Chapitre 13
Une lumière au sein de la nuit
Les jours et les semaines suivantes, Marie-Louise sombra dans une mélancolie dont personne ne semblait pouvoir l'arracher. Même si elle accomplissait fidèlement son travail chez Johann, elle avait perdu toute forme d'élan, de joie et d'espérance. Elle ne sortait plus qu'une fois par semaine pour se rendre sur le marché et acheter quelques vivres, mais elle avait coupé toute relation avec ses chers amis. Depuis ce sordide matin d'automne nébuleux, elle s'était pour la première fois sentie véritablement orpheline. Trois ans plus tôt, elle avait vécu la mort de ses parents, dans une forme de déni, qui lui avait permis d'intégrer l'abominable réalité de ces deuils. Elle avait résisté aux chocs, en anesthésiant ses émotions, en se recroquevillant dans son lit-clos peuplé de mondes imaginaires et en s'accrochant à Françoise. Mais cette fois la mort l'avait percutée en plein cœur, sans crier gare. Elle était allée rechercher de vieilles larmes refoulées au plus profond de son âme, et les ajoutant aux présentes, elle la fit sombrer dans les eaux profondes d’une mer démontée, qui devint son ennemi meurtrier. Même le soleil de justice[1], qui autrefois l'avait réchauffée, semblait s'être caché. Telle une fleur des dunes[2], elle replia alors ses pétales dorés pour se défendre des embruns et lutter contre cet océan déchaîné, envahi de ténèbres et de fantômes[3] qui voulaient l'entraîner dans leur folie destructrice. Malgré la bienveillance de Johann, elle se sentait prisonnière de cet océan malfaisant, seule pour combattre contre les vagues de désespoir qui voulaient la submerger, et l'emporter toujours plus loin vers le large. Le combat était si dur que sa survie dépendait uniquement de la grâce divine. Oubliant son jardin d'enfance, l'arbre de Jessé, ses rêves de coquillages ou de grandes familles, elle éprouvait désormais une immense soif intérieure, une conviction que la vie était bien au-delà de ce qu'elle pouvait espérer ici-bas. Même si elle était tentée de se laisser sombrer à jamais, viscéralement, elle savait que les eaux de ce monde étaient si corrompues qu'elle ne pouvait sensément s'y abreuver sans en être affectée. Elle ne pouvait donc s'y abandonner sans trouver l'issue fatale que Françoise avait finalement atteint, loin de Dieu. Plus que jamais, une réelle et intense soif d'absolu et de paix intérieure l'habitait, la poussant à trouver l'amour parfait, au-delà des béguins illusoires et de tous les artifices de ce monde, qu'elle abhorrait maintenant avec colère. Même si l'océan houleux, surplombé de nuages noirs, lui cachait encore toute lueur d'espoir, tout son être aspirait après la quintessence même de la vie et de la vérité. Malmenée par des vagues de perplexité et de découragement, elle parvenait toutefois à reprendre son souffle et à éviter les bas-fonds. Grâce à sa Parole et aux instructions de Johann, Dieu lui avait communiqué des certitudes fortes et inspirées sur lesquelles elle pouvait s'appuyer. Néanmoins, elle semblait avancer comme une amnésique essayant de se souvenir, ou une aveugle tâtonnant pour trouver l'unique porte de sortie... De tout son être, elle ne voulait pas se noyer dans l'océan de ce monde corrompu, comme l'avait fait sa sœur. Malgré sa peine immense, elle ne souhaitait pas livrer son corps à la dépravation ni s'agiter comme un pantin grotesque au son des valses endiablées[4], comme les midinettes le faisaient à Paris. Elle ne pouvait non plus disparaitre sous des nuages psychotropes et toxiques comme les poètes de ce siècle, qui s'adonnaient à l'absinthe ou à la morphine pour oublier leurs peines. Elle refusait d'être l’esclave de ce monde sordide ou de chercher refuge dans les bras du premier venu. Car elle savait instinctivement que ce qu'elle recherchait se trouvait au-delà même de cette terre, abritant le meilleur comme le pire, au-delà de cet univers et du temps. Alors, la nuit précédant Noël, avec la rage de l’espoir, elle pria de toutes ses forces pour trouver le chemin qui la sortirait de ce marasme destructeur.
