vendredi 6 septembre 2024

chapitre 1 : Il faut que tu respires

 


Chapitre 1

Il faut que tu respires

 

Le matin suivant, quand Marie-Louise émergea d'un sommeil tumultueux, peuplé de monstres et d'ogres affreux, elle vit sa sœur qui était en train de nouer les brides de sa grande coiffe à mentonnière. Elle portait son châle noir à trois plis par-dessus sa vieille robe de mérinos[1], et le tablier de soie bleue des grandes occasions.

- Dépêche-toi de te lever ! marmonna-t-elle en constatant que sa cadette ouvrait les yeux.

Lors de la toilette mortuaire de leur père, on lui avait mis une pièce de monnaie dans la main afin qu’il ne manque de rien dans l’au-delà ; on avait vidé les récipients contenant de l’eau pour éviter que son âme s’y noie, couvert le miroir de crainte qu’elle ne s’y heurte, rangé les écheveaux[2] de peur qu’elle ne s’y emmêle et l’on n'avait pas cousu son linceul, afin qu'il puisse en sortir le jour du Jugement dernier. Les hommes avaient veillé Joseph toute la nuit précédant sa mise en bière. Puis, en prenant bien soin de sortir son corps les pieds en avant, ils déposèrent son cercueil dans une charrette. Le cortège funèbre s'éloigna de la solide maison en pierres de taille, qui défiait tempêtes et crachin, sous son toit de paille brune.

- Est-ce que je devrais quitter cette maudite maison ? se demanda Marie-Louise, en s'agrippant à la main de sa sœur.

Derrière elles, la longère[3] se fondait dans le paysage de landes d’ajoncs et de bruyères, et avec les gris et les bleus pâles du ciel nuageux. Pendant tout l'hiver, leur hameau avait presque été coupé du reste du monde, à cause de l’eau qui stagnait dans les bas-fonds et qui rendait certains chemins difficilement praticables. Ils avaient ainsi vécu confinés dans les étroites limites de leur bourg, avec sa demi-douzaine de maisons et ses trois ou quatre fermes. Même si les membres de la famille Hamon ne fréquentaient guère Joseph et Marie depuis de nombreuses années, ils vivaient depuis toujours dans la même rue qui se prolongeait sur les départements des Côtes du Nord et du Morbihan. Ensemble et silencieusement, ils se dirigèrent à pied jusqu'à La Trinité-Porhoët, où avait lieu la cérémonie religieuse.

Suivant le cercueil, ils entrèrent dans l'imposante église romane et montèrent jusqu'à son chœur. Resplendissant à la lueur de dizaines de cierges, cette partie de l'édifice brillait comme un somptueux palais baroque. Sa décoration, réalisée en bois sculpté et en terre cuite dorée, symbolisait l’arbre généalogique de Jésus. Bien qu'elle ne savait pas ce que représentaient ces ornements, Marie-Louise était fascinée par leurs couleurs vives et leurs reliefs peints à la feuille d'or. Elle aurait aimé vivre là, au pied de cet arbre de Jessé[4], oublier sa triste longère aux murs cendrés, imprégnés du fumet de la cheminée et de l'odeur âcre des chandelles de suif. Elle aurait aimé sortir de cet édifice, et retrouver au dehors une nature aussi luxuriante que ce décor chatoyant. Cela faisait si longtemps qu'elle rêvait d'un soleil radieux et d'un potager regorgeant de légumes et de fruits mûrs ! Elle rêvait de retrouver le jardin de son enfance, ce lieu de découverte et d'insouciante quiétude, où poussaient jadis une profusion de poires juteuses, de pommes acidulées et de fraises savoureuses. Elle s'y était autrefois parée de bigarreaux cirés, et s'était cachée dans les feuillages géants des rhubarbes ; elle y avait récolté des pommes de terre fondantes, des artichauts violets et des choux-fleurs bedonnants. Ce jardin à la terre noire et fertile avait abondé de crosnes, de panais, de topinambours, de cerfeuil tubéreux, de rutabagas[5], d'arroches[6] et d'orties. Il avait été son jardin secret, le berceau de sa vie, son havre de ressourcement et de paix, au cœur de l'enfer sombre et sanglant de la boucherie familiale. A l'écart des meuglements intempestifs, des bêlements stridents et des odeurs putrides des tripes et du sang, elle avait pu s'y délecter de son atmosphère champêtre, où son âme sensible et rêveuse était reliée par tous ses sens à la terre. Tout dans ce sanctuaire végétal avait fortement contribué à instaurer dans son cœur une impression de nostalgie édenienne, l'incitant viscéralement à rechercher le bonheur originel. C'est pourquoi, oubliant le cercueil du défunt et sa famille qui faisait triste figure, elle pria pour retrouver ce jardin et ce bonheur perdus, en se concentrant de toutes ses forces sur la statue du Christ sortant en gloire de son tombeau.

