Mon épouse était originaire du comté de Glamorgan dans le Pays-de-Galles.

- Fais attention de ne rien casser ! chuchota Françoise qui connaissait la maladresse de sa petite sœur.

- Si vous voulez bien prendre place, leur proposa Monsieur Hélias avec élégance. Je vous ai préparé des galettes de blé noir et une soupe de crabes.

- Vous allez les ramasser vous-même ? s'étonna Françoise qui pensait que peu de briochins[1] osaient s'aventurer sur l'estran.[2] Vous n'avez pas peur d'y trouver quelques noyés échoués sur la plage, ou de disparaître happé dans un sable mouvant ?

 - Il ne faut pas prêter attention aux légendes que racontent les paysans, sourit le petit homme. L'estran a sauvé bien des vies de la famine ! Je n'ai plus l'âge de m'y aventurer, mais le Jobic[3] le fait pour moi, afin de gagner quelques sous !

Baissant la tête, Monsieur Hélias rendit grâce, et souhaita un bon appétit à ses invitées. Les sœurs, qui n'étaient pas habituées à entendre ce genre de prières, en furent toutes intimidées.

- Jobic, c'est votre fils ? lui demanda néanmoins Marie-Louise à voix basse.

- Parle plus fort, mon petit. Je suis un peu sourd, l'encouragea-t-il, en tendant l'oreille.

Prenant confiance, la fillette réitéra sa question et le vieil homme leur expliqua qu'il n'avait plus vu son fils, engagé dans la Marine, depuis de nombreuses années.

- Il ne sait même pas que sa chère mère nous a quittés, ajouta-t-il avec tristesse. Mais pour en revenir à Jobic… c'est un petit rouquin dont le visage est parsemé de taches de rousseur ; il traîne souvent par là…

- C'est le garçon qui nous a montré le chemin pour trouver votre boutique ! s'étonna Marie-Louise. On aurait dit un…

- Ce garçon-là nous a bien rendu service ! l'interrompit sa sœur en lui jetant un regard réprobateur.

- C'est un gentil petit gars ! reprit Monsieur Hélias avec tendresse. Depuis que son père est décédé, il travaille avec ses grands frères au goémon.

- Au goémon ? Alors, il ne va pas à l'école ? demanda Marie-Louise qui cherchait un prétexte pour ne pas y être envoyée.

- Ici, le goémon[4] sert d’engrais, d’aliment pour les vaches et de combustible. Autrefois, son père allait en récolter sur les hauts-fonds, proches de la côte. Aujourd'hui, à l'arrivée des bateaux sur la grève, Jobic et ses frères transportent les algues sur des charrettes pour ensuite les faire sécher sur les dunes. Puis, ils les mettent en tas en attendant qu'elles soient brûlées dans des fours en pierre. Voilà pourquoi Jobic ne va plus à l'école, lui expliqua le vieillard. Mais il sait déjà lire ! Tu sais, il n'est pas si jeune qu'il paraît !

- J'aimerais que Marie-Louise apprenne aussi à lire ! soupira Françoise.

- Tu ne sais pas lire, mon petit ? s'étonna le vieil homme. Mais quel âge as-tu ?

- Bientôt douze, répondit la fillette penaude. Mais je n'ai pas trop envie d'aller à l'école. Je n'y suis jamais allée. Je ne connais personne ici, et les rues de cette ville me font peur.

- Dès que je verrai Jobic, je lui demanderai de t'y amener. Il connait la ville comme sa poche !

- Non, mais ce n'est pas la peine… il a bien du travail à faire sur l'estran !

- Il se fera un plaisir de t'y accompagner ! conclut-il d'un ton ferme qui ferma là la discussion et réjouit le cœur de Françoise.

Le repas se termina en silence, puis la jeune fille se proposa de faire la vaisselle et de ranger la cuisine avant d'aller se coucher.

- J'ai fait mon choix ! annonça-t-elle avant de prendre congé de son hôte. J'accepte de travailler pour vous.

- Je ne vous ai même pas dit quel salaire je pouvais vous donner ! objecta-t-il.

- Peu importe… nous serons bien ici, lui répondit-elle en esquissant un sourire fatigué, alors que sa cadette la serrait dans ses bras pour lui montrer toute sa reconnaissance. 

 

Suite

[1] Habitants de Saint-Brieuc.

[2] Partie du littoral située entre les niveaux connus des plus hautes et des plus basses mers.

[3] Petit Joseph en breton.

[4] Ces algues qui étaient devenues le gagne-pain des pêcheurs depuis que l’on avait découvert leur richesse en iode. Parce qu’elles poussent en eau profonde, on les appelle « goémon de fond » et il faut un bateau pour les récolter. Leur exploitation est donc réservée aux inscrits maritimes, c’est-à-dire à ceux qui se font enregistrer comme professionnels de la mer. Ce système, inventé par Colbert pour avoir un réservoir d’hommes compétents pour la marine du roi, offrait des inconvénients, par exemple l’obligation de servir dans la marine à n’importe quel moment si besoin était, mais aussi des avantages comme le droit à une petite retraite à partir de cinquante ans.

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