mercredi 25 septembre 2024

La ferme des Bellamy

 


Chapitre 5

Vendredi 29 mars 1872

La ferme des Bellamy

 

La semaine sainte[1] fut pluvieuse, alors Eugénie surmonta ses irrépréhensibles envies d'aller marcher dans la campagne et resta enfermée dans son cafouret. Avec les sous que Louis lui avait donnés, elle avait acheté un berceau en osier à une gitane qui les fabriquait sur le marché de la place Lécallier ; puis elle avait passé son temps à coudre et à broder de jolis draps pour son bébé. Florence – une des sœurs de Louis - lui avait pourtant déconseillé de tout préparé avant la naissance. Il faut dire qu'à cette époque les superstitions se mêlaient à tous les évènements de la vie courante. Ainsi, comme la plupart des gens, Florence croyait que si une femme enceinte tranchait le cou d’une volaille, elle ferait une hémorragie, et si elle jetait de l’eau pendant la nuit, sa poche des eaux pouvait se crever... Pas question non plus de balancer des coquilles d’œufs dans l’âtre allumé le jour de l’accouchement, car c’était le meilleur moyen d’avoir un mort-né. Ne prêtant attention à aucune de ces croyances traditionnelles, Eugénie rongeait son frein et offrit une pomme à son neveu. Elle ne pouvait guère lui proposer davantage, car elle savait que sa belle-sœur n'accepterait pas qu'il boive un verre de lait ou mange une crêpe, un vendredi saint. Le petit garçon refusa poliment son offre, prétextant qu'il se régalerait volontiers d'un œuf gobé le matin de Pâque. 

- Tu crais qu'les poules ponnent des œufs bénis ? Ch'est qu'des menteries[2] !

Tout morveux, l'enfant s'essuya le nez dans la manche de sa blaude et s'assit au coin du poêle pour jouer à la toupie. Florence en profita pour se rapprocher d'Eugénie et lui murmurer à l'oreille :

- Jé qu'manche à craire que j'syis grosse ; j’ons tréjous envie d'dégosiller[3].

- Be dis ! en v'là eune bouonne nouvelle Maâme Loiseau ! s'écria Eugénie étonnée.

- Chut ! la fit taire Florence. J'l'ons point core dit au Jules. Ch'est piur octob.

- J'te baillerai les affaires d'mun ti quaind eul tien éra né[4] ! lui répondit Eugénie, quelque peu sarcastique.

- Cha va ! protesta Florence. Cha pèye be la corde à c't'heure[5] !

Eugénie se dit qu'elle en avait de la chance la Florence de s'être mariée avec un gars sérieux comme Jules Loiseau. Il était fort, courageux et habile pour façonner des cordes de chanvre ou de lin. Et depuis qu'il s'était installé sur les bords de la Seine, les bateliers et les pêcheurs faisaient appel à lui pour enrouler, dérouler et entasser les cordages de leurs embarcations. Il avait du succès et gagnait bien mieux sa vie que Louis, Gustave, Alphonse ou Napoléon. Même si les draperies fleurissaient dans la ville, elles n'étaient pas le meilleur moyen de faire fortune. Et les teinturiers avaient un bien moindre salaire que tous les autres ouvriers. Leur mauvaise renommée leur collait à la peau, autant que l'indigo dont ils se servaient pour colorer leurs laines.

- Que guigne ! pensa Eugénie à voix haute. J'syis point be lotie[6] aveu mun Louis !

Compatissante, Florence lui proposa de lui rapporter un panier d'œufs frais. Apprenant qu'elle montait aux Rouvalets avec sa charrette, Eugénie la supplia de l'emmener avec elle pour la déposer chez les Bellamy. Malgré quelques protestations, Florence finit par céder aux caprices de la jeune femme et l'embarqua avec elle, lui faisant promettre de rentrer avant que Louis ne sorte de l'atelier.