Hélas, à la fin de la cérémonie, il pleuvait encore et elle se retrouva seule avec Françoise dans sa pauvre demeure, au sol de terre raboteux, presque impossible à tenir propre à cause des trous. La cheminée s'était éteinte, faute de bûches, et à cause des fenêtres minuscules, un demi-jour, comme celui du crépuscule, régnait dans toute la maison. Avec lassitude, Françoise posa un lourd panier tressé sur la table :

- Tante Marie-Jo nous a offert ces denrées ! dit-elle en esquissant un sourire. Au moins, nous ne mourons pas de faim…

- Finalement, Jésus a peut-être répondu à ma prière, en déduisit sa cadette d'une voix presque inaudible.

 Françoise haussa les épaules d'un geste fataliste et sortit un gros pain de seigle du cabas, une motte de beurre, un sac de fine farine d'avoine grillée et une laitière remplie.

- Où a-t-elle pu trouver tout cela ? s'étonna-t-elle, en se pressant de couper d'épaisses tartines qu'elle beurra généreusement.

- Tu pourras préparer une bouillie ? lui demanda Marie-Louise, alors que ses pensées restaient encore accrochées au grandiose spectacle du Christ ressuscité, au milieu des colonnes dorées, surmontées d'anges et de grappes de raisins.

Fidèle à son rôle de ménagère, Françoise n'avait pas l'habitude de s'assoir à table. La plupart du temps, elle mangeait debout, tout en s'activant de toutes parts.

- Le pain est un peu rassi, mais qu'il est bon ! s'exclama-t-elle, en s'évertuant à rallumer le feu dans l'âtre. Attends un peu, on va chauffer le lait et on va se régaler de yod kerc'h[7] !

Comme sa sœur ne lui répondait pas, elle crut bon la rassurer en lui promettant que ce festin pourrait durer quelques jours encore.

- Demain, nous irons au lavoir décrasser tout notre linge !  ajouta-t-elle en versant la laitière dans la marmite. Et puis nous époussèterons tous nos meubles…

- Pour quelle raison veux-tu faire tout ça ? lui demanda la fillette qui se sentait trop lasse pour abattre tant de travail.

Mue par une soudaine mansuétude, Françoise vint la rejoindre autour de la table et la regardant droit dans les yeux, elle chuchota :

- Tout ce linge sale pourrait bien nous transmettre des maladies… et puis, il faudra bien se résoudre à vendre cette maison ! Nous avons besoin d'argent…

- Et où irons-nous ? la questionna sa cadette en balayant la pièce d'un regard éperdu. Est-ce qu'un de nos oncles t'a proposé de nous héberger ?

Françoise secoua la tête avec dépit :

- Non ma Loulotte ! Mais on trouvera bien une solution…

- Ne t'inquiète pas ! Je n'ai jamais aimé cette maison pleine de rats et de blattes. Elle est hantée par les cris des animaux qu'on abat… murmura la petite résignée, avant de tourner son visage amaigri vers les flammes rougeoyantes et de replonger dans ses souvenirs du cadre insolite et exubérant de l'église de La Trinité-Porhoët qui l'avait tant subjuguée.

Après avoir pris le temps de déguster sa bouillie, Françoise laissa Marie-Louise se reposer sous le manteau de la cheminée. Prise d'une irrésistible envie de propreté, elle débarrassa les lits de leurs draps, ôta les rideaux des fenêtres et rassembla tous les torchons et les tabliers qui traînaient de-ci de-là. Sortant sous l'appentis, elle les déposa dans un grand baquet en bois, au-dessus duquel elle tendit une grosse toile de lin. Elle y étala une couche de cendres[8], sur laquelle elle versa doucement des seaux d'eau chaude. Pleine de vigueur, elle aurait aimé rincer tout son linge à l'eau claire, le battre, l'essorer et le ramener à la maison pour qu'il sèche le jour même. Mais il fallait le laisser tremper dans cette décoction pendant toute une nuit.

