Chapitre 20
La famille Petit
Le 1er mars 1853, le corps de Joseph Joyaux - dit Jobic - rejoignit celui de son père dans le tombeau, alors que son âme avait gagné le ciel. Le jeune homme s'était amèrement repenti, mais son châtiment fut sévère. Dès ce jour, le cœur de Marie-Louise s'était brisé et son visage s'était fermé. Dans son regard froid et impénétrable, personne ne soupçonnait son terrible secret. La tristesse et la colère avaient envahi tout son être, et s'étaient rapidement muées en hargne. Elle ne desserrait plus la mâchoire et ses yeux avaient perdu de leur clarté. Elle n'entendait plus les exhortations de Jack, ne sentait plus les tendres caresses d'Ana et ne voyait plus les regards suppliants d'Aela. Cette ténacité rageuse semblait guider ses pas et lui donner toute la résolution nécessaire pour affronter la douloureuse réalité.
Deux mois passèrent. Le capitaine parla de vendre la maison de sa femme et celle de son père pour rejoindre l'ouest canadien. Jack, Aela, et même Ana, s'étaient enflammés pour cette contrée lointaine et projetaient leur grand départ. La douleur semblait les avoir unis à jamais. Mais Marie-Louise était résolue à ne pas les suivre. Jack pensait qu'elle finirait par changer d'avis, mais devant l'entêtement de la jeune fille, il dut envisager pour elle un autre avenir. Il chargea donc Hyacinthe de l'emmener en Normandie, avec sa famille. En effet, puisque la famille Hélias et Ana s'expatriaient, le jeune charretier s'était, lui aussi, décidé à quitter Saint-Brieuc pour rejoindre son ami Désiré Petit, vendeur de Rouennerie en Seine-Maritime[1]. Pour ne pas se retrouver sans logis, Marie-Louise avait accepté de le suivre. Après tout, c'est dans sa charrette qu'elle avait autrefois atteint d'autres rives ! Finalement, les voyages ne lui faisaient pas peur. Ce qu'elle fuyait en refusant de suivre le capitaine dans son périple, ce n'était pas une terre inconnue, froide et inhospitalière… non, c'était juste le regard de ses chers amis sur son ventre qui allait bientôt s'arrondir !
Fidèle au vœu qu'elle avait fait à Jobic, elle avait tu leurs ébats, et par conséquent, elle avait dû cacher le fruit de leur amour naissant. L'exil en Normandie apparaissait être un bon compromis pour échapper aux médisances briochines et à la honte d'avoir trahi ses amis. Lucie n'avait pas dévoilé son secret, et même si elle l'avait fait, personne ne lui avait reproché son méfait. Terrée dans sa douleur, elle s'était ainsi protégée des questions indiscrètes et des soupçons inquisiteurs. Elle se sentait veuve, mais ne pouvait aucunement revendiquer ce statut. Elle n'était qu'une orpheline au cœur brisé, une future mère célibataire dont les rêves avaient volé en éclats. Dans quelques mois naîtrait ce bébé, et elle voulait déjà le cacher !
Le 07 mai 1853, après avoir salué ses fidèles amis, elle fit ses bagages et grimpa dans la carriole des Bellamy. En dépit de tout ce qu'elle aurait imaginé quelques mois auparavant, les adieux ne furent pas déchirants. Son cœur s'était endurci, et ses yeux étaient secs. Elle promit toutefois d'écrire à ses amis, une fois qu'elle aurait trouvé un travail et un logement bien à elle. De leurs côtés, Aela et Ana lui répondraient pour lui conter leur arrivée et les détails de leur installation, sur ce vaste territoire qu'était la Saskatchewan. Elle ressentit tout de même un petit pincement au cœur, lorsque son filleul, Isaac, agita sa petite main pour lui dire adieu. Mais pour se ressaisir, elle se mordit la langue et songea qu'elle aussi tiendrait bientôt dans ses bras son enfant… Après moultes embrassades, Lucie et Hyacinthe décidèrent de partir, le cœur lourd, vers de nouvelles aventures. Le charretier n'avait pas de temps à perdre, il savait qu'en faisant des haltes pour manger et dormir dans des auberges, il leur faudrait une petite semaine pour atteindre leur destination finale : le hameau du port Saint-Gilles, à Saint-Aubin-Jouxte-Boulleng[2].
