vendredi 6 septembre 2024

Chapitre 3 : Désenchantées

 


Chapitre 3

Désenchantées

 

Fronçant les sourcils, Françoise jeta un œil au dehors, puis referma la porte à double tour.

- Habille-toi proprement ! lui ordonna-t-elle d'un ton agacé. Pierre va bientôt arriver.

- Je sais, soupira la fillette désappointée. Mais tu n'as pas besoin de moi pour signer ces papiers !

- Tu devras être avec nous, parce qu'un juge de paix désignera oncle Guillaume comme notre tuteur.

- Un tuteur ? C'est quoi ça ? s'inquiéta l'enfant.

- Puisque je n'ai pas encore vingt-et-un ans, oncle Guillaume sera mon représentant légal et il signera les papiers à ma place, lui expliqua Françoise.

- Et c'est lui qui prendra notre argent ? s'alarma-t-elle. Tu ne vas pas me laisser avec lui, hein Françoise ?

- Ne t'inquiète pas, ma Loulotte. Je t'ai déjà expliqué : j'ai cédé la propriété à bas prix à notre petit cousin et en échange son père me remettra tout de suite l'argent de la vente. Il aurait très bien pu ne me le donner qu'à ma majorité et nous contraindre à travailler pour lui, juste pour être logées et nourries…

- Est-ce vraiment une faveur qu'il nous fait ou est-ce qu'il profite de la situation pour se remplir les poches ? l'interrogea Marie-Louise.

- Ne cultive pas de ressentiment à son égard ! la reprit son aînée. Regarde où ces sentiments amers ont conduit nos parents ! Si nous ne voulons pas mourir de faim et conserver notre liberté, il n'y a pas d'autre possibilité.

- Mais tu m'emmèneras bien avec toi à Saint-Brieuc, hein ? Tu m'emmèneras, promets-le ! la supplia la fillette.

- Je t'en fais serment, l'assura-t-elle en la serrant dans ses bras.

Fébrile, la cadette eut à peine le temps d'enfiler une robe de laine qu'elles entendirent la charrette de leur petit cousin s'arrêter dans la cour.

- Tu n'as même pas brossé tes cheveux ! maugréa Françoise en poussant sa sœur au dehors. Maintenant tais-toi et tiens-toi tranquille !

Ordre inutile, car la pauvre enfant savait parfaitement passer inaperçue et se taire. En présence d'adultes, elle avait passé sa vie à se faire toute petite et à longer les murs dans un mutisme tout aussi navrant que réglementaire. Oncle Guillaume crut bon lui faire quelques compliments sur sa tenue, mais ce fut peine perdue. La fillette garda le silence pendant tout le trajet qui les menait à l'office du notaire, tandis que son aînée, pressée que toutes ces obligations administratives soient terminées, répondait aux questions des deux hommes d'un ton laconique. L'affaire conclue, oncle Guillaume lui remit une lourde bourse contenant mille six cents francs[1] en pièces de vingt, cinquante et cent francs, et Pierre ramena les filles chez elles. Ils se saluèrent cordialement et elles ne les revirent plus jamais.

Dès le lendemain, les orphelines préparèrent un maigre baluchon et Françoise cacha sa bourse sous son ample jupon. Laissant derrière elles leur modeste mobilier, leurs vieux linges et leur potager desséché, elles partirent d'un pas résolu, sans se retourner. Marchant jusqu'à La Trinité-Porhoët, elles firent un détour par le cimetière où reposaient leurs parents. Puis Marie-Louise voulut absolument entrer dans l'église, avant de prendre une charrette à destination de la grande ville de Saint-Brieuc.

Comme elles hésitaient à entrer, une vieille femme les devança et fit un signe de croix, après avoir trempé ses doigts dans le bénitier. Attisée par la curiosité, Marie-Louise alla voir ce que contenait le grand coquillage :

- C'est de l'eau croupie ! chuchota-t-elle en grimaçant. Mais quel joli coquillage ! Un jour, j'en aurai un comme celui-là !

