Le secret de Johann
Après avoir mangé quelques galettes de blé noir et une soupe de légumes, dans laquelle baignait une épaisse tranche de pain, Johann entraîna les deux sœurs dans les ruelles de son quartier.
- Est-ce qu'il faudra retourner dans les ingoguets[1] autour de la cathédrale ? s'informa Marie-Louise qui appréhendait ces petites venelles boueuses et nauséabondes.
- Seulement si tu souhaites aller à la halle aux poissons ou à la cathédrale Saint-Étienne ! lui répondit le vieillard, appuyé sur sa canne.
- Cet endroit est tellement sale ! grimaça Françoise en se rappelant les odeurs infectes de coquillages et de poissons pourrissant au soleil.
- Les eaux pluviales et usées de la ville haute se jettent toutes dans ce quartier comme dans une cuvette, lui expliqua-t-il. Et elles forment un véritable marécage autour de la cathédrale ! Ce n'est pas pour rien qu'on appelle les ruisseaux de la Grenouillère et du Jouallan des merderons[2] ! Ici, même l'eau des puits est corrompue ! Il ne faut boire que l'eau de la fontaine et il vaut mieux la faire bouillir !
Les briochins faisaient, en effet, leurs besoins où ils pouvaient, dans une ruelle, sous un porche ou dans une encoignure de porte. Quant aux rues, elles servaient de décharge pour les ordures ménagères, les résidus d'ateliers, les tripes jetées par les bouchers, les colorants des teinturiers et le suif des ciergiers. Ainsi, les mauvaises odeurs se répandaient dans toute la ville et devenaient insupportables lors des beaux jours. Et on ne s'étonnait pas de croiser en pleines rues des volailles ou des porcs fouinant dans les déchets, au milieu des rats ; sans parler des chevaux ou des ânes qui semaient leur crottin tout le long de leurs parcours.
- Alors où on va ? demanda Marie-Louise avec entrain.
- En bas de la rue Charbonnerie, il y a la place du Puits-au-lait. Le mardi matin, c'est là que les fermiers viennent vendre leur lait, leur beurre et leurs fromages. Et les rues alentour s'emplissent aussi de maraîchers et d'artisans ambulants.
- En somme, c'est la place du marché ! en conclut Françoise.
- C'est la plus proche de chez moi ! lui répondit Johann. Et si on poursuit notre chemin, on trouve l'école des filles de la Providence.
- De toutes façons, c'est fermé aujourd'hui ! intervint Marie-Louise en ralentissant le pas.
Échangeant un sourire complice avec Françoise, le vieillard bifurqua brusquement sur sa gauche :
- Et si nous passions par là ? leur proposa-t-il. C'est la rue Saint Guillaume et elle a une grande place dans mon cœur !
- Qu'est-ce qu'elle a de spécial ? l'interrogea la fillette curieuse.
- Durant les années 1838 et 1839, le cousin de mon épouse, John Jenkins, y tenait des réunions.
- Des réunions de quoi ? l'interrompit-elle, sous le regard réprobateur de sa sœur.
- John était pasteur, et il était parvenu, avec mon aide, à rassembler une petite congrégation d'une trentaine de fidèles. Hélas, il a dû supporter beaucoup d’opposition !
- Pourquoi ? s'étonna naïvement Marie-Louise.
- Parce qu'il était gallois et membre d’un culte non reconnu officiellement en France.
- Qu'entendez-vous par là ? l'interrogea Françoise.
- C'est un pasteur baptiste, lui expliqua Johann. Et, contrairement à ses collègues établis à Morlaix et à Quimper, à une époque où le régime politique était plutôt favorable aux protestants, il s'est heurté à des préfets qui lui ont interdit le culte. Monseigneur David, l'évêque de Saint-Brieuc, a multiplié les dénonciations et a fait dresser des procès-verbaux chaque fois que l’auditoire dépassait vingt personnes en un même lieu !
- Alors, vous n'êtes pas catholique ? chuchota Françoise, étonnée.
Johann secoua la tête. Même s'il assumait pleinement ses positions théologiques, il se demandait si la jeune fille lui accorderait désormais la même confiance :
- Cela vous gêne ? la questionna-t-il en poursuivant lentement sa route.
- Non ! s'écria-t-elle. Pas le moins du monde ! À vrai dire, cela m'est complètement égal… je n'ai moi-même pas de religion… enfin, je veux dire… nos parents ont abandonné leur foi après avoir perdu trois de leurs filles, et ils ne nous ont pas enseigné la catéchèse et tout ce genre de choses… Marie-Louise n'est même pas baptisée !
- Est-ce mal ? s'inquiéta la fillette en affichant un visage anxieux.
