Chapitre 19
Les conséquences de nos errances
Le lendemain, à l'aube, Marie-Louise se réveilla dans les bras de Jobic et réalisa le forfait qu'ils avaient commis. Tout à leurs sentiments enflammés, ils avaient succombé, et rien n'avait pu arrêter ou même freiner leurs élans passionnés. Il était trop tard, le mal était fait. Comment réagirait le jeune homme lorsqu'il se réveillerait ? La rejetterait-il comme si rien ne s'était passé ? Hâterait-il leur mariage en cachant leur méfait, ou tout repentant avouerait-il à Ana avoir succombé à ses avances à peines dissimulées ? Un sentiment de honte et de culpabilité saisit la jeune fille à tel point, qu'elle secoua son bien-aimé de toutes parts, en lui criant de se lever :
- Jobic ! Il faut qu'on parle avant que ta mère ne rentre ! Réveille-toi ! Il faut te lever !
Contre toute attente, le jeune goémonier ouvrit à peine un œil et le referma aussitôt, en enfouissant son visage dans son oreiller.
- Mais Jobic ! protesta Marie-Louise, je te dis de te lever !
- C'est pas l'heure du jusant[1], marmonna-t-il entre ses dents, la tête cachée dans son matelas de laine.
- Jobic ! s'énerva la jeune fille, en le bousculant, jusqu'à ce qu'il finisse par se retourner.
Un sourire aux lèvres, il la regarda d'un œil brillant. Perplexe, elle fronça les sourcils et caressa son front, avant d'y déposer un baiser :
- Mais tu es brûlant ! s'exclama-t-elle, alarmée. Tu as de la fièvre !
- C'est toi qui m'as enflammé ! rétorqua-t-il d'une voix enraillée, avant de se mettre à tousser bruyamment.
- Non, mais je ne plaisante pas, Monsieur Joyaux, le gronda-t-elle. Tu es bouillant… tu as du attraper froid sur l'estran ! Pas étonnant avec toute cette eau glacée !
Incrédule, il posa sa main sur son front et se remit à tousser :
- Effectivement…
- Je te défends de sortir aujourd'hui ! lui dit-elle, d'un ton ferme et maternel, avant de poser son oreille sur sa poitrine dénudée.
- Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda Jobic en caressant ses cheveux emmêlés.
- Chut ! protesta-t-elle. J'écoute tes bronches, et je crois bien qu'elles sont encombrées…
- C'est grave, docteur ? plaisanta-t-il, en embrassant sa chevelure éparse.
- Je vais te faire un grog, et je vais aller chercher le médecin, décida-t-elle, avant de quitter la pièce. Inutile de te lever ! Tu risquerais de tomber !
- Oui, capitaine ! obtempéra le jeune homme, avant de sombrer dans un sommeil agité.
Lorsque Marie-Louise revint à son chevet, Ana était rentrée et elle était en train d'appliquer des cataplasmes de feuilles de chou[2] sur le thorax de son fils :
- Va me chercher un linge mouillé ! ordonna-t-elle à la jeune fille. Ce garçon a une forte fièvre. Où étais-tu passée ?
- J'ai cherché le docteur, mais je ne l'ai pas trouvé ! lui répondit Marie-Louise. Son épouse nous l'enverra dès qu'il rentrera à son cabinet.
- Merci ! lui répondit Ana en appliquant aussitôt le linge sur le front brûlant de Jobic. Ramène-moi une cruche d'eau et un verre. Ensuite, tu pourras aller travailler. Je m'occupe de lui…
- D'accord, murmura Marie-Louise, comme si elle ne s'attendait pas à devoir céder sa place à la mère de famille.
Après un dernier regard inquiet sur son bien-aimé, elle descendit ouvrir la mercerie ; mais cette fois, son cœur n'était pas à l'ouvrage.
- Comment me concentrer sur les lés de tissus, les rubans et les boutons, après une nuit et une matinée aussi mouvementées ? se demandait-elle, en tournant en rond, l'air hagard. Devrais-je confesser mon péché à Aela et lui demander conseil ? Devrais-je me taire en attendant l'avis de Jobic ? Oh si seulement, il avait pu me parler ce matin, plutôt que d'être anéanti par cette foutue maladie !
Elle espérait qu'il ne dévoile rien de leurs ébats pendant ses délires fiévreux et qu'elle pourrait trouver un moment en tête-à-tête lucide pour connaître sa décision, quant à leur idylle. À dix heures, Monsieur Le Guen passa consulter son patient. Il ne s'attarda guère et chargea Marie-Louise d'aller acheter des aulx pour qu'Ana confectionne du lait aillé, aux vertus antiseptiques, fluidifiantes et expectorantes. Il lui conseilla aussi de se procurer des sinapismes Rigollot[3] à appliquer sur la poitrine du malade.
