Dimanche 8 septembre 1872
Grand-père Louis avait donc abandonné la petite Eugénie, avec le médaillon et la pipe Bacchus, qu'Alberto avait donné à sa bien-aimée. Ces objets étaient comme les reliques d'un temps où l'amour régnait encore dans la famille Buquet. Il ne pouvait les conserver sans ressentir une trop grande culpabilité et une tristesse qui l'accablait. Voilà comment Eugénie s'était retrouvée à l'orphelinat de la Providence.
- Et pi ch'est tout ! avait conclu la vieille Adèle, avant de s'assoupir ; épuisée d'avoir tant parlé et d'avoir ressassé de si mauvais souvenirs.
Un mois était passé depuis qu'Eugénie était rentrée à son cafouret dans un silence magistral. Les confidences de sa grand-tante l'avaient à la fois émue et laissée sur sa fin. À tel point que les gentils mots de réconfort d'Esther, et sa proposition de lui payer le diner dans une auberge étaient restés lettre morte. Etrangement, depuis ce matin-là, Eugénie se sentait encore plus orpheline que jamais, et ses pensées s'agitaient en foule au fond de son cœur assoiffé. Devait-elle admettre que la plupart de ses questions resteraient insolubles ? Sa quête était-elle chimérique, insensée ou déplacée ? Elle ne savait plus trop où elle en était. Il fallait pourtant qu'elle se ressaisisse pour s'occuper d'Albert et du bébé à venir. Et peut-être était-il temps d'annoncer cette future naissance à Louis ? A moins qu'il faille l'en informer après le mariage de son frère Alfred, prévu le samedi suivant…
C'est dans cet état de confusion, qu'Eugénie était montée dans la carriole d'Esther pour se rendre chez les Bellamy. Cette fois, elle n'avait éprouvé aucune joyeuse expectative, aucune exaltation pour chanter les hymnes durant le trajet, aucun enthousiasme de retrouver ses amis. Encapuchée dans sa limousine[1], elle tenait Albert sur ses genoux, et avait le regard dans le vague. Les paroles d'Adèle Buquet criaient plus fort que tous les cantiques, ils résonnaient à ses oreilles, jours après jours : "Et pi ch'est tout !" Comment cette vieille femme avait-elle pu mettre un terme à ses espoirs et à ses joies ?
- Hey ! Eugénie ! l'interpella Lucie Bellamy. Tout le monde est descendu de la charrette ! Qu'est-ce que tu attends ?
- Bos ! Charre-tei[2] ma fille ! se reprit Eugénie en prenant soudain conscience que la jument s'était arrêtée dans la cour de la ferme.
Après avoir courtoisement salué Lucie, Rose et Hyacinthe, elle alla s'assoir tout au fond de la grange, transformée en église. Tendant le cou pour voir ce qui se passait devant la chair, elle comprit pourquoi un murmure joyeux avait soudain parcouru l'assemblée. Joséphine Petit se tenait au milieu des musiciens, toute frêle, couronnée de sa longue chevelure blond vénitien qui descendait jusqu'à sa taille.
Sa voix cristalline remplit la salle, laissant Eugénie pantoise:
- Ô âme, es-tu fatiguée et troublée, sans lumière dans l'obscurité que tu vois ? Il y a pourtant de la lumière dans un seul regard du Sauveur et la vie abondante et libre. Tourne tes yeux vers Jésus ! Regarde bien son merveilleux visage, et les choses de la terre deviendront étrangement sombres, à la lumière de sa gloire et de sa grâce. Sa parole ne te manquera pas, il l'a promis. Crois-le et tout ira bien. Puis, va dans un monde qui se meurt, raconter son salut parfait. Tourne tes yeux vers Jésus. Regarde attentivement son merveilleux visage[3]…
Elle se tut et un silence doux et profond s'installa. Comme des vagues sur le rivage, la paix balaya les doutes, les déceptions et les ressentiments de son cœur. La présence de Dieu était palpable ; elle remplissait les lieux, les âmes, tout ce qu'elle pouvait combler… Des larmes jaillirent dans les yeux d'Eugénie. Elle s'était lamentablement fourvoyée, détournant son regard de l'essentiel, pour le poser sur un passé nébuleux. Elle avait consumé son ardeur à des quêtes futiles, plutôt que de se concentrer sur celui qui l'avait appelé à de glorieux desseins. Voilà pourquoi elle avait perdu la joie et la vigueur que lui avait communiqué son Sauveur.