- Je suis passé par les eaux du baptême à l'âge de vingt-deux ans, lui murmura-t-il à l'oreille.
- Mais j'y pense ! s'exclama soudain Françoise. Est-ce que cela vous gêne que Marie-Louise se rende à l'école des filles de la Providence ?
- La bonne question, c'est plutôt : Est-ce que les sœurs l'accepteront alors qu'elle n'est pas baptisée, qu'elle n'a jamais étudié la catéchèse et qu'elle loge chez moi ?
La tournure qu'avait prise cette conversation déplut à Françoise, mais sa cadette jubilait :
- Pouvez-vous encore nous raconter ce qui s'est passé dans cette rue ? demanda-t-elle captivée par le récit du vieillard.
- Les curés du canton nord ont salué l'arrivée de John en disant qu'un serpent plein de venin venait de traverser la mer ! leur expliqua Johann, passionné par ses tumultueux souvenirs. Quant à la population briochine, sa langue, son ignorance et son conservatisme, lui avaient donné une triple cuirasse contre laquelle tout effort semblait destiné à se briser.
- Bretons, têtes de cochons[3] ? s'enquit Françoise qui se demandait si Johann éprouvait quelques préjugés au sujet de ses compatriotes.
- Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, se défendit le vieil homme. Mais, un dimanche, après que John eut prêché au N°7 rue Saint Guillaume, il fut violemment pris à partie par quelques forcenés qui sortaient de la cathédrale Saint-Étienne. Le père de Jobic et moi-même étions à ses côtés ; ils nous ont lancé des pierres, et nous ont forcé à nous réfugier dans l’auberge qui est un peu plus loin dans la rue. Nos adversaires nous ont poursuivis et nous ont malmenés en déchirant nos vêtements, tandis que la foule au dehors criait qu’on leur amène ce damné protestant pour lui faire son affaire. Heureusement, la pluie s'est mise à tomber violemment et a dispersé la foule, de sorte que, ne se sentant plus soutenus, les conspirateurs ont fini par lâcher prise et se retirer.
- Est-ce que ce sont ces hommes qui ont tué le père de Jobic ? s'alarma Marie-Louise.
- Non, la rassura Johann. Après ce fameux dimanche, les briochins se sont calmés. Ils ont peut-être cru que Dieu nous avait protégés, grâce à cette averse ! Quoi qu'il en soit, nous avons été tranquilles pendant des mois ; à tel point que mon épouse a pu ouvrir une école à cet endroit, pour les enfants de notre communauté.
- Jobic en faisait partie ? lui demanda Marie-Louise qui écoutait attentivement les propos du vieillard.
- Non, Jobic était encore trop petit pour apprendre à lire, et la présence protestante ne fut pas tolérée longtemps ! lui expliqua Johann. Pasteur John se confronta à tant de préjugés et d’ignorance qu'il fut considéré comme un espion, et le vide se fit autour de lui ! Sous la menace constante de la loi, qui exigea bientôt l’autorisation préfectorale pour toute réunion de plus de vingt personnes, nous avons dû poursuivre les cultes et l'école à nos domiciles, de façon clandestine.
Effectivement, par sa prédication dans les campagnes et la distribution des Saintes Écritures, John Jenkins ouvrit tout de même une brèche dans la citadelle du catholicisme, avant que les autorités le contraignent à partir, et qu'il s'installe à Morlaix[4]. Il réussit ainsi à réunir un noyau de fidèles bretons sérieusement convertis, qui constituèrent une base solide à l’œuvre de Dieu. Mais le funeste samedi 21 décembre 1839, le maire les surprit, lisant ensemble l’Évangile, avec quelques amis. Leur reprochant d'avoir fait l'école sans autorisation, il les condamna à une forte amende et porta l’affaire devant la cour de cassation. Puis, il interdit à l'épouse de Johann d'enseigner aux enfants.
- Étrange justice qui prononce des jugements sous la menace d’une autorité arbitraire et absolue ! ajouta Johann avec regret.
- Et le père de Jobic ? demanda Marie-Louise, passionnée par son récit.
- Maël a été colporteur dans les campagnes des alentours, lui répondit Johann. En plus de son travail au goémon, il était un infatigable marcheur qui parcourait les routes des côtes du nord pour vendre des bibles à bas prix. Mais, il a aussi risqué sa peau pour récolter le goémon épave[5]… Il savait qu'il n'était pas à l’abri d’une vague trop forte, mais il ne s'est pas épargné. Pour le pain de la mer et au prix d’un labeur de forçat, il a fini par se noyer !
- Je suis vraiment désolée, murmura la fillette attristée, alors que son aînée ne disait mot.
