Mardi 7 mai 1872
Esther Stroh rejoignit rapidement Eugénie, et elles se dirigèrent vers le parc attenant l'ancien château des Ducs[1], transformé en jardin public par la municipalité. C'était un lieu de promenade arboré et un terrain de jeu pour les enfants, qui dominait la rue de l'Hospice et offrait de beaux panoramas sur la ville. Elles s'assirent sur un banc qui faisait face à une pièce d'eau où nageaient quelques cygnes. Eugénie décida d'allaiter son bébé avant qu'il ne vocifère et effraye tous les palmipèdes de ce lieu paisible.
- Que faisiez-fous donc à la porte de zet orphelinat ? la questionna Esther, intriguée.
- J'ons grandi-là, lui répondit Eugénie penaude. J'syis orpheline… et j'me d'mande a d’où qu'je viens…
- Afez-fous eu fos réponzes aujourd'hui ? lui demanda Esther vivement intéressée par la quête de la jeune femme.
- Hélas, non ! rétorqua Eugénie agacée par la mauvaise volonté de la sœur qui l'avait si mal accueillie.
- Et pourquoi zela ? s'enflamma la petite Alsacienne, prête à en découdre.
- j'syis point majeure… j'puis don rien saver…
- Foulez-fous que je me renzeigne pour fous ? Ma chère, la bible dit que nos bonnes œuvres, inspirées par la foi et l'amour, nous zuivent. Or, depuis que je zuis arrivée à Elbeuf, j'ai eu à cœur de donner du linge et des fêtements à zes orphelines. J'ai quelques influenzes sur ces zœurs, je pourrais l'utiliser pour fous aider…
- Vos pouvaez essayer… fit Eugénie dubitative.
- Hauts les cœurs, jeune dame ! s'écria Esther. À Dieu tout est possible !
Eugénie sourit en la voyant s'éloigner vers l'orphelinat de la Providence, amusée par la fougue enthousiaste de cette petite femme, pleine de miséricorde. Tout en berçant son bébé, elle plongea son regard ému sur l'étang, apaisée par la beauté des grands cygnes qui glissaient sur les flots poudrés.
Neuf heures sonnèrent à l'église Saint-Etienne. Elle aurait tant aimé remonter le temps et avoir connu Esther plus tôt. Certainement, elle aurait été une bonne conseillère et une sage compagne qui l'aurait aidée à trouver son chemin dans les méandres de cette ville sordide. Peut-être n'aurait-elle alors pas succombé aux avances insistantes de Louis ?
Un gémissement d'Albert lui fit regretter cette éventualité. Elle aimait tant son fils qu'elle ne pouvait envisager sa vie sans lui.
- Jésus ! murmura-t-elle comme un appel plein de foi et d'espoir, lancé jusqu'au ciel, et réclamant une réponse concrète.
- Eugénie ! entendit-elle crier au loin.
Le cœur battant, elle se retourna et vit Madame Stroh qui courait vers elle en brandissant triomphalement une grande enveloppe. Son visage s'empourpra et son cœur s'emballa. Posant précipitamment son enfant dans le charriot, elle resta là, debout, cramponnée au banc, comme paralysée :
- J'ai gagné ! exultait Esther en faisant tourbillonner sa longue jupe de lainage mauve, assortie à son corsage.
Lorsqu'elle se retrouva face à Eugénie, elle reprit son souffle et rattacha quelques mèches rebelles à son chignon défait. La rougeur de ses joues faisait ressortir ses nombreuses taches de rousseur et ses yeux d'un vert émeraude. Avec un large sourire triomphal, elle tendit l'enveloppe à la jeune orpheline.
- J'save point lire ! s'étrangla-t-elle, à la fois impatiente et craintive.
- Je ne zais lire que l'alsazien, répliqua Esther, ennuyée. Mais je connais quelqu'un qui pourra fous aider ; il habite à quelques rues d'izi, derrière l'hozpize et en face de l'église Zaint-Etienne. Il z'appelle François Blanger et il est écrivain public, rue Sevaistre Aîné. Fous le connaizez ?
Eugénie hocha la tête en signe de négation, mais accepta l'offre d'Esther. Après tout, personne ne l'attendait au cafouret et elle était prête à parcourir des kilomètres pour retrouver la trace de ses parents.
- Si vos devaez bionner[2], j'puis y aller tout seû, rétorqua-t-elle en ne voulant pas abuser de la gentillesse de la charmante Alsacienne.
- Za ne fous dérange pas ? J'ai quelques achats à faire…
- Non ! J'vos remercie biaucoup ! l'assura-t-elle alors que Madame Stroh la serrait dans ses bras.
Encouragée par ce geste d'affection, Eugénie remonta la rue de l'Hospice au pas de course, puis tourna sur sa droite avant d'arriver à la place Saint-Louis. Elle ne connaissait pas ce dédalle de petites venelles, mais elle se repéra grâce à l'imposante église de style gothique, construite en pierre de taille calcaire, finement sculptée. Elle imaginait que l'écrivain public ressemblait à un vieil instituteur, sévère et sec comme un coup de trique[3] ; mais quoi qu'il en soit, elle était déterminée à découvrir les secrets que contenait la précieuse enveloppe cachetée. Dans la rue Sevaistre Aîné, elle aperçut une petite table en bois devant laquelle était rangée une chaise, et elle se dit que le fameux écrivain devait habiter là. Prenant une grande inspiration, elle frappa à la porte et un grand gaillard au sourire charmeur lui ouvrit.
- Boujou Maâme !
- Je… je cherche… l'écrivain public, bégaya-t-elle, impressionnée par la carrure du jeune homme et son regard bleu, à peine voilé par son chapeau haut-de-forme.
