vendredi 6 septembre 2024

Chapitre 7 : Va pour toi

 


Chapitre 7

Va pour toi

 

Le lendemain matin, Françoise se leva à l'aube, décidée à nettoyer et ranger la maison de Johann de fond en comble. Toutefois, elle était préoccupée par le sort de sa cadette : si elle ne pouvait pas l'envoyer à l'école des filles de la Providence, qu'allait-elle faire d'elle ? Elle ne voulait pas que la fillette soit une charge pour leur hôte, mais elle ne voulait pas non plus risquer de l'envoyer travailler dans un lieu où elle serait maltraitée. Elle était encore si chétive et naïve ! Décidée à demander conseil au vieil homme, elle profita que Marie-Louise dorme encore pour lui partager son souci :

- Johann, je suis ennuyée, lui confia-t-elle, alors qu'ils prenaient ensemble leur café au lait.

- Vous voulez déjà repartir ? la questionna le vieil homme, pensant que ses aveux de la veille avaient effrayé la jeune fille.

- Non, objecta-t-elle. Pour le moment, je suis prête à effectuer tout le travail que vous me donnerez à faire, même si ce n'est que pour le gîte et le couvert, mais…

- Dites-moi ! l'encouragea-t-il, alors qu'elle ne savait comment lui expliquer ses tourments. Je suis tout ouïe.

- C'est à propos de Marie-Louise… commença-t-elle. J'ai compris qu'il était inutile d'essayer de la confier aux sœurs de la Providence, mais je ne sais quoi faire d'elle. Je ne veux pas qu'elle traîne toute la journée dans vos jambes à ne rien faire, et je crains de l'envoyer travailler… c'est un vrai dilemme !

- Ah, ce n'est que ça ! soupira Johann soulagé. J'y ai réfléchi aussi, vous savez ! Ce que je propose, c'est que jusqu'à ses quatorze ans, elle passe ses matinées avec moi à étudier. Comme les clients se font rares, je pourrai toute à la fois les servir et m'acquitter de mes devoirs de précepteur ; et l'après-midi, j'enverrai votre sœur chez Aela pour qu'elle apprenne à coudre, tout en faisant quelque ménage chez elle. Ensuite, nous aviserons, car elle sera alors plus mûre et armée pour aller travailler…

- Vous croyez qu'Aela acceptera ? s'émut Françoise.

- Bien sûr, affirma Johann. Cela lui fera de la compagnie. Et j'ai remarqué, hier, combien votre jeune sœur était subjuguée par son atelier !  

Voulant activement changer cette ville où la misère et la mendicité se rencontraient à chaque pas, et où l’ignorance était telle que les trois quarts de la population ne savaient ni lire ni écrire, Johann était prêt à de nombreux sacrifices. Il rêvait du jour où les lignes ferrées rapprocheraient cette région du reste de la France et où la connaissance répandue dissiperait l'obscurantisme. Et bien plus encore, il rêvait que Dieu accorde bientôt aux pasteurs la pleine et entière liberté de prêcher pour répandre dans cette ville la connaissance de l’Évangile !

- Si Mademoiselle Aela est d'accord, je le suis aussi ! accepta la jeune fille.

Tandis que Françoise partit remplir plusieurs seaux d'eau à la fontaine, Johann monta joyeusement au grenier pour y chercher toutes les fournitures scolaires nécessaires à sa future élève. Ressortir les ouvrages de lecture, de mathématiques et de leçons de choses de ses vieilles malles le rendit tout guilleret. Décidemment, cette jeune compagnie lui redonnait de l'espoir et de l'ardeur à l'ouvrage !

Il se surprit même à siffler et à chantonner en installant cahiers, plumier, craies et ardoise sur la table de la cuisine.

- Vous êtes bien joyeux aujourd'hui ! constata Marie-Louise qui venait de se lever. Oh, mais c'est quoi tous ces livres ? Et où est Françoise ?

- Ne t'inquiète pas, tenta de la rassurer Johann. Ta sœur est partie puiser de l'eau à la fontaine et tout ce matériel est maintenant pour toi !

- Pour aller à l'école des filles ? blêmit la fillette.

- Non ! C'est moi qui te ferai la classe chaque matin et l'après-midi, je pense que tu iras travailler chez Mademoiselle Aela !  lui répondit Johann d'un air triomphant.