Au rythme lent du vieux percheron, Florence transporta sa petite troupe jusqu'aux Rouvalets. Eugénie, trop longtemps restée enfermée dans son cafouret exiguë, aspirait le grand air avec ivresse, en contemplant les vaches qui ruminaient au milieu des tapis de boutons d'or et de pâquerettes. Son teint mat s'était nuancé de rose, et ses grands yeux bruns brillaient comme s'ils reflétaient une douce flamme. Bientôt, elles pénétrèrent dans la cour de la ferme, et constatèrent qu'il y régnait un ordre minutieux et une propreté inaccoutumée. Vaste, nette et bien plantée, la cour sablée n'offrait pas à la vue des monceaux de fumier et des flaques d’eau croupissante, qui enlaidissaient habituellement les exploitations de la vallée de la Seine. Toutefois, une espèce de branle-bas de combat se fit tout à coup dans la basse-cour, alors qu'elles descendaient de la carriole. Les poules quittèrent leurs perchoirs en caquetant, les dindons gloussèrent, les pintades glapirent, et finalement un vieil épagneul breton[7] vint japper dans leurs jupes. Comme personne ne venait à leur rencontre, elles tendirent l'oreille et finirent par entendre une joyeuse mélodie sortir du corps principal de la ferme. La porte étant grande ouverte, elles s'avancèrent timidement et distinguèrent plusieurs personnes réunies autour de l'âtre. Elles avaient entonné un chant et frappaient des mains, à la cadence d'une cornemuse et d'une bombarde[8]. A leur approche, une jeune fille aux joues vermeilles et aux boucles blondes vint les accueillir :

- Boujou Maâmes ! Quiqu'on peut faithe piur vos ? 

- Vos vendaez des œufs ? bredouilla Florence, en serrant son petit Pierre contre elle.

- Point annyi[9], Maâme !

- Bah, j'comprends point ! s'exclama Florence, habituée à acheter ses œufs le vendredi précédant Pâque.

- Dauns les autes farmes, p't'être be, mais point ichite! répliqua la jeune fille avec aplomb.

- Ch'est be ma veine, t'nins ! se vexa Florence.

Comme la jeune fermière s'attardait au dehors, son père sortit voir ce qui se passait. Lorsqu'il reconnut Eugénie, il fit les présentations à sa fille et lui demanda d'aller chercher une douzaine d'œufs pour satisfaire la requête de Madame Loiseau. En attendant, il pria les jeunes femmes et le petit Pierre de bien vouloir entrer dans sa modeste demeure, dans laquelle les chants et la musique continuaient à résonner avec force.

- Je n’aime pas les célébrations du vendredi saint lorsqu'elles nous obligent à nous morfondre dans la pénombre, à faire une tête d’enterrement, et à parler du sacrifice du Christ pour nous accabler, leur expliqua Hyacinthe. Il est mort pour nous, il s’est offert en sacrifice pour notre salut… Quelle joie ! Quelle grâce ! Voilà pourquoi nous jouons de nos instruments et chantons avec allégresse…

En entrant dans la pièce, Eugénie crut reconnaître parmi cette joyeuse assemblée, quelques ouvriers de chez Blin et tout particulièrement Madame Esther Stroh. Se faisant toute petite, elle s'assit auprès du maître de maison et le questionna à voix basse :

- Vos n'bionnaez point annyi ? Çu jour n'est pourtant point férié !

- Est-il permis de lire l’Évangile autrement que le curé ? chuchota alors le fermier.

- Vos avaez la bible ? s'étonna Eugénie. Et vos la lisaez point en latin ?

- Impossible d’enfermer notre foi dans des mots ou des formules, et de transformer le culte en liturgies bien réglées, obligatoires et figées. Jésus a incarné l’amour véritable. Il nous a délivrés d’une compréhension mercantile et matérielle de notre rapport à Dieu, et en même temps, de l’autorité étouffante des docteurs de la loi, des offrandes comptabilisées, de la religiosité ostentatoire ! Il a bousculé l’ordre établi, les traditions religieuses et les autorités, car la religion n'est pas plus importante que Dieu ! reprit Hyacinthe avec fougue.

Même si elle ne comprenait pas tous les propos du fermier, Eugénie se laissa transporter par le rythme des chants virevoltants. Si Florence ne l'avait pas rappelée à l'ordre, elle aurait bien passé tout l'après-midi au milieu de ces gens, qui, plus que d'être serrés autour de l'âtre, semblaient réunis autour du Dieu vivant. Mais gênée par cette ambiance pittoresque et cette ferveur spirituelle inhabituelle, Florence Loiseau était au bord de l'apoplexie. Oubliant son panier d'œufs, elle courut presque jusqu'à sa carriole, entraînant malgré eux Pierre et Eugénie.

- Compte point su mei piur enrevenir aveu tei cheu c'te Alsachiens ! t'es faulle[10] ! i sount point catholiques ! grogna-t-elle avant d'élancer sa carriole dans la descente des Rouvalets.

- Les Bellamy sount point Alsachiens, soupira Eugénie. I sount Bretons…

- Hé ! les interpella alors Hyacinthe en courant prudemment derrière elles, avec le panier rempli d'œufs. Nous en avons mis plus que vous n'en demandiez… Ne les oubliez pas!