Françoise secoua la tête de dépit et avança jusqu'au retable, sur lequel était posé l'immense arbre de Jessé :

- Nous y sommes ma Loulotte ! Regarde-le bien, parce que je crois que plus jamais tu ne le reverras…

- Qui sont tous ces gens ? demanda la fillette, subjuguée, une fois de plus, par ce décor somptueux.

- Chut ! fit la vieille femme qui les avait rejointes. Parlez plus bas, jeunes filles. Vous êtes face à l'arbre de Jessé, avec Saint Pierre, Saint Paul, et tous les anges !

Françoise haussa les sourcils pour montrer qu'elle ne saisissait pas un mot de ce que disait la vieille dévote.

- C'est un arbre généalogique ! insista la bigote. Il représente tous les descendants de Jessé jusqu'au Christ ressuscité !

- Je ne sais pas qui est Jessé, murmura Marie-Louise dans l'oreille de sa sœur, mais j'aimerais bien avoir une grande et belle famille comme lui !

- Un grand coquillage et une grande famille ! Qu'est-ce qu'il te faut encore ? soupira Françoise, en entraînant sa cadette vers la sortie.

- Un grand jardin du créateur ! souffla la petite en se remémorant les paroles énigmatiques du vieux mendiant.

- Qu'est-ce que tu racontes ? s'impatienta Françoise. Allez, viens maintenant, il nous faudra bien trois heures pour atteindre Saint-Brieuc[2] !

Comme la petite avait encore le regard accroché à la statue du Christ ressuscité, sa sœur la tira vigoureusement par la main, et elle faillit trébucher sur un vieillard qui mendiait à la porte de l'église. Hébétée, elle se confondit en excuses avant de reconnaître le vagabond qui s'était assis sous son pommier.

- Lekh lekha Marilou ! fit-il en la saluant par un clin d'œil et un hochement de tête.

- Marie-Louise ! hurla Françoise. Arrête de bayer aux corneilles ! Voilà notre charrette !

- L'air et les rats ! soupira Marie-Louise en grimpant tant bien que mal dans la carriole brinquebalante qui devait les transporter jusqu'à la mer.

Absorbée par le mystérieux mendiant, elle ne le quitta pas du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse au bout de la route. Françoise qui la croyait nostalgique, la serra contre elle et sourit:

- Je t'emmène à la mer ma Loulotte ! Pour la première fois de notre vie, nous pourrons voir des bateaux, des plages de sable et une multitude de coquillages ! Un jour, quelqu'un m'a dit qu'en posant l'oreille sur l'un d'eux, on pouvait entendre le bruit de la mer !

- Tu te moques de moi ! grimaça Marie-Louise.

- Qui vivra verra ! fit-elle en haussant les épaules avec fatalisme.

Par les chemins cahoteux, elles traversèrent des bois, des vallées étroites, et des landes couvertes de bruyères, traversées par de petites rivières. Puis longeant la côte, elles purent admirer quelques constructions romaines et des ruines de châteaux, des édifices étranges tels des dolmens et des phares, dont elles ne connaissaient pas l'existence. Et enfin, elles aperçurent la mer bordée de rochers battus par les vagues et les vents rugissants.

- Vous voilà dans la vallée de l'ar Goâd[3] ! les informa le charretier.

- Quel nom !  s'inquiéta Françoise.

- Ce n'est pas à cause des sacrifices humains ! se moqua-t-il, en s'esclaffant. C'est juste que le lit de la rivière est rouge !

Ils entrèrent bientôt dans la ville et les deux sœurs ne purent cacher leur stupeur :

- Qu'est-ce que cette odeur suffocante ? s'alarma Françoise en se cachant le nez dans son fichu.

- La poissonnerie, dimezell[4] ! s'esclaffa le charretier d'un air moqueur. Il est de notoriété publique que ce marché est inabordable, tant les poissons s’y putréfient en toute saison ! Et pendant les chaleurs de l’été, il en sort une odeur tellement repoussante, que les ménagères y passent très rapidement dans la crainte d’être asphyxiées.

- Penn boultouz[5] ! jura Françoise. C'est une véritable infection ! Moi qui pensais que l'aod[6] grouillait de poissons frais !