- Vous avez réussi à convaincre ma sœur ? s'émut la fillette, la gorge nouée.

- Nous avons pris cette décision ce matin ! conclut Johann avant de lui servir un bol de café au lait et une large tartine de pain beurré. Dépêche-toi à présent ! Désormais, il te faudra te lever bien plus tôt pour étudier.

Ravie, la fillette mangea et but aussi vite qu'elle put, sans prendre garde à sa sœur qui allait et venait, maniant balai et chiffons autour d'elle. Pour commencer, le vieil homme pria pour remettre leur journée entre les mains de Dieu. Puis, il ouvrit la grosse bible illustrée et lut :

- Par la foi, Abraham, étant appelé, obéit pour s’en aller au lieu qu’il devait recevoir pour héritage ; et il s’en alla, ne sachant où il allait[1].

- Nous reprenons l'histoire d'Abraham ! se réjouit la fillette.

- Écoute ! fit Johann. "Va !" fut la première injonction adressée par Dieu à Abraham. Ce fut par ces paroles que l’Éternel se révéla à lui, et lui donna ses instructions, auxquelles étaient associées de grandes promesses de bénédiction. Cet appel divin impliquait une réponse de la part d'Abraham. Il réclamait un choix et une décision personnelle, mais cela indiquait aussi que l'obéissance du patriarche serait dans son intérêt, pour son bonheur. Cette vie, à laquelle Dieu appelait Abraham, était complètement nouvelle et inconnue, c'est pourquoi il devait y entrer par la foi, laissant derrière lui son passé, et tout ce qui l'y rattachait et le rassurait. La foi, vois-tu Marie-Louise, cela signifie accorder une totale confiance dans les paroles de Dieu. C'est croire que ce qu'il dit est vrai et que ses promesses vont s'accomplir.

- "Va" signifie : sois courageux et va-t'en ? demanda timidement la fillette.

- Non, en réalité, cela signifiait : Va pour ton bien vers ton véritable être, ton être le plus élevé, celui que tu ne pourrais atteindre par toi-même, cet être glorieux, régénéré, sans tache ni ride... Évolue au-delà et même peut-être à l'inverse de celui que tu es maintenant, de ton caractère et de ton identité marqués par tes ancêtres et le péché, ton éducation païenne, tes mauvais maîtres et tes amis corrompus... au-delà de ton instinct, de ton environnement et de tes raisonnements humains, au-delà de ta volonté propre et de tes désirs naturels ! Il te faut changer tes habitudes, pour désormais marcher par la foi, à l'écoute de Dieu, et devenir celui qu'il veut que tu sois...

- Waouh ! s'exclama la fillette qui ne s'attendait pas à une si belle promesse de voyage.

- Et cet ordre divin se résume en une jolie expression hébraïque, la langue originelle dans laquelle ce texte fut écrit : Lekh lekha !

- Quoi ? s'étrangla Marie-Louise. Qu'avez-vous dit ? L'air les rats ?

Tandis qu'elle blêmissait et écarquillait les yeux, comme si elle venait de voir un fantôme, Johann répéta lentement et à voix basse :

- Lekh lekha !

Se levant tel un pantin à ressort, elle tira sur le tablier de son aînée en criant :

- Françoise ! Françoise ! C'est ce que m'a dit le mendiant qui s'était assis sous notre pommier. Il m'a dit : "Lekh lekha, Marilou" ! C'est cela ! Il me l'a dit, et il me l'a aussi répété lorsque nous sommes sorties de l'église de La Trinité-Porhoët, juste avant que nous ne montions dans la charrette d’Hyacinthe…

- Oh ! Calme-toi ! s'alarma Françoise. Qu'est-ce que tu racontes ?

Mais la fillette ne parvenait pas à s'apaiser. Tournoyant autour de sa sœur, elle s'égosillait, tentant de lui expliquer tout ce que lui avait raconté le vieux vagabond.

- Il faut que tu respires ! la gronda Françoise, alors que sa cadette, rouge et échevelée, s'énervait que personne n'arrive à comprendre ses propos décousus. 

D'un regard plein d'attentes, la jeune fille chercha l'aide de son hôte. Le vieil homme, qui percevait quelques bribes du récit de Marie-Louise, crut comprendre. Versant un verre d'eau fraîche à l'enfant, il la fit assoir sur un banc et demanda à son aînée de les laisser seuls. D'une voix bienveillante, mais ferme, il la pria de se calmer et de lui raconter ce qui lui était arrivée dans le potager de sa mère. Inquiète, Françoise obéit néanmoins aux ordres de Johann et monta nettoyer les chambres.