Caressant ses draps rêches, elle sentit sous ses doigts, les lettres brodées : Y.A.H. Et soudainement, au-delà des initiales de Yohanan et Aesane Hélias, elle se remémora un verset qu'elle avait autrefois lu et relu " Yah est ma force et mon chant, à lui, je dois mon salut."
- Je crois dans le christianisme comme je crois que le soleil va se lever, se dit-elle alors en reprenant espoir. Non seulement parce que je le vois, mais parce que, par lui, je vois tout le reste. Johann m'avait pourtant prévenue ! J'aurais dû me souvenir qu'au début de chaque grande aventure avec Dieu, il faut traverser le désert, car c'est à cet endroit qu'il éprouve la foi et la résistance de ses enfants…
Et soudain, la solution tant attendue apparut, tel un parhélie[5] descendant du ciel et se reflétant sur son océan agité. Il engendra une trêve inattendue et inexpliquée, un miracle de paix au cœur de la tourmente qu'elle ne chercha pas à comprendre, mais qu'elle accepta avec soulagement et émerveillement. C'était comme un rayon de lumière perçant les nuages menaçants, et venant caresser son visage marqué par la lutte et les embruns. Alors doucement, elle se laissa flotter au gré des courants indolents, un peu plus près du rivage éternel…
Assise dans son lit, le regard perdu par-delà les murs de sa chambre, elle comprit, à cet instant, ce que signifiait être une étrangère sur cette terre. Et cette différence, évidente aux yeux de tous, ne devait plus l'effrayer ni l'accabler. L'appel de Dieu devait intégrer profondément et éternellement toute sa vie, comme il avait marqué celle d'Abraham. Yahweh ne l'avait pas sauvée à moitié, mais entièrement ! Alors, elle ne pouvait pas compartimenter sa vie en le suivant superficiellement. Elle comprenait maintenant la véritable signification de Lekh lekha. Même si ce n'était pas une question de géographie, elle devait, en quelque sorte, se détacher de tous ses royaumes d'autrefois, pour s'attacher à celui de Dieu, et être peu à peu affranchie des limites de ses propres capacités et de sa vieille nature. Il fallait qu'elle soit libérée de son ancienne identité marquée par la vie de ses ancêtres, son éducation, ses coutumes et ses croyances passées. En répondant à l'appel divin, elle devait transcender son passé, même ses aspects qui lui paraissaient légitimes, bons et agréables. Dieu voulait continuellement la renouveler dans son intelligence, sa volonté et ses affections... Alors, à la croisée des chemins, elle savait qu'elle ne devait plus regarder en arrière, sinon elle demeurerait bloquée dans son avancée spirituelle, et finirait statufiée comme la femme de Lot. Si elle ne cheminait pas continuellement à contre-courant du monde[6] et de ses affections, elle tournerait en rond indéfiniment, comme les israélites avaient tourné dans le désert…
- Finalement, Lekh lekha n'est pas un appel à aller vers une destination inconnue, ni à errer en permanence, c'est un appel à voyager avec Dieu, ici ou ailleurs, aujourd'hui et demain... murmura-t-elle dans un soupir de soulagement, alors qu'un miracle de restauration et de consolation s'opérait dans son cœur.
Elle se rendormit quelques heures et à l'heure du petit déjeuner, l'adolescente qui avait retrouvé son sourire et son élan d'autrefois, proposa :
- Et si nous invitions Aela, Ana, Jobic et nos amis Bellamy pour le souper ?
- Vraiment ? fit le vieil homme, en admirant son visage resplendissant de joie et de sérénité. Que s'est-il passé cette nuit pour que tu arbores un tel sourire ?
Après lui avoir raconté le miracle qui s'était opéré quelques heures plus tôt, elle s'habilla chaudement et se rendit au marché pour y acheter de quoi concocter le fameux pot-au-feu breton avec son jarret, ses os à moelle, ses plats de côtes et sa poitrine de porc, agrémentés de légumes. Pendant ce temps, Johann se chargea d'inviter Aela, qui à son tour, devait prévenir les autres convives. Surprise, leur voisine voulut immédiatement connaître la raison de cette initiative tardive. Johann lui ayant brièvement raconté le miracle qui s'était opéré en cette veille de Noël, la couturière courut chez ses amis pour les inviter à ce repas festif et impromptu.
