mercredi 25 septembre 2024

Belle rencontre aux Rouvalets

 


Chapitre 10

Dimanche 14 juillet[1]1872

Belle rencontre aux Rouvalets

 

Bien plus qu'Eugénie l'avait imaginé, ce fameux dimanche passé sur l'île de l'Epinette eut des répercutions marquantes sur le reste de sa vie.  François et Louis se retrouvèrent en effet à plusieurs reprises, sur les bords de la Seine pour pêcher ou jouer au croquet, en compagnie d'Alphonse et Napoléon. Subrepticement, une longue amitié, qui allait durer une vingtaine d'années, venait de naître[2]. Mais Eugénie, qui n'en savait rien encore, espérait seulement que ces sorties en plein air continueraient longtemps, afin que le cabaret des 11 damiers ne redevienne pas leur quartier général à l'automne. Elle appréciait d'autant plus la sobriété de son mari, qu'elle était de nouveau enceinte[3]. Mais elle gardait ce secret pour elle, laissant Louis savourer cet été insouciamment. Avant d'accueillir un nouveau bébé, elle aurait aimé se rendre à la ferme des Bellamy et terminer son enquête familiale du côté de Pont-de-l'Arche.

Le 13 juillet, Esther lui donna une nouvelle opportunité de participer au culte. Et cette fois, puisque Louis était occupé à un grand concours de pêche, organisé sur l'île de l'Epinette, il accepta que son épouse se rende, avec Madame Stroh, à la ferme des Rouvalets pour y chanter et prier.

Piaffant d'impatience, Eugénie réajusta son fichu et sa cornette de linon[4] bordée de dentelle, d'un geste fébrile. Elle lissa son long tablier en siamoise[5] bleue et chaussa ses bottines. Dans un panier de jonc tressé, elle avait préparé des changes pour Albert, s'apprêtant à passer la journée aux Rouvalets. D'un geste saccadé, témoignant de sa nervosité, elle berçait son bébé. Elle attendait l'arrivée d'Esther, qui lui avait promis de venir la chercher avec sa carriole. Elle jubilait de ne pas avoir à courir au son des matines[6] et chercher une place loin de la nef de l'église Saint-Jean, réservée aux notables de la ville. Mais avec simplicité de cœur et sans distinction, elle se retrouverait dans une grange transformée en église, en compagnie de bonnes et d'ouvriers, ainsi que de familles de contremaîtres Elbeuviens, Bretons et Alsaciens. C'est dans cette joyeuse expectative, qu'elle monta dans la carriole d'Esther, déjà bondée d'une multitude hétéroclite qui chantait à tue-tête des cantiques populaires, bien différents des hymnes aux paroles insondables, chantées dans les églises de la ville. L'air béat, Eugénie les dévisageait en essayant de mémoriser quelques refrains, jusqu'à ce qu'ils arrivent à la ferme, où Hyacinthe les attendait en jouant de la bombarde. Ils se mirent alors à chanter à plusieurs voix un chœur qui l'émut aux larmes et la fit frissonner :

 - Seigneur, que n'ai-je mille voix pour chanter tes louanges, et faire monter jusqu'aux anges les gloires de ta croix[7]

Emportée par la foule des croyants, elle se laissa entrainer jusqu'à la grange et se retrouva assise face au pupitre sur lequel était posée la bible d’Hyacinthe. Serrés les uns contre les autres, elle avait la sensation que les croyants ne formaient plus qu'un seul corps, comme une arche flottant sans effort dans les flots, au rythme des chants enivrants. Transportée par cette houle, elle s'imagina danser une valse folle sur les eaux, ses deux mains soudées à celles du Christ, percées. Elle se projeta à ses côtés, enlacée, soulevée, éclaboussée par son sourire glorieux qui la traversait, jusqu'à ce que la musique cesse et que le silence vienne l'arracher de ces bras célestes. Son regard larmoyant se pencha sur Albert, qui dormait paisiblement sur ses genoux :

- Ô Guieu, qué sens dounner à ma vie ? pria-t-elle en son for intérieur. Es-tu vraiment en train de m'raconter une belle histoire aveu tout cha que j' vais et ressens ?

Quand elle releva la tête, une femme, assise à sa droite, lui sourit. Bien qu'elle ait conservé une forme de candeur juvénile et enthousiaste, elle semblait proche de la quarantaine. Elle avait noué ses longs cheveux châtains nuancés de mèches dorées en chignon, ce qui lui donnait un élégant port de tête et un aspect calme et circonspect. Ses yeux, d'un bleu délavé, baignés de lumière, éclairaient son teint pâle et adoucissaient son visage. Pleine d'affection, elle lui tendit la main et se présenta :

- Je m'appelle Marie-Louise Petit, mais tout le monde ici me surnomme Marilou[8], chuchota-t-elle, alors qu’Hyacinthe était sur le point de commencer son sermon.

