Chapitre 11
Mercredi 7 août1872
Sous l'arc-en-ciel
Pendant longtemps, bien que son cœur bouillonnait de vie et d'amour, Eugénie fit tout son possible pour contenir ses émotions. Elle pressentait que Louis ne comprendrait pas ses propos et ne partagerait pas sa ferveur à propos de Dieu et de ses nouveaux amis. Alors, elle préféra garder tous ces trésors impalpables pour elle. D'autant plus que Louis était d'humeur joyeuse grâce à la complicité de François Blanger, et des parties de pêche prolifiques qu'ils partageaient. Eugénie ne voulait pas gâcher cette profusion de bonheur, même si elle savait pertinemment que leurs joies respectives n'avaient ni la même source ni la même teneur.
Portée par de vifs sentiments d'enthousiasme et de vigueur, elle parcourut les rues d'Elbeuf, pendant des jours, à la recherche du petit Italien qui avait prétendu être le frère de son père. Mais ce fut en vain. Aucune trace de ce court[1] ni de son acolyte Alsacien. N'en pouvant plus de ressasser les sempiternelles mêmes questions qui tournaient en boucle dans son esprit, elle prit la décision de se rendre à Pont-de-l'Arche pour y poursuivre sa quête. Toutefois, il lui fallait préalablement résoudre le problème du trajet jusqu'au département voisin. Onze kilomètres seulement séparaient les deux villes. Si elle choisissait de parcourir ce chemin à pied, il lui faudrait marcher plus de quatre heures. En revanche, si elle pouvait bénéficier d'une carriole, cela ne prendrait qu'une heure trente pour faire l'aller-retour. Elle ne pouvait compter sur l'aide de sa famille, car Florence était la seule qui possédait une charrette, et elle était alitée en raison d'une fin de grossesse difficile. Hyacinthe, quant à lui, était accaparé par les moissons qui battaient leur plein au mois d'août. Finalement, il ne restait plus qu'à convaincre Esther de l'amener jusqu'à son village natal. La brave Alsacienne ne se fit pas prier, heureuse de poursuivre l'enquête qui avait commencé à l'orphelinat de la Providence, trois mois plus tôt.
Fin prêtes, les femmes grimpèrent dans l'attelage, le mercredi 7 août, au matin, avec le petit Albert, qui n'avait alors que cinq mois. La jument de Madame Stroh avait fière allure et marchait au pas comme un cheval de meunier. Sans avoir besoin d’être guidée, elle se dirigeait sûrement, sans jamais faire un faux pas malgré les cahots de la route. Au cours du trajet, elles pouvaient ainsi admirer les champs de blé dans lesquels les paysans travaillaient dur, et humer les tapis d'herbes sèches, fleurant bon les trèfles, la luzerne et les graminées coupées. Aux relents fades d'indigo et aux bruits de la ville grouillante et agitée, Eugénie préférait les activités champêtres estivales, l'odeur chaude des blés fauchés, le vrombissement des abeilles tournoyant autour des fleurs équeutées, et l'effervescence des sauterelles bondissant en tous sens sur les chemins poussiéreux.
Alors qu'elles se rapprochaient de Pont-de-l'Arche, des nuages noirs s'amoncelèrent au-dessus du bourg et quelques grosses gouttes de pluie s'abattirent sur leurs visages.
- Il va orager ? demanda Eugénie, inquiète que le temps se gâte, à cause de son bébé.
- Zeux qui feulent foir l'arc-en-ciel doifent apprendre à aimer la pluie[2] ! lui répondit Esther en riant à gorge déployée.
- Quiqu' cha veut dire ? ronchonna Eugénie en serrant son fils contre sa généreuse poitrine.
- Quand nous rencontrons des obstacles de toutes zortes, nous defons nous en réjouir, car si notre foi rezte zolide dans les difficultés, celles-ci nous rendent plus résistants, lui expliqua Esther en fouettant sa jument, afin qu'elle accélère le pas.
- Pardi ! s'exclama Eugénie qui n'était pas tout à fait convaincue.
- Nous defons être remplis de joie, même zi toutes zortes de difficultés doifent nous rendre tristes pendant un peu de temps, car zes difficultés zervent à montrer la qualité de notre foi, renchérit Esther avant de déclamer un poème. O nuit qui m’a guidée ! O nuit plus aimable que l’aurore ! O nuit qui a uni l’Aimé avec zon aimée, l’aimée en zon Aimé transformée[3]…
- Vos causaez d's'unir aveu Jésus dauns la nuit la plus obscure ?