Ouvrant les yeux, elle vit que Joséphine avait repris place dans les rangs et qu’Hyacinthe se tenait debout derrière la chair:
- Je pense que la prière associée à une bonne orthodoxie peut nous transformer de l'intérieur, nous faire murir et donc changer aussi nos actions. Car alors, nous nous conformons à la Parole de Dieu avec l'aide du Saint-Esprit. Je pense que ceci est vrai pour tous les croyants nés de nouveau ; et si nous prions conformément à la volonté de Dieu, nous pouvons voir des incroyants, des chrétiens peu disposés ou mal éclairés changer eux aussi. Si nous connaissons le plan de Dieu et l'héritage qu'il nous a promis, nous prierons forcément conformément à sa volonté. Nous prierons pour ouvrir les yeux sur les promesses qui nous ont été faites, pour y accéder par la foi, et pour entrer pleinement dans la volonté de Dieu préparée à l'avance pour chacun de nous. Sommes-nous portés à remercier Dieu pour ce qu’il fait dans nos vies ? Tous les chrétiens ne sont pas enclins à rendre grâce à Dieu, parce qu'ils sont trop absorbés par leurs désirs futiles ou coupables ! Mais en réalité, si on regarde bien à Jésus, on ne peut que remercier Dieu pour tout ce qu'il fait, que ce soit dans notre vie ou dans celles des autres chrétiens. Il est si glorieux, plein de grâce et de bonté que nous ne pouvons que le remercier pour tous ses bienfaits. En prenez-vous conscience ? Quelles sont les évidences de l’œuvre de Dieu dans vos vies, qui pourraient se traduire par des remerciements ? Chaque progrès dans la croissance spirituelle vers la maturité, chaque manifestation du fruit de l'Esprit, chaque transformation, chaque repentance, chaque bénédiction que Dieu nous attribue. Ô qu'un esprit de sagesse et de révélation dans sa connaissance nous soit accordé ! Que notre intelligence soit renouvelée, que la prudence et la révélation de la vérité par l'action du Saint-Esprit vive en nous tous ! Que les yeux de nos cœurs, par nature tellement obscurcis, soient illuminées pour comprendre l'espérance qui s'attache à son appel, la richesse de la gloire de son héritage et l'infinie grandeur de sa puissance. Saisir cette évidence signifie réaliser ce que Dieu a accompli pour nous à travers Christ et par le Saint-Esprit, afin que nous soyons sauvés et bénis. Contemplons Christ comme le fondement de notre espérance, la source de notre force, le vainqueur tout-puissant qui est aussi notre Sauveur.
À ce sermon plein d'enthousiasme, Lucie répondit par la prière :
- Merci Seigneur pour ton Esprit qui nous aide à prier dans ta volonté. Je veux m'attacher à ta Parole pour rester au cœur de tes résolutions. Aide-nous à te glorifier par nos paroles, nos actes et nos prières ! Que nos supplications s'appuient sur ta Parole et soient poussées par ton Esprit, et que nos louanges, nos actions de grâce et nos repentances te soient agréables. Ouvre toujours plus nos yeux sur ta grâce et tout ce qu'elle contient, éclaire nos yeux sur l'espérance qui se rattache à ton appel, la richesse de la gloire de ton héritage et l'infinie grandeur de ta puissance. Amen
Comme à leur habitude, une fois le culte terminé, les membres de cette petite congrégation transformèrent la grange en salle de restaurant et s'attablèrent rapidement. Honteuse de ne pas avoir pensé amener quelque nourriture, Eugénie se confondit en excuses auprès de Lucie Bellamy :
- Désolée, j'm'syis point souvins qu'il fallait abouler l'mâquer… la s'maine qui s'en vient, j'vas faithe eune teurgoule[4] !
- Ne t'inquiète pas pour cette fois ! Mais je serais ravie de goûter ton fameux dessert ! lui répondit Lucie, accaparée par la mise en place du buffet.