- C'est moi ! lui répondit-il, avec un sourire un tantinet moqueur.
- Quiqu' cha coûte piur lire cha[4] ? lui demanda-t-elle en lui tendant l'enveloppe.
- Je peux l'ouvrir ? s'assura-t-il en lui prenant des mains.
Elle hocha la tête en signe d'acquiescement, et d'un geste sûr, il prit son coupe-papier pour ouvrir la missive. Puis il la lut en silence, avant de convier Eugénie à s'assoir.
- Je comprends l'importance de ce courrier pour vous. Vous l'avez récupéré à l'orphelinat de la Providence ?
- Voui, fit-elle toute tremblante.
- Cette lettre dit que vous vous appelez Eugénie Buquet… et que vous êtes la fille de Louise Buquet, qui est née le 10 novembre 1826 à Pont-de-l'Arche, dans l'Eure. Il est précisé qu'elle est décédée le 11 avril 1853, à l'âge de 26 ans, de la variole. Elle était chaussonière[5] et mère célibataire.
- Je savais point si ol éteit morte en couche… murmura-t-elle, hébétée.
- Non, la reprit François avec douceur. Il est écrit là que vous êtes née le 3 octobre 1851 chez vos grands-parents, et que c'est votre grand-père qui vous a amenée à l'orphelinat le 15 avril 1853.
- Et ch'est tout ? demanda Eugénie, hébétée.
- Non, il est aussi précisé les noms de vos grands parents : Votre grand-père Louis Buquet est né le 28 juin 1804 et il est décédé le 28 mars 1861, à l'âge de 56 ans. Il était bonnetier basestamier[6]. Et votre grand-mère s'appelait Victoire. Elle est née en 1803 et décédée en 1836, à l'âge de 33 ans. Elle était couturière. Vos grands-parents et votre mère ont toujours vécu à Pont-de-l'Arche.
- O Pont-de-L'arche ? répéta-t-elle, étonnée. Mun grand-père a été veuf be jeune, et ma mé est morte be jeune itou… remarqua-t-elle, consternée par cette nouvelle.
- C'est difficile pour un homme seul d'élever une toute petite fille…
- Il n'avait point d'aut' éfan qu'ma mé ? lui demanda-t-elle.
- Ce n'est pas écrit… il n'y a pas d'autre information. Je suis désolé, s'excusa François en lui rendant sa lettre. À part…
- À part ? répéta-t-elle, pleine d'espoir.
- Il est aussi stipulé qu'une médaille et une pipe en écume de mer Bacchus accompagnaient ce courrier.
Elle acquiesça en lui montrant le pendentif autour de son cou, et lui expliqua qu'elle avait donné la pipe à son mari.
- Merci, quiqu' cha coûte ? réitéra-t-elle, alors encore bouleversée par toutes ces révélations.
- Rien, répondit-il, en plongeant ses yeux humides dans les siens. Absolument rien. Je suis ravi de vous avoir rendu ce service. Soyez bénie Maâme !
- Merci ! répéta-t-elle avant de repartir à toute allure vers son cafouret.
Onze heures venaient de sonner à l'église Saint-Etienne et Albert commençait déjà à pleurer pour réclamer la tétée. Eugénie eut juste le temps de remettre du bois dans le poêle, pour réchauffer sa marmite de soupe, puis d'allaiter Albert, avant que Louis ne rentre pour sa pause de midi et demi. Comme il semblait de bonne humeur, elle tenta de lui parler de sa quête matinale et de ses découvertes. Mais il écouta ses explications d'une oreille distraite, s'étonnant que son épouse puisse faire confiance à une inconnue, de surcroît Alsacienne.
- De quoi ol s'mêle, c'téla ? grogna-t-il en avalant bruyamment sa soupe. Quiqu'a nous veut ?
- Bos ! Tu vais eul mal partout ! Et eul segrétaire m'a même point d'mander d'pèyer[7] ! renchérit-elle.
-Queû adon qu't'âs, tei ! Quiqu'tu li âs fait al segrétaire piur qu'il t'lise cha tout de go[8] ?
- Freme ta goule, ta soupe va fraidir[9] ! lui lança-t-elle, exaspérée par ses remarques suspicieuses.
- Il est biau l'segrétaire ? insista-t-il pour la taquiner.
- Ch'est tei qu'est biau aveu ta soupe plein la moustache ! se moqua-t-elle à son tour. Décanille-tei plutôt qu'd' riocher[10].
Quand elle se retrouva seule dans son cafouret, Eugénie repassa sur son cœur les révélations que François Blanger lui avaient confiées. Elle n'avait alors qu'un seul désir : se rendre à Pont-de-l'Arche pour poursuivre son enquête et trouver des membres de sa famille qui pourraient lui en dire davantage sur ses parents.
[1] Avant la Révolution française, ce château était la résidence de Charles Eugène de Lorraine, Duc d'Elbeuf, Prince de Lambesc.
[2] En patois normand : Si vous avez du travail à faire…
[3] Grand et maigre, comme un bâton.
[4] En patois normand : combien ça coûte pour lire ça ?
[5] Ouvrière qui fabrique des chaussons de toile.
[6] Ouvrier qui fabrique des bas et des bonnets en laine ou en coton tricoté.
[7] En patois normand : Bah ! tu vois le mal partout ! Et l'écrivain public ne m'a même pas fait payer !
[8] En patois normand : Quelle chance tu as, toi ! Qu'est-ce que tu lui as fait à l'écrivain public pour qu'il te lise ça si facilement ?
[9] En patois normand : Ferme ta bouche et mange à satiété.
[10] En patois normand : Dépêche-toi plutôt que de rire malicieusement.
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