À cette époque, dans les familles calvinistes et puritaines[7] françaises, on fêtait Noël modestement, sans cadeaux, sapin ou autres décorations. On se réunissait simplement entre croyants au temple ou dans les maisons, pour commémorer pieusement la naissance du Christ. On lisait le récit de la nativité dans l'évangile de Luc, on chantait des cantiques et on rendait à Dieu des actions de grâce. Néanmoins, Mademoiselle Aela ne put se résoudre à venir chez ses amis les bras vides. Heureuse que Marie-Louise sorte enfin de son profond chagrin, elle apporta deux écharpes bien chaudes pour les offrir à ses hôtes. Quant à Ana et Jobic, ils arrivèrent avec un savoureux far aux pruneaux, assez grand pour combler tous les convives. Cahin-caha, le vieux Johann avait illuminé sa boutique et sa cuisine de mille et une bougies, pour donner à ces lieux une ambiance chaude et festive. Mais au-delà de ces petites lumières fébriles et de la perspective d'un bon repas, c’étaient surtout leurs retrouvailles qui les réjouissaient tous, après ces longs mois de triste solitude. Ainsi, comme si elles s'étaient donné le mot, les femmes apparurent toutes dans leurs plus beaux habits, portant leur châle et leur tablier de couleurs, pour signifier leur joie. De sourires de bienvenue, en chaleureuses embrassades, les langues se délièrent vite. Ils avaient tant à se dire, avant que Johann les invite à prendre place pour la lecture de la bible et qu'ils entonnent ensemble les chœurs de Noël.
- Hyacinthe et Lucie sont en retard ! s'inquiéta Marie-Louise en guettant anxieusement leur arrivée à travers la vitrine de la mercerie.
- Ne t'en fais pas ! la rassura Aela. Ils ne vont pas tarder. Partageons nos actions de grâce en attendant qu'ils arrivent…
La couturière remercia Dieu de lui avoir accordé assez de clientes cette année pour ne pas fermer boutique. Johann se réjouit d'avoir eu la grâce d'héberger Marie-Louise et sa sœur et d'avoir pu leur être utile, tout en bénéficiant de leur amitié et de leurs soins. Il exprima toute sa gratitude envers leur divin souverain qui les avait consolés de la perte de Françoise. Et tous louèrent Dieu d'avoir créé cette petite communauté d'amis fidèles pouvant s'épauler, s'encourager et s'édifier mutuellement dans les mauvais jours, tout en partageant de merveilleux moments qu'ils se remémorèrent avec enthousiasme.
Alors qu'Ana leur rappelait avec délice sa dernière balade sur l'estran, la sonnette de la mercerie retentit.
[1] Référence au Christ.
[2] Référence à l'immortelle des dunes, aux fleurs jaune orangé, poussant dans les déserts et dans les rochers dolomitiques.
[3] Référence à tous ceux qu'elle avait perdus et qui hantaient ses souvenirs.
[4] La valse a été longtemps considérée comme inconvenante du fait de se retrouver en couple fermé, c'est-à-dire l'homme face à la femme et non pas à côté comme dans les danses bienséantes, telles que la gavotte. Ainsi, le chevalier de Ségur disait en parlant d'une jeune fille : "Elle a son pucelage, moins la valse".
[5] Phénomène optique atmosphérique, lié au halo solaire, consistant en l'apparition de deux répliques de l'image du soleil, placées horizontalement de part et d'autre de celui-ci
[6] Dieu n'a pas ôté les croyants du monde, pour les soustraire à son influence, mais il veut les préserver du mal. Ainsi les croyants vivent au sein d'une société rebelle à Dieu sans imiter son attitude et ses pratiques ; ils sont dans le monde, mais pas du monde (Jean 17.16).
[7] Johann Hélias et ses amis étaient baptistes (groupe issu des protestants calvinistes gallois).
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