- La Marilou qui demeure o Saint-Aubin-Jouxte-Boulleng ? lui demanda Eugénie. Eul Hyacinthe m'a causé d'vos…

- Y'a là mon mari Désiré et mes enfants : Joséphine, Clémence, Hyacinthe, Marie, Charles, et Lucie[9], la petite dernière, qui est sur les genoux de notre aînée, lui répondit-elle en lui présentant sa grande famille avec fierté.

D'un geste de la tête, Eugénie les salua, puis écouta avec attention la lecture qu’Hyacinthe fit dans la première épitre de Jean, au chapitre quatre, du verset sept au verset dix-sept. À lui seul, ce texte répondait déjà à la question qu'Eugénie se posait depuis quelques mois, mais le brave fermier ne s'arrêta pas là :

- Dieu est en train de nous raconter son histoire d'amour, au fil de ses révélations. Dieu est. Il a toujours été. Il est sans fin. Éternellement amour. Baignant de toute éternité dans l'amour. Uni au fils et au Saint-Esprit dans ce glorieux amour. Et son cœur aimant aspire à nous inclure dans cette passion pleine de vie et de joies infinies. C'est pourquoi il nous a créés à son image et selon sa ressemblance, capables de recevoir et de répandre son amour. Soyons confiants. Ne nous engageons pas dans une course folle et malheureuse pour obtenir des autres ce que seul Dieu peut nous procurer. Cette voie large et insensée conduit à la misère et à une vie aride d'amour. En expérimentant cette misère le long du chemin, certains cherchent des soulagements dans l'argent, les biens, l'alcool ou les divertissements, d'autres se protègent des autres au lieu de se donner aux autres ; mais tous recherchent le plaisir des choses secondaires, en confondant le bonheur qu'elles procurent avec le bonheur supérieur des choses prioritaires et essentielles au réel bonheur. Tout être humain a été conçu avec le désir d'aimer et d'être aimé, et avec la nécessité d'être rempli de toute la plénitude divine. C'est cela le seul et vrai bonheur capable de combler un cœur vide. Dieu nous a créés pour que nous jouissions de ce bonheur, voilà pourquoi tous ceux qui le négligent ou s'en détournent mènent une vie de solitude et de misère. Leur rébellion et leur égocentrisme les plongent dans le désarroi. Si tel est votre cas, sentez votre misère ! Sentez combien vous avez dérivé loin du bonheur que Dieu voulait vous offrir dans sa sainte présence ! Arrêtez votre course folle et repentez-vous, vous apprécierez alors son amour divin comme le bien suprême ! Racontez son histoire en vivant en communion avec ceux qui marchent sur son chemin étroit ! Considérez votre vie d'un point de vue céleste, à la lumière de sa gloire, et vous serez rayonnants de joie ! Persévérez sur le chemin étroit au-delà du soleil ! Entendez l'histoire que Dieu vous raconte et aspirez à connaître Christ et à le faire connaître. Alors le Saint-Esprit formera en vous l'image du Christ jusqu'au jour où vous le contemplerez face à face. Fixez vos yeux sur lui, vivez cette grande histoire d'amour et battez-vous pour elle ! C'est pour cela que vous êtes en vie.

Après avoir annoncé ce court sermon, Hyacinthe convia l'auditoire à prier pour répondre à son appel enflammé, puis les musiciens jouèrent avec entrain un hymne de Wesley intitulé "Réjouis-toi":

- Chrétien, réjouis-toi ! Tressaille d’allégresse, car ton Sauveur est roi : regarde à lui sans cesse. En son amour, chrétien, réjouis-toi, réjouis-toi toujours ! Exalte le Seigneur : il a sauvé ton âme ! Dieu l’a comblé d’honneur après la croix infâme…

Combien ce petit chant faisait écho à la paix et à la joie qui inondaient l'âme d'Eugénie ! Elle se sentait si heureuse que ses bottines ne semblaient plus toucher le sol. Il fallait pourtant qu'elle reprenne ses esprits, car les croyants avaient soudain quitté leur place et s'apprêtaient à transformer la grange en salle à manger. Lucie Bellamy, tel un chef d'orchestre administrait tout ce petit monde de façon admirable ; tant et si bien que tables, bancs, nappes et vaisselle furent rapidement dressés, prêts à accueillir une bonne trentaine de convives.