- Sans John et Maël, notre petite communauté s'est vite essoufflée, poursuivit Johann. Mais il en reste encore quelques-uns qui s'épaulent, s'édifient et s'exhortent comme ils le peuvent… Mademoiselle Aela, Hyacinthe et sa femme Lucie, ainsi qu'Ana, l'épouse de Maël, et son fils Jobic, en font partie… Evan et Soa[6], c'est une autre affaire !
Plongé dans les plus doux souvenirs de sa vie, Johann poursuivit sa route en silence. Il se remémorait ces réunions, où à la lumière d’une chandelle ou de l’ajonc qui flambait joyeusement dans une cheminée, il prêchait aux pauvres ouvriers bretons. Quelle joie il avait, quand il apercevait sur leur visage et dans leur chaude poignée de main, que la vérité leur était apparue, et que leur cœur avait été touché !
Après un petit détour devant l'église Saint-Michel, ils regagnèrent finalement la rue Charbonnerie. Les confidences de Johann avaient refroidi l'enthousiasme de Marie-Louise et laissé Françoise perplexe. Néanmoins, le vieil homme leur proposa de rendre visite à son amie couturière. Par politesse, elles acceptèrent cette invitation. Aela était une femme sans âge, au teint de rose, encadré d'admirables cheveux châtain clair, nuancés de mèches dorées, retenus en chignon. Même si son front semblait fait de marbre, et que son nez n'était pas beau, son sourire irrésistible illuminait toute la pièce ; et ses yeux, d'un bleu translucide, semblaient intimement reliés au ciel. Elle accueillit ses visiteurs avec une grâce si particulière que les deux sœurs en oublièrent vite l'affliction, qui les avait tout à l'heure accablées. Impressionnée, Marie-Louise se taisait, observant chaque détail de ce salon transformé en atelier. Tout la subjuguait : du buste de couturière sur lequel était épinglé un magnifique taffetas de soie aux reflets changeants, jusqu'au bracelet porte-épingles de velours carmin. Il semblait y avoir dans ce salon autant de tissus et de bobines de fils que dans la mercerie du vieux Johann. Après leur avoir servi du thé à la bergamote dans un délicat service de porcelaine agrémenté de roses rouges, la couturière montra à Françoise comment fonctionnait son système Magnin[7]. Tout en appuyant sur la pédale et en tournant la roue de sa machine à coudre, elle ne cessait de babiller de sa voix douce et limpide comme un ruisseau d'eau claire. Elle raconta l'époque où elle avait été midinette[8] dans un atelier de haute couture parisien, et les raisons qui la ramenèrent dans sa ville natale.
- Revenez quand vous voulez pour choisir votre modèle, dit-elle à Françoise. Je prendrai vos mesures et je vous montrerai comment réaliser les tracés du patron, et comment couper et assembler les morceaux de tissus.
- Nous trouverons bien une étoffe qui lui convienne en boutique ! ajouta Johann qui semblait las de leur promenade. Si nous rentrions maintenant, il se fait tard !
Aela posa ses yeux sur une pendule de bronze surmontée d'anges musiciens :
- Effectivement ! constata-t-elle. Il est six heures ; nous n'avons pas vu le temps passer.
C'était la première fois de sa vie que Marie-Louise voyait un tel objet et il la fascina. Il y avait tant de jolies choses à contempler dans ce salon qu'elle aurait voulu y demeurer, pour mieux l'observer et graver à jamais dans sa mémoire chacun de ces détails.
Enchantée par cette nouvelle rencontre, Françoise promit de revenir dès qu'elle le pourrait.
- Merci infiniment pour cette journée, Johann, s'exclama-t-elle en sortant de l'atelier de la couturière.
- Dieu est fidèle ! lui répondit le vieillard, satisfait de cette sortie dominicale.
[1] Égouts à ciel ouvert.
[2] Eaux usées contenant les excréments.
[3] Vieille locution servant à qualifier une des caractéristiques attribuées aux Bretons par les habitants de la France qui les trouvaient particulièrement têtus.
[4] Commune du Finistère à 89 kilomètres de Saint-Brieuc.
[5] Goémon flottant dans un mètre d’eau, arraché par les coups de vent.
[6] Evan est la forme celtique de Yohanan, signifiant : Dieu est miséricorde. Soa est un diminutif breton signifiant : Libre.
[7] En 1847, un mécène nommé Magnin, permit au Stéphanois B. Thimonnier de fabriquer les premières machines à coudre perfectionnées en nombre. Ce n'est qu'en 1851 aux USA qu'apparurent les célèbres Singer.
[8] Ouvrière dans un atelier de haute couture, appelée aussi "petites mains". Ce terme vient de la contraction des mots "midi" et "dînette", signifiant "celles qui font la dînette à midi", autrement dit qui mangent à l’extérieur de leur foyer.
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