- Lekh lekha ! s'écria le charretier en fouettant ses chevaux.
- Lekh lekha, ânonna Marie-Louise d'un ton résigné, en repensant au vieux mendiant qu'elle avait heurté à la porte de l'église de La Trinité-Porhoët.
Il lui semblait qu'un siècle avait passé depuis son départ de Plumieux. Bien qu'elle n'ait pas encore dix-huit ans, elle se sentait si vieille et si lasse à présent. Se calant entre quelques bagages moelleux, elle prétexta le confort de la petite Rose, pour qu’Hyacinthe évite le plus possible les cahots de la route, et elle somnola la plupart du temps. Dans son malheur, elle consentait avoir cette opportunité de voyager avec des gens qu'elle aimait et qui prirent encore soin d'elle tout le long de la route. Subrepticement, elle finit par se détendre et par profiter des paysages ensoleillés. Au fil des jours, et sans qu'elle en comprenne la raison, son cœur semblait s'alléger. Au gré des secousses de la carriole, elle s'imaginait voguer parmi les parcelles chamarrées qui se confondaient, s’abaissaient, puis s'élevaient avec la ligne d’horizon. Dans cette vaste platitude de champs ouverts, les villages et les hameaux lui paraissaient comme des îlots perdus en plein océan. Et Hyacinthe devenait alors le capitaine du vaisseau qui lui permettrait d'atteindre son Canaan. Elle se surprit même à reprendre espoir et à faire des projets, en observant les vastes étendues de terres fertiles qui s'étalaient à perte de vue ; sa communion avec Dieu avait été restaurée. Les mains sur son ventre tendu, elle fit la promesse à son enfant qu'elle lui trouverait une grande famille et un vaste jardin dans lesquels il pourrait s'épanouir et grandir.
Après cinq longues et éreintantes journées de voyages, Hyacinthe arrêta ses chevaux et demanda à ses passagères de bien vouloir l'attendre sous un grand chêne, pendant quelques minutes. Elles le virent entrer dans un cabaret nommé "la pinte des pêcheurs[3]" et rapidement en ressortir en compagnie d'un solide gaillard.
- Boujou ! Héreus dé vos vei les amins[4] ! fit Désiré Petit, en les saluant de loin.
Marie-Louise ne pipa mot, mais une irrésistible envie de rire s'empara d'elle. Non seulement elle n'était pas habituée à ce genre de patois, mais à cause de son patronyme, elle s'était imaginé leur hôte comme un petit homme à l'allure chétive et maladive, aux cheveux rares, blonds et filasses… En réalité, Désiré semblait aussi solide que le chêne, sous lequel Hyacinthe avait attaché ses chevaux. Grand, brun, le regard bleu et franc, la moustache fournie, il semblait dynamique et sûr de lui. Troublée par sa prestance, elle cacha son visage sous son chapeau de paille et l'observa, tandis qu'il venait à leur rencontre, aux côtés d’Hyacinthe.
- Tu as retrouvé mon arbre de Jessé ? plaisanta-t-il, en donnant une tape amicale dans le dos de son ami.
- L'arbre de Jessé ? répéta Marie-Louise, hébétée.
- C'est une blague entre nous ! rétorqua le jeune homme d'un air goguenard. On s'était donné rendez-vous sous ce grand chêne… On l'appelle l'arbre de Jessé, parce qu'il est le plus grand du hameau, et qu'il est plein de ramures….