- Vous n'avez pas fini de déchanter ! s'écria le conducteur avant de lui demander où il devait les déposer.

Comme la jeune fille ne savait quoi lui répondre, il les informa qu'il devait faire une livraison place au lin, dans le canton nord. 

- Nous descendrons là aussi, l'informa Françoise. À moins que vous puissiez m'indiquer un endroit où l'on propose du travail…

- Ah, je vois ! fit le conducteur en ralentissant sa carriole. Il y a bien les filatures, mais vous pouvez d'abord essayer la mercerie du père Hélias.

 Il arrêta sa charrette sur une place mal pavée, encombrée par des dépôts de marchandises, de matériaux et de détritus de toute nature.

- On est arrivés ? s'étonna la jeune fille.

- Vous trouverez la mercerie, un peu plus loin sur votre droite, lui dit-il avant de les abandonner là.

- Françoise ! fit Marie-Louise d'un ton suppliant. Tu es sûre que nous devons rester là ? Cette ville est encore plus misérable que Le Pont Favrol et encore plus puante que la boucherie de notre père !

D'un coup d'œil sévère, son aînée la pria de se taire et de la suivre dans les allées sales et obscures. Une rigole centrale laissait, en effet, s'écouler des liquides sans nom, descendant des cours sans latrines, et des enclos à porcs, le plus souvent en ruines, qui entouraient des cours infectes, venant accroître l’insalubrité des logements.

- Quelle horreur ! trépigna Marie-Louise en relevant sa jupe pour ne pas la salir.

 Après avoir descendu une quinzaine de marches, elles se retrouvèrent soudain dans une ruelle étroite bordée d'un muret.

- Tu es sûre que c'est par là ? geignit la fillette qui observait avec crainte les rez-de-chaussée totalement privés de soleil.

 Perdues dans cette impasse, elles ne voyaient autour d'elles que des habitations souterraines ne recevant de l’air que par leur porte largement ouverte. Cherchant quelqu'un pour la renseigner, Françoise passa la tête à l'intérieur de l'un de ces logements sordides. Là, végétaient plusieurs familles indigentes, grouillant d'enfants couchés pêle-mêle sur des grabats boiteux, composés d’une litière de paille noire humide où courraient des rats.

- S'il te plaît, Françoise ! Partons d'ici ! la supplia Marie-Louise qui faillit défaillir.

Alors qu'elles faisaient demi-tour, un gamin morveux et enguenillé les rattrapa :

- Qu'est-ce que vous cherchez ? leur demanda-t-il d'un air soucieux.

- La mercerie du père Hélias, se hasarda Françoise, qui se demandait si ce misérable rejeton ne les mènerait pas dans un guet-apens.

- C'est par là ! s'écria-t-il en se mettant à courir pieds nus dans l'égout crotté.

Pressant le pas, les sœurs le talonnèrent en se donnant la main. Après tout, elles n'avaient pas d'autre choix que de lui faire confiance, car elles étaient seules et complètement perdues dans ce dédale de rues. Quittant les couloirs resserrés qui servaient de fosses à fumier ou de latrines à ciel ouvert, elles se retrouvèrent bientôt à l'intersection de deux traverses où coulait une fontaine. Le gamin y but à grandes lampées, avant de leur montrer du doigt la devanture d'une petite boutique coincée entre l'atelier d'une couturière et une bonneterie[7]. Françoise n'eut même pas le temps de le remercier, qu'il avait disparu en galopant. Fixant sa cadette comme si elle était un miroir, Françoise tenta de se recoiffer et épousseta sa robe d'un revers de main.

- Je peux venir avec toi ? lui demanda Marie-Louise, effrayée de devoir se séparer de sa sœur ne serait-ce que quelques minutes.

 

Suite

[1] Cela correspondait à deux mois de salaire d'un ouvrier.

[2] 56 kilomètres de chemins séparaient La Trinité-Porhoët de Saint-Brieuc.

[3] Du sang en breton.

[4] Mademoiselle en breton.

[5] Injure signifiant "tête de baudroie" en breton.

[6] Le littoral, la côte en breton.

[7] Échoppe où l'on vendait des bas et de la lingerie.

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