- A d'où vient cha ? se méfia Florence.

Le brave fermier haussa les épaules et avec un large sourire, il les salua :

- Soyez bénies mesdames ! Et revenez quand vous voulez !

Florence hocha la tête d'un air convenu, puis fouetta son percheron, afin qu'il détale le plus vite possible. Peine perdue, le vieux cheval n'en fit qu'à sa tête et avança à la vitesse d'un colimaçon, ce qui fit rire Eugénie et le petit Pierre aux éclats.  Renfrognée et les mains crispées sur les harnais, Florence ne desserra pas les dents jusqu'à ce qu'elle s'arrête rue du Pré Bazile :

- Prends tes œufs et reste cheu tei ! lança-t-elle méchamment à sa belle-sœur sans même la regarder.

Rassemblant délicatement quelques œufs dans son tablier, Eugénie descendit de la carriole péniblement et s'engouffra dans la ruelle sombre à petits pas. Bien qu'elle déplorât la mauvaise humeur de Florence, son cœur était inondé de joie ; presque autant que le jour où elle avait rêvé de Jésus et du pissenlit inondé de lumière ! Et cette fois, elle était rentrée bien avant que Louis ne sorte de l'atelier. Comme lui aussi se moquait bien des traditions exigeant de manger maigre ou même de jeûner le vendredi précédant Pâque, elle remit du bois dans le poêle et se lança dans la confection d'une belle omelette aux pommes de terre et au lard. Mais lorsque la cloche de Saint-Jean annonça l'heure du souper, Louis n'était toujours pas rentré. La jeune femme pressentit que l'attente allait être longue et décida de ne pas patienter pour manger. Fourbue, elle trempa ensuite ses pieds gonflés dans une bassine d'eau et somnola auprès du poêle. Dans ses souvenirs, les visages radieux d'Esther, de Rose, de Lucie et d’Hyacinthe semblaient danser dans la lumière, au rythme joyeux de la cornemuse et de la bombarde. Comme ses nouveaux amis, elle aurait tant aimé habiter dans une ferme aux Rouvalets, plutôt que dans cet exigu cafouret, à la fois sombre et humide.

- Queû adon[11] d'aver eune si belle famille et de bouons amis ! se dit-elle avant de s'assoupir.

Elle ne savait pas si elle dormait depuis longtemps, lorsqu'elle fut brusquement réveillée par de violents coups résonnant à sa porte. Le cœur battant, elle se leva et se retrouva face à Napoléon qui chancelait :

- Viens-t'en le pranne tun gnole[12] ! beugla-t-il à la porte.

Eugénie se pencha au dehors et aperçut son mari avachi dans une brouette, qui ronflait la bouche ouverte, en cuvant son tord-boyaux. Comme d'habitude et sans ménagement, elle lui jeta un broc d'eau à la figure. Cette méthode était radicale pour le mettre rapidement sur pied. Le souci, c'est qu'ensuite, il se précipitait tout mouillé sur le lit et ne lui laissait guère de place pour s'allonger à ses côtés. Peu importe, c'était le seul moyen de se débarrasser de Napoléon et de faire rentrer Louis au plus vite dans son cafouret. Le lendemain matin, il ne se souviendrait de rien et ne prendrait même pas conscience qu'elle aurait passé la nuit, assise sur une chaise.

- Qui va à la cache perd sa plache[13]! se dit Eugénie, en tentant de se fabriquer un coussin avec son châle enroulé.

 

 

[1] Semaine précédant Pâque.

[2] En patois normand : mensonges.

[3] En patois normand : Je commence à croire que je suis enceinte ; j'ai tout le temps envie de vomir.

[4] En patois normand : Je te donnerai les affaires de mon petit quand le tien sera né.

[5] En patois normand : ça va ! ça paye bien la corde en ce moment.

[6] En patois normand : Quelle malchance ! Je ne suis pas favorisée avec mon Louis !

[7] Chien de chasse d'origine bretonne.

[8] Instrument de musique à vent de la famille des hautbois, employé dans la musique bretonne.

[9] En patois normand : aujourd'hui.

[10] En patois normand : Ne compte pas sur moi pour revenir avec toi chez ces alsaciens ! Tu es folle !

[11] En patois normand : Quelle chance.

[12] En patois normand : Viens prendre ton bon à rien !

[13] En patois normand : Qui va à la chasse perd sa place !

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