- Ah oui ? s'étrangla la jeune fille en blêmissant. Et vous ne possédez pas un grand jardin, par hasard ?
- Pour sûr ! affirma-t-il. Mes parents ont le plus grand du hameau ! C'est un jardin extraordinaire à la bonne terre noire et fertile qui porte de nombreux fruits et légumes ! Ma mère les vend sur le marché !
Le cœur battant, la jeune fille leva les yeux vers la cime du grand arbre baigné de lumière, et son âme chavira.
- Oh là ! fit Désiré en la rattrapant de justesse. Elle nous fait un malaise la p'tite dame ! Mes pauvres, le voyage a dû être éprouvant. Venez donc vous rafraîchir à la maison… ma mère vous a préparé des anguilles accompagnées de petits légumes succulents.
D'une main ferme, il aida Marie-Louise à remonter dans la carriole, et tenant les chevaux par leur longe, il guida l'attelage jusqu'à la ferme de ses parents.
- Vous allez bien passer quelques jours parmi nous, avant de chercher un emploi dans les industries drapières ? s'enquit Désiré Petit auprès de son ami. Un peu de repos ne vous fera pas de mal, après ce périple. Et puis c'est pas le travail qui manque dans la région… Elbeuf[5] est une ruche, tout le monde y travaille !
- C'est pas de refus ! concéda Hyacinthe. Les femmes et la petite en ont bien besoin !
En approchant de leur destination finale, Marie-Louise observa le paysage d'un œil hagard. Sur le chemin de halage[6], le long des méandres de la Seine, les abondants vergers s'étaient parés de fleurs roses et blanches. Les vaches paissaient tranquillement dans leurs pâturages verdoyants et quelques paysans bêchaient dans leur potager. Au détour d'un chemin, Désiré salua un homme, vêtu d'une blaude et d'un pantalon de toile bleue. Il agita une botte de carottes au-dessus de sa tête, en signe de bienvenue. A ses côtés, galopait un gamin, âgé de dix ans, qui portait sous son bras un panier plein de petits pois et de fraises.
- C'est mon père ! les informa Désiré. Il porte le même prénom que moi. Et le petit, c'est mon frère Paul. Ma sœur est décédée l'année dernière… elle avait tout juste seize ans…
Cette précision percuta Marie-Louise en plein cœur, et lui permit de se sentir plus proche de ces gens. En dépit des apparences, eux aussi avaient connu la tristesse et le deuil… A peine eut-elle le temps d'y réfléchir que la carriole pénétra dans l'enceinte de la ferme et s'arrêta devant une jolie maison à colombages[7], aux murs de torchis[8] et au toit de chaume enrubanné d’iris. Une petite femme, fripée comme une vieille pomme et tout de noir vêtue, sortit de la chaumière :
- Seyez les byinvenuns[9] ! s'exclama-t-elle avec un sourire édenté.
Face à tant de bienveillance et d'hospitalité, Marie-Louise réprima les sanglots qu'elle sentait monter du tréfonds de ses entrailles. Sans se l'expliquer, elle ressentait de fortes émotions au contact de cette famille simple et accueillante. Pour la première fois, depuis la mort de Jobic, elle avait envie de s'abandonner au flot de la vie, sans rien retenir. Elle sentait son cœur capituler et s'attendrir, au point de s'ouvrir et de s'ancrer ici… Si elle ne pouvait plus partir et ne plus dériver au rythme des courants contraires… Si elle avait la capacité de s'amarrer dans ce jardin, cette maison, cette famille… elle le ferait. Était-ce une folie de l'envisager, ou un rêve de jeune fille épuisée qui déraisonnait ?
Quand elle pénétra dans la petite maison basse et sombre, ses regards furent tout de suite attirés par une lumineuse nappe à carreaux rouge et blanc, sur laquelle étaient disposées une vaisselle rudimentaire et une marmite fumante.
- Que ça sent bon ! s'émerveilla Hyacinthe en se léchant les babines. J'ai une faim de loup !