- A table ! cria-t-elle en virevoltant, entourée de sa fille Rose et de ses amies Marie-Louise, Joséphine et Clémence Petit, qui apportaient des marmites remplies.

- Vos maquez tous les dimanches par ensembye ? s'étonna-t-elle en s'adressant à Esther Stroh.

- Oui ! Nous mettons nos marmites et nos gâteaux en commun. Regardez Luzie et Marilou ont concocté un far breton et un kig ha farz : le fameux pot-au-feu breton avec son jarret, zes os à moelle, zes plats de côtes et za poitrine de porc, agrémentés de légumes. D'autres ont rapporté des flammekuechen[10] et des bretzels…

- Qué flopée d'maquer[11] ! s'extasia Eugénie, en prenant place autour de la table.

- Dieu nous a donné une grande famille et des jardins d'abondance ! renchérit Marie-Louise en s'asseyant à ses côtés.

- Quelle grâce ! s'extasia Eugénie en serrant son bébé tout contre elle.

- Voulez-vous que je vous raconte comment Dieu s'est révélé à ma pauvre vie d'orpheline, et comment il m'a conduite jusqu'à Saint-Aubin-jouxte-Boulleng, où se sont finalement accomplies toutes ses promesses[12] ? lui demanda Marie-Louise Petit.

- Je n'vas pas enconte de vous[13], lui répondit Eugénie assoiffée de connaître les œuvres que Dieu pouvait réaliser dans une vie. Mei itou j'syis orpheline, et j'veux arker dauns l'qu'min de Guieu[14].

- Ceux qui ont goûté aux dons célestes ont connu la preuve de son amour ! lui répondit Marie-Louise, pleine d'enthousiasme, avant de passer une bonne partie de l'après-midi à raconter les multiples interventions divines qui s'étaient accomplies dans son enfance et sa jeunesse avides de sens et d'amour.

- Elles ze zont bien trouvées zes deux-là ! s'exclama Esther en les rejoignant. Elles zont rapidement defenues inzéparables ! Dézolée de mettre fin à fos partages, mesdames, mais z'est l'heure de rentrer.

Chagrinées que leur discussion à bâtons rompus prenne fin, les deux femmes se serrèrent chaleureusement dans les bras l'une de l'autre, et promirent de se revoir bientôt. En quittant la ferme des Bellamy, non seulement Eugénie repartit les bras chargés de bretzels et de far, mais surtout, elle avait le cœur plein de souvenirs inoubliables. Son âme était tellement remplie d'espoir et de joie, qu'elle avait la sensation de voler au-dessus du sentier qui redescendait des Rouvalets. Son regard brillait de mille étoiles, comme le pissenlit auréolé de gloire qu'elle avait admiré dans son rêve, autrefois. La présence de Dieu était si palpable et son amour si effectif dans la vie de tous ses nouveaux amis, qu'elle ne pouvait plus en douter. Elle avait trouvé le chemin. Elle avait dansé avec Christ sur les flots. Comme jamais, elle se sentait invincible, débordante de vitalité, et comblée d'amour. Elle pensait alors que cette sensation de complétude divine ne varierait jamais, mais c'était sans compter tous les obstacles qui allaient se dresser sur son sentier.

 

 
 
 

[1] La date du 14 juillet ne fut choisie qu'en 1880 pour devenir fête nationale.

[2] François Blanger et Constance Prévost se marièrent le 18 août 1873 et ils eurent une fille en mars 1876. Ils la nommèrent Louise. Elle fut sage-femme et se maria en juin 1897 avec l'un des fils d'Eugénie et Louis Dorival : Eugène, né en décembre 1875. De l'union de Louise et Eugène naquit mon grand-père maternel, Henri, en 1902.

[3] La date de conception avoisine ce fameux 9 juin 1872.

[4] Tissu de lin ou de coton fin et transparent.

[5] Légère toile de soie et de coton mêlés, peinte ou imprimée.

[6] Son de la cloche appelant à la première partie de l'office qui se disait au point du jour.

[7] Paroles de Charles Wesley.

[8] Personnage principal du roman "Lekh lekha Marilou" de Sophie Lavie.

[9] Joséphine (fille de Jobic) avait alors 19 ans, Clémence 16 ans, Hyacinthe 13 ans, Marie 11 ans, Charles 9 ans et Lucie 2 ans.

[10] Tartes flambées aux oignons et lardons d'origine Alsacienne.

[11] En patois normand : Quelle abondance de nourriture !

[12] Cf. "Lekh lekha Marilou" de Sophie Lavie.

[13] En patois normand : je ne dis pas le contraire.

[14] En patois normand : Moi aussi je suis orpheline, et je veux marcher dans le chemin de Dieu.

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