- S'il ne va pas mieux dans trois jours, venez à nouveau me trouver ! ajouta-t-il avant de s'enfoncer dans les ingoguets.
Les jours qui suivirent, Ana et Marie-Louise se relayèrent au chevet du jeune homme, mais la fièvre resta élevée et la toux persista, à tel point qu'il avait des difficultés à respirer. Les deux femmes craignaient que la simple bronchite ne se transforme en pneumonie, car malgré les remèdes du docteur Le Guen, son état ne faisait qu'empirer. Les coûteuses inhalations de romarin et d'eucalyptus ne faisaient aucun effet, et il refusait même de boire les infusions de thym miellé. À part veiller sur lui et prier, que pouvaient-elles faire de plus ? Ensemble, Marie-Louise et Jobic s'étaient repentis et avaient décidé de conserver leur secret, s'attendant à la fidélité et à la compassion de Dieu à leur égard. Alors pourquoi leur divin Seigneur semblait-il insensible à leurs suppliques ? Les avait-il abandonnés ? Affligée, Ana demanda à ses amis de venir la soutenir, en partageant avec elle un moment de méditation biblique et d'intercession. Jack, Lucie et Hyacinthe répondirent à sa requête, pendant qu'Aela se chargea de garder Rose et Isaac.
Dans la petite cuisine jouxtant la mercerie, ils s'étaient rassemblés, comme au temps où Johann présidait leurs réunions fraternelles ; mais cette fois, c'est Jack qui prit la parole pour exhorter ses amis :
- Quand Israël avait été dévasté par les pillards et rendu semblable à un champ brouté par les sauterelles, quand les guerriers qui le défendaient s’asseyaient à terre et pleuraient comme des femmes, alors l’Éternel venait à son secours. Quand les voyageurs abandonnaient les routes de Sion et que les coteaux de Basan et de Carmel semblaient pareils à des vignes brûlées, l’Éternel paraissait. Dieu est exalté au sein d’un peuple affligé, alors que celui-ci cherche sa face et prend confiance. Il l’est plus encore quand, en réponse aux cris des malheureux, il se lève en personne pour les délivrer en renversant leurs ennemis. Ce jour est pour nous un jour de tristesse, alors comptons sur Dieu qui se glorifiera par notre délivrance. Sommes-nous tourmentés par un sujet d’anxieuses prières, et crions-nous à lui nuit et jour ? Son temps pour nous faire grâce est proche. Dieu se lèvera à son heure, celle qu’il saura la plus propice au déploiement de sa gloire, si nous désirons sa gloire encore plus que notre délivrance. Que le Seigneur soit exalté, et notre désir principal sera accompli. Seigneur, aide-nous de telle manière que nous puissions voir que tu es à l’œuvre. Que nous te magnifions dans le secret de nos cœurs. Et que tous ceux qui nous entourent reconnaissent quelles sont ta bonté et ta grandeur[4] !
- Amen ! s'écrièrent Ana, Lucie et Hyacinthe d'un même cœur, avant de se tourner vers Marie-Louise qui n'avait pas ouvert la bouche de toute la soirée.
Face à leurs regards interrogateurs, la jeune fille était au supplice :
- Vous désirez sa gloire encore plus que la délivrance ? s'emporta-t-elle alors. Comment pouvez-vous dire cela ? Ne voulez-vous pas que Jobic soit guéri de cette terrible maladie ? Voulez-vous qu'il meure, comme sont morts mes parents, Françoise et Johann ? N'en avez-vous pas assez de toute cette misère et de tous ces deuils ?
Alors qu'elle s'était mise bruyamment à sangloter, Lucie l'entraîna jusque dans la boutique. La faisant asseoir derrière le comptoir, elle la serra tout contre elle pour apaiser sa colère et ses larmes :
- Marilou, lekh lekha ! murmura-t-elle à son oreille, comme une douce mélodie.
La jeune fille hochait la tête comme pour manifester sa résistance à un tel appel.
- Je sais combien tu aimes Jobic et comme tu souhaites bientôt l'épouser, mais tu dois l'abandonner entre les mains de ton père céleste, comme tu as abandonné Johann… et Françoise cette fameuse nuit de Noël…
- Je ne peux pas… se fâcha Marie-Louise. J'en ai assez d'abandonner ! Abandonner, abandonner… cela n'en finit plus…
- Après avoir quitté son pays, sa patrie et sa famille, Abraham dut aussi abandonner son fils Isaac entre les mains de l'Eternel…[5]
- Je n'y arrive plus, sanglota la jeune fille, en enfouissant sa tête contre la poitrine de son amie. Ça fait trop mal !