- Ça tombe bien ! La cuisine de ma mère est la meilleure des environs ! s'exclama Désiré en invitant les convives à s'installer autour de la table.
Dans les assiettes furent servis les tronçons d'anguilles, parsemés de jambon cru et d'échalotes hachées, arrosés de vieux calvados et de vin blanc mélangés à de la crème fraîche. Ce repas coutumier des normands fut accompagné de carottes et de petits pois du jardin, et se termina d'une double portion de fraises. Après ce copieux déjeuner, le charretier et sa famille furent priés d'aller se reposer dans une chambre d'amis ; et Anne, la mère de famille, emmena Marie-Louise dans la chambre de sa défunte fille. La jeune fille y retrouva, avec émotions, un lit-clos et une armoire de chêne, ressemblant étrangement à ceux qu'elle avait trouvés chez Johann Hélias. Sur l'édredon de satinette olive, la maîtresse de maison avait délicatement posé une chemise de coton bordée de dentelles ; et sur la table de chevet, elle avait disposé un vase contenant quelques roses blanches.
Troublée par ses touchantes attentions, elle serra la petite paysanne contre son cœur et posa un tendre baiser sur sa joue flétrie.
- Tu me fais penser à ma petite Angélique, lui confia la quinquagénaire. Tu es bien pâlotte et maigrichonne… Qu'est-ce que tu as fui en accompagnant ici tes amis ?
Se sentant en confiance, Marie-Louise prit les mains usées de l'affable fermière et les posa sur son ventre à peine arrondi :
- Celui qui devait m'épouser est mort d'une pneumonie en février, lui révéla-t-elle, en laissant couler le flot de larmes qu'elle avait jusqu'alors retenu.
- Lâche les vannes, ma belle ! lui dit la vieille paysanne en caressant ses cheveux emmêlés. Si tu le souhaites, tu peux rester ici jusqu'à ce que ton bébé naisse… La chambre de ma fille t'est ouverte.
- Et votre mari ! protesta Marie-Louise. Que dira-t-il ?
- Lucie nous avait prévenus de votre arrivée, et nous avions déjà convenu de te garder près de nous, autant de temps que tu le voudras… lui dit-elle.
- Lu…cie ? peina à articuler la jeune fille. Elle… elle vous a…
Anne Petit l'entoura de ses bras, puis lui ouvrit l'armoire normande pleine de linge et d'habits :
- Tout cela est pour toi ! Et quand le temps sera venu, nous descendrons le berceau en osier du grenier…
- Mais… objecta Marie-Louise. Je n'ai…
- Chut ! l'interrompit Anne. Allonge-toi ici ! Tu as bien besoin de te reposer après ce long voyage… Laisse-toi porter ma fille… tu as assez lutté pour en arriver là…
- Lucie vous a dit ? s'étrangla-t-elle entre deux sanglots.
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- Elle nous a tout expliqué dans une longue lettre, fit la vieille femme en hochant la tête d'un air entendu, avant de sortir de la pièce.
[1] Département de Normandie.
[2] Ville de la Seine-Maritime, aujourd'hui appelée Saint-Aubin-lès-Elbeuf.
[3] Il s'agit là des pêcheurs en Seine et non en mer.
[4] "Bonjour ! Heureux de vous voir les amies !" en patois normand.
[5] Ville limitrophe de Saint-Aubin-Jouxte-Boulleng, où à cette époque 200 industries textiles, employant environ 20000 ouvriers, étaient en pleine croissance.
[6] Mode de traction terrestre des bateaux fluviaux consistant à les faire avancer le long d’un fleuve ou d’un canal, au moyen d’une corde tirée à force de bras ou par des chevaux.
[7] Poutres apparentes formant la charpente des murs.
[8] Terre argileuse malaxée avec de la paille hachée, utilisée en construction.
[9] "Soyez les bienvenus" en patois normand.
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