- Oui ! s'exclama Esther, pleine d'enthousiasme. Regardez zet arc-en-ziel, fiolet, indigo, bleu, fert, jaune, orange et rouge ! Regardez comme il est beau dans ze ziel noir ! Eugénie nous approchons du dénouement de fotre histoire familiale ! Je le prézens ! La bénédiczion ne tardera pas !
- Je veux pu de fumées noires, de suie et de boue. Je veux pu de ville encrassée de noix de galle, d'indigo et de bois de Campêche, s'écria Eugénie. Je veux du ciel bieu[4], de l'herbe verte et un soleil radieux !
Sur ces paroles proclamées avec fougue, la pluie s'arrêta, et les deux femmes se mirent à rire aux éclats. Au-delà des champs cultivés, qui s'étendaient à perte de vue depuis leur sortie de Criquebeuf-sur-Seine[5], elles commencèrent à voir les remparts de Pont-de-l'Arche, avec son église gothique du XVIe siècle et ses maisons à pans de bois. Cette partie de la ville était entourée par des boulevards, aménagés autour de fossés en arc de cercle, où s'élevaient de grandes maisons bourgeoises, bordées de tilleuls.
Elles décidèrent de laisser la carriole devant l'église Saint-Vigor, et s'aventurèrent dans des ruelles médiévales, à la recherche des usines de chaussons. Au bout de cinq minutes seulement, elles parvinrent devant un grand bâtiment de briques rouges. S'adressant à un ouvrier qui s'en venait vers elles, Esther lui demanda ce que l'on fabriquait dans cette entreprise.
- On erque dauns l'cauchon ichite de d'pis fort lôtemps[6] ! Ch'est l'entreprise Marco pé et fils, de d'pis 1750, répondit-il avec un fort accent pontdelarchien.[7]
- Et vos connaissaez des gens d'la famille de Louise Buquet qu'est mouru en 53 ? se hasarda Eugénie.
- J'connais be eun Amédé Buquet, mais point d'Louise ! Eul Amédé, il est cauchonier ichite[8], leur répondit-il, en indiquant l'un des bâtiments qui se dressait face à eux.
- Jé pouvoums l'vair[9] ? lui demanda alors Eugénie avec aplomb.
- Ch'ais t'y mei ! Faut vair cha aveuc eul contremaitre[10]…
Agacée par ces palabres qui n'en finissaient plus, Esther prit les choses en main et les fit conduire vers le responsable de l'atelier, où travaillait Amédé Buquet. Forte de sa prestance et de son statut social, elle réussit brillamment à libérer le chaussonier de son poste de travail, afin qu'Eugénie puisse s'entretenir avec lui pendant quelques minutes. De fil en aiguille, la jeune femme finit par comprendre que cet homme était en réalité le cousin de sa mère[11]. Il avait grandi avec elle, comme un frère, puisque tous deux étaient enfants uniques. Mais il ne savait pas que Louise avait eu un enfant. À cette époque, il était parti à l'armée, et il n'était revenu à Pont-de-l'Arche qu'en 1856. Il avait alors appris la mort de sa cousine Louise, atteinte par la variole ; mais son oncle Louis ne lui en avait jamais dit davantage. Les Buquet étaient des taiseux !
Déçue, Eugénie était sur le point d'abandonner ses recherches, lorsque Amédé lui apprit soudain que sa mère pourrait lui en dire davantage, puisqu'elle était la seule témoin vivante de cette sombre époque, secrète et révolue.
- A' s'appelle Adèle. A' l'est vieuille, mais a' pourra vos causer d'sa nièce. A' demeure impasse Salette, près de l'hôtel de ville… J'dois erquer, ajouta-t-il en triturant nerveusement sa casquette de toile bleue.
Esther et Eugénie remercièrent le brave homme chaleureusement, et s'aventurèrent dans les ruelles moyenâgeuses, sales et obscures. Une rigole centrale laissait, en effet, s'écouler les eaux usées et les fonds de pots de chambre, qui descendaient des cours sans latrines.
- Point mieux qu'eul Puchot ! s'exclama Eugénie, en relevant sa jupe pour ne pas la salir.
Après avoir descendu une quinzaine de marches, elles se retrouvèrent soudain dans une ruelle étroite bordée d'un muret.
- Vos êtes sûre que ch'est par ichite ? grimaça-t-elle en observant les rez-de-chaussée totalement privés de lumière.
Perdues dans cette impasse, elles ne voyaient autour d'elles que des habitations souterraines ne recevant de l’air que par leur porte largement ouverte. Cherchant quelqu'un pour la renseigner, Esther passa la tête à l'intérieur de l'un de ces logements sordides. Là, était alitée une grand-mère sur un grabat boiteux, composé d’une litière de paille noire humide. Elle faillit faire demi-tour, lorsqu'un gamin morveux et enguenillé l'interpella :
- Quiqu' vos cherchaez ? les apostropha-t-il.