- Mais Dieu te bénira et se glorifiera en délivrant Jobic…
- Je n'y crois plus ! hoqueta-t-elle. Oui, bien sûr, il le délivrera ! Mais comment ? En le guérissant ou en le libérant de cette vie et de cette terre de misère ?
- Pourquoi dis-tu cela ? s'alarma Lucie, en dégageant son visage de ses cheveux éparses et baignés de larmes. Regarde-moi, Marie-Louise, et dis-moi pourquoi tu parles comme ça ?
- Je ne peux pas le dire ! lui répondit-elle, en serrant les dents, comme si elle craignait que son lourd secret ne s'échappe de ses lèvres.
- Tu ne peux pas dire quoi ? se fâcha Lucie, en saisissant ses poignets et en l'obligeant à la regarder droit dans les yeux.
- Je ne peux pas le dire ! répéta Marie-Louise, déterminée à se taire.
- Tu… tu n'as… tu n'as pas ? bégaya la jeune femme qui craignait d'avoir deviné le problème.
Le visage de Marie-Louise s'était soudain durci et ses larmes tarirent. D'un geste brusque, elle se dégagea des mains de son amie, et la défia d'un regard noir :
- Même s'il doit mourir, ne dis jamais rien ! la menaça-t-elle en grinçant des dents. C'est son souhait et c'est le mien.
Abasourdie par le comportement et les paroles de la jeune fille, Lucie blêmit et recula d'un pas :
- Je ne dirai rien, dit-elle, dans un souffle à peine perceptible, avant de regagner la cuisine d'un pas chancelant.
Les autres, qui étaient toujours en train de prier, ne remarquèrent rien, et décidèrent bientôt de rentrer se coucher. Il était tard et ils avaient tous besoin de dormir. Ana remonta au chevet de son fils, et Marie-Louise raccompagna ses amis à la porte de la mercerie.
- Lekh lekha, Marilou ! se contenta de dire Jack en lui tapotant l'épaule, d'un air entendu et amical.
Interpellée par ces dernières paroles, la jeune fille ne put fermer l'œil de la nuit. Son combat face à Lucie, le sermon de Jack et ses ébats avec Jobic ne cessaient de tourmenter son esprit. Comme Jacob au gué de Jabbok[6], finirait-elle par lâcher prise et par laisser Dieu triompher ? A cinq heures du matin, lasse et épuisée, elle décida d'abdiquer et de tout lui abandonner. Au moment où, enfin, elle se laissa aller dans un sommeil réparateur, une voix cria son prénom, dans le couloir. Se levant d'un bond et le cœur battant la chamade, elle se précipita hors de sa chambre et aperçut Ana, adossée au mur :
- C'est fini ! gémit-elle. C'est fini, il s'en est allé…
- Non ! hurla Marie-Louise en rentrant comme une furie dans la chambre du malade.
Furieuse, elle s'allongea sur son corps livide et frappa du poing le matelas en sanglotant.
- Je ne voulais pas l'abandonner ! Je voulais un miracle comme celui d'Isaac ! cria-t-elle en s'adressant à Dieu, et en l'accusant de ne pas avoir répondu à ses attentes.
D'un pas las, Ana la rejoignit dans la chambre et la détacha du défunt :
- Cela ne sert à rien de t'accrocher au passé, lui dit-elle. Il n'est plus là… il est parti loin… mais un jour, tu le retrouveras… nous le retrouverons, comme nous retrouverons Maël et Johann…
- Comment puisez-vous la force de dire ça ? lui reprocha-t-elle, en descendant en courant le petit escalier.
Le visage baigné de larmes et sans avoir pris le temps de se revêtir d'un manteau, elle sortit dans la ruelle glaciale et tambourina à la porte de Jack et Aela. Comme la couturière ouvrit, elle tomba dans ses bras et lui dit avec colère :
- Je l'ai abandonné et il est parti !
[1] Marée descendante.
[2] Ses sucs qui contiennent des composés soufrés favorisent l'expectoration.
[3] Du nom de Paul-Jean Rigollot, pharmacien à Saint-Étienne au cours du XVIIIe siècle, c'est un dérivé du cataplasme, réalisé à partir de graines de moutarde noire déshuilées aux vertus décongestionnantes. Il se présente sous la forme d'une feuille de papier kraft à mouiller et à appliquer sur le thorax en cas de symptômes bronchiques.
[4] D'après une méditation de Charles Spurgeon.
[5] D'après le livre de la Genèse 22.
[6] D'après le livre de la Genèse 32.
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