- Demain, on ira au lavoir avec la brouette ! dit-elle à sa sœur en entrant dans la maison enfumée.

Repue, Marie-Louise s'était assoupie devant les braises presque éteintes. Partagée entre un sentiment de compassion et d'exaspération, Françoise soupira et ouvrit grand les fenêtres pour aérer la pièce.

- J'ai froid ! gémit la petite.

- Il faut que tu respires ! lui répondit Françoise.

Pleine d'entrain, elle sortit de beaux draps de chanvre de l'armoire en bois de châtaignier sculpté, puis les déposa sur le lit qu'elle partageait avec sa cadette. Satisfaite de son ouvrage, elle sourit à la petite avachie sur sa chaise, et remarqua combien ses cheveux blond vénitien étaient ternes et ses bras menus.

- Comment pourrait-elle brosser, frotter ou porter le linge mouillé ? Elle est bien trop épuisée et chétive pour accomplir ces grosses besognes, se dit-elle le cœur serré.

S'armant de courage, elle tira une cuve de zinc jusque devant la cheminée et fit encore chauffer de l'eau dans la marmite.

- Maintenant que nous sommes entre filles, nous allons pouvoir nous laver ! déclara-t-elle, résolue à se baigner dans ce tub[9] improvisé et à décrasser sa petite sœur.

Depuis la mort de leur mère, les filles n'avaient pas quitté leurs longues chemises de chanvre, se débrouillant comme elles pouvaient pour se débarbouiller. Par tous les temps, elles avaient porté la même tenue,  car elles ne voulaient ni se déshabiller, ni s’habiller dans la pièce où vivait leur père.  D'ailleurs, à cette époque, on ne lavait jamais les robes de laine, parce qu’on pensait qu'elles étaient bien protégées entre jupon et tablier.  Personne n'était gêné par les relents de sueur, d'eau de vaisselle ou de graillon, masqués par les fortes odeurs des fumées de cheminée ou des chandelles de suif.

Avant ce terrible hiver 1847, l'irascible boucher passait ses journées dans les hangars d'abattage, mais depuis la famine, ils avaient tous constamment cohabité dans l'unique pièce qui constituait leur longère. Cette salle commune comprenait une cheminée et une chaise dépaillée, une table, deux bancs, un buffet, une armoire et deux lits clos. Confinées pendant plus de six mois dans ce lieu misérable, les filles avaient tenté de conserver leur routine habituelle, même quand elles n'avaient pu se soustraire à l'agonie de leurs parents. Elles s'étaient chargées des corvées d'eau, d'entretenir le feu dans la cheminée, de chercher quelques menus pitances, de cuisiner et de nettoyer constamment ce lieu enfumé et poussiéreux du sol au plafond. Ainsi était la vie au Pont Favrol en cette moitié du XIXe siècle : intraitable, pleine de contraintes et de pudeurs.

 

Suite

[1] Laine de mouton de la race Mérinos, teintée en noir.

[2] Sortes de pelotes de laine.

[3] Habitation étroite, à développement en longueur selon l’axe de la faîtière.

[4] Motif fréquent dans l'art chrétien entre le XIIᵉ et le XVᵉ siècle : il représente l'arbre généalogique de Jésus de Nazareth à partir de Jessé, père du roi David.

[5] Les 5 légumes cités sont des légumes-racines anciens.

[6] Plante potagère proche de l'épinard.

[7] Bouillie d'avoine en breton.

[8] Cette cendre riche en carbonate de potassium était connue depuis l'Antiquité pour son pouvoir nettoyant, car jusqu'au milieu du XIXe siècle environ, il n'y avait ni savon ni lessive.

[9] Bassine plate en zinc, dans laquelle on faisait ses ablutions avant la création de la baignoire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.

Lily Bellule et Hippo-Tamtam

  Lily Bellule et Hippo-Tamtam Un conte poétique sur l'hypersensibilité émotionnelle Sophie Lavie (auteure et illustratrice)   Ja...