- Adèle Buquet, lui répondit Esther d'un air méfiant.
- A' demeure ichite, affirma-t-il. Ch'est ma grand-mé. J'syis l'fils d'Amédé…
- J'syis la p'tite cousine de tun pé, se présenta Eugénie. Jé pouvoums causer aveu ta grand-mé ?
- Voui, be sûr ! fit le gamin en les précédant dans le cafouret obscur. A’ l’est pas be vaillante. A' l'est couchi piur s'recaôffer ; ol a toujou fraid[12].
Le gamin les abandonna et la vieille femme se mit à crier d'une voix aigüe et enrouée :
- Quiqu' ch'est ?
- Boujou Maâme ! la salua timidement Eugénie. J'syis vot p'tite nièce… la fille de la Louise… Vot fils Amédé m'a…
- Quiqu'vos faites ichite ! mugit la vieille en se redressant avec peine dans son lit.
- Vot fils m'a dit que vos pouriaez m'causer d'ma mé… hésita Eugénie.
- Et be ! si j'guetteis cha, me ? Approche-tei, mun p'tit que j'te vaies ! Et t'as eun bézot[13] ?
- Il s'appelle Albert, murmura Eugénie impressionnée par le ton revêche de sa grand-tante.
- Alberto ! déclama soudain la vieille femme en prenant un accent italien et en faisant de grands moulinets avec ses bras. Tu li ressembles biaucoup ma fille ! Be pu que tu ressembles à ta mé…
- Vos avaez connu mun pé ? s'étrangla Eugénie, prise au dépourvu.
- Voui, j'l'ons be connu ! Eul Alberto Tozzo ! Il éteit fau d'amour piur ta mé… il l'a engrossée, mais il a point su qu'elle éteit grosse… il est parti en Algérie…
- Quement ch'est possible ? Il éteit point français piur faithe la guerre là-bas ? s'enquit Eugénie qui s'était finalement assise sur le grabat de la vieille, pour mieux entendre ses confidences.
- Il éteit point parti à la guerre, ma fille. Il était parti parce que tun grand-pé l'avait gafuté[14]. Il vouleit point qu'ol épouse eun Italien. Ichite, seux les gens des Damps ou d'Criquebœuf sount point vus coumm' des étrangers.
La vieille Adèle lui expliqua que les gens d’ailleurs inspiraient aux Pontdelarchiens une réticence si tenace qu'elle pouvait perdurer toute la vie. C'est pourquoi Alberto était parti s'installer en Algérie, comme beaucoup de colons Piémontais à cette époque-là. Bien des années plus tard, son frère leur avait appris qu'il était mort de la fièvre dans un hôpital militaire. Ces dispensaires n'étaient en réalité que des tentes dans lesquelles on soignait tous les malades. Quoi qu'il en soit, quand Louise a compris qu'elle attendait un enfant, Alberto était bien loin. Elle est restée néanmoins chez son père qui l'a aidée à élever Eugénie, jusqu'à ce que la jeune femme décède de la variole. Louis, qui avait déjà perdu son épouse, n'a pas supporté cette ultime épreuve. Il a sombré dans un gouffre, dont il n'est jamais ressorti, rongé par la culpabilité d'avoir chassé le père de sa petite fille. Voilà pourquoi, il l'a confiée aux sœurs du cœur de Marie, pensant que là-bas, elle serait toujours mieux traitée qu'en restant avec un vieillard solitaire et dépressif.
[1] En patois normand : de ce petit homme.
[2] D'après une citation de Paulo Coelho, romancier et journaliste brésilien : "Celui qui veut voir l'arc-en-ciel doit apprendre à aimer la pluie".
[3] Extrait du poème "Nuit obscure" de Jean de la Croix, poète religieux espagnol du XVIe siècle.
[4] En patois normand : bleu.
[5] Commune normande de l'Eure, située entre Martot et Pont-de-l'Arche.
[6] En patois normand : On travaille dans le chausson ici depuis très longtemps !
[7] Membres des familles implantées de longue date dans la ville de Pont-de-l'Arche.
[8] En patois normand : Louis est chaussonier ici.
[9] En patois normand : Nous pouvons le voir ?
[10] En patois normand : Qu'est-ce que j'en sais, moi ! Il faut voir ça avec le contremaitre.
[11] Son père Pierre était le frère du grand-père d'Eugénie.
[12] En patois normand : Elle n'est pas bien en forme. Elle est couchée pour se réchauffer ; elle a toujours froid.
[13] En patois normand : Et bien ! Si je m'attendais à ça moi ? Approche-toi mon petit, que je te voie ! Et tu as un petit garçon ?
[14] En patois normand : chassé.
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