Reprenant son souffle, Marie-Louise raconta que le matin où leur longère avait été vendue à leur petit cousin, elle était allée se promener dans le jardin de leur mère. Elle expliqua que le potager était vide, car le mildiou et les chancres avaient tout détruit.  Mais ce jour-là, sous le plus gros des pommiers, était assis un vieil homme aux longs cheveux blancs, habillé de guenilles. Elle relata comment il lui avait adressé la parole, en s'extasiant sur la beauté de l'arbre :

- On aurait dit qu'il était aveugle et qu'il ne voyait pas l'état pitoyable de notre jardin, dit Marie-Louise, comme si elle revivait à nouveau la scène. J'ai pensé qu'il était fou, alors j'ai essayé de le chasser, en lui expliquant qu'il ne trouverait rien à manger ici. Peine perdue ! Il ne m'a pas écoutée. Au contraire, il a dit qu'il était venu me donner une leçon de nature. Mais croyez-moi, il n'avait rien d'un instituteur ! Il m'a demandé si je croyais que les plantes fanées pouvaient me parler… Alors je me suis pincée pour m'assurer que je ne rêvais pas, mais il était bien là, face à moi, dans ce potager dévasté ! Puis, il m'a demandé pourquoi le pommier, le poirier, les fraisiers, et la rhubarbe étaient morts. Il ne voulait pas entendre que c'était à cause des maladies. Il m'a expliqué que c'était à cause de l'envie et de la jalousie que ces plantes éprouvaient les unes vis-à-vis des autres. Et soudain, j'ai aperçu un joli bouquet d'hortensias roses au milieu de ce jardin tout flétri. J'ai pensé que ces fleurs étaient une exception à sa règle et que je pourrais le piéger, mais il m'a expliqué qu'elles étaient épanouies parce qu'elles s'étaient dit que si leur créateur, si riche, si puissant et si sage, avait voulu quelque chose d'autre à leur place, il l'aurait planté. Si donc, il les avait plantées, c'est qu'il les voulait telles qu'elles étaient. Alors, elles avaient décidé d'être les plus belles possibles pour lui… Ensuite le mendiant m'a dit : "Lekh lekha, Marilou !" et quand je me suis tournée vers lui pour lui demander qui était ce créateur et où il était, il avait disparu.

Marie-Louise marqua une pause pour boire une gorgée d'eau et reprit :

- Le jour où nous avons quitté notre longère pour toujours, j'ai revu ce mendiant devant l'église de La Trinité-Porhoët, et il m'a encore répété : Lekh lekha, Marilou ! Comment pouvait-il connaître mon nom ? Et pourquoi donc est-il venu dans notre potager pour me donner cette leçon de nature ? Qui était ce mendiant ? Pourquoi se trouvait-il encore sur mon chemin, avant que nous ne montions dans la charrette d’Hyacinthe ? Je ne comprends pas toute cette histoire ! Je croyais que ce vieux vagabond me parlait de l'air et des rats, ou qu'il divaguait dans un patois que je ne connais pas… et vous me dites que c'est écrit dans la bible. Johann, qu'est-ce que tout cela signifie ?

- As-tu compris Marie-Louise que tu étais cette fleur rose au milieu d'un monde malade, envahi par les chancres et les ronces ? la questionna le vieil homme, les larmes aux yeux. As-tu compris que malgré la disette, la maladie et la mort, tu es vivante grâce à Dieu ? As-tu réalisé que ton créateur, le Dieu Tout-Puissant, le Dieu d'Abraham et mon Dieu, a les regards sur toi ? C'est lui qui t'a envoyé ce mendiant, même si je ne sais s'il était un ange ou un juif errant… C'est lui qui t'a envoyé la charrette d’Hyacinthe pour vous amener dans cette ville, et c'est lui encore qui vous a envoyé Jobic pour vous guider jusqu'à moi…

- C'est lui qui nous a ouvert les portes de votre maison, ajouta la fillette larmoyante.

- Et les portes de mon cœur, renchérit Johann.

 

Suite

[1] D'après l'épitre aux Hébreux 11.8.

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