- J'avouns fait eune poule au blanc et eun douillon aux pouères[5], lui murmura Rose à l'oreille, d'un air gourmand.
- Et moi, un far aux pruneaux ! ajouta Marie-Louise Petit en l'invitant à prendre place à ses côtés.
Eugénie s'attabla, et Joséphine lui proposa d'endormir son bébé dans un lieu plus calme, afin qu'elle profite de ce temps d'agapes[6] fraternelles. Confiante, la jeune mère accepta, non sans avoir préalablement félicité la gracile adolescente pour son admirable interprétation du cantique qui l'avait tant émue tout à l'heure. Dans un sourire et en berçant le petit Albert, Joséphine lui chanta alors à mi-voix :
- Chaque cœur n'a-t-il pas une passion et un rêve ? Chacun ne recherche-t-il pas une compagnie toujours plus douce ? Et sous les cieux les plus tristes, ne recherche-t-on pas une lueur étincelante ? Une joie passagère, si belle et légère ? Un visage qu'on ne voudrait jamais oublier ? Un bâton sur lequel s'appuyer, même aussi fragile qu'il s'avère ? Et qu'ai-je en Christ ? Un flot incessant d'amour, un ravissement, une gloire et la paix, une vie qui est un psaume éternel. Tout ce que j'espère, ô mon bien-aimé, est en toi[7].
Puis, elle s'éclipsa, traversant la grange, comme si elle valsait et ondoyait telle un ange.
- Tu es toute tourneboulée, aujourd'hui ! constata Marie-Louise en voyant une larme rouler sur la joue d'Eugénie.
- Voui, j'i-z-ieu eun mois fâcheux[8] ! avoua-t-elle en soupirant.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? s'alarma Marie-Louise, avec compassion.
- J'ons point be arluquer à Jésus. Jé m'syis fait aver par eul dieble[9]… confessa-t-elle, le cœur lourd, avant de lui expliquer tous les méandres de son histoire familiale et la quête qu'elle avait entreprise aux côtés d'Esther pour retrouver la trace de ses défunts parents. Et pi ch'est tout !
- Et pi ch'est tout ? répéta Marie-Louise, étonnée. Mais non ce n'est pas tout ! N'écoute pas les propos désespérants de cette pauvre vieille ! Ils sont trop accablants ! Ton espoir est ailleurs…
- Jé l'entends be à c't'heure[10] ! admit Eugénie, confuse.
- Lekh lekha, ma bonne amie ! Lekh lekha !
- Quiqu'ol dit ? Ol cause breton à c't'heure [11] ? demanda Eugénie, en cherchant une explication auprès de Lucie.
Les deux femmes éclatèrent de rire, sous les regards interrogateurs de leur nouvelle amie. Puis, reprenant son sérieux, Marie-Louise ajouta :
- Lorsque j'ai perdu ma sœur aînée, et que je me suis retrouvée vraiment orpheline, j'ai compris ce que signifiait être une étrangère sur cette terre. Lekh lekha, ce n'est pas du breton, mais de l'hébreu. C'est l'appel que Dieu a adressé à Abraham et qu'il adresse aussi à chacun d'entre nous. Eugénie, Dieu ne t'a pas sauvée à moitié, mais entièrement ! C'est pourquoi tu ne peux compartimenter ta vie en le suivant superficiellement. Lekh lekha est un appel à aller de l'avant, un appel à te détacher de tous tes royaumes d'autrefois, pour t'attacher à celui de Dieu, et être peu à peu affranchie des limites de ta vieille nature. Lekh lekha, c'est un appel à être libérée de ton ancienne identité marquée par la vie de tes ancêtres, de ton éducation chez les sœurs de la Providence, de tes coutumes et de tes croyances passées. Dieu veut continuellement renouveler ton intelligence, ta volonté et tes affections. Alors, ne regarde plus en arrière, sinon tu demeureras bloquée dans ta croissance spirituelle. Si tu ne chemines pas continuellement à contre-courant du monde et de ses affections, tu tourneras en rond indéfiniment, comme les israélites ont tourné quarante ans dans le désert…
- Lekh lekha n'est pas un appel à aller vers une destination inconnue, ni à errer en permanence, c'est un appel à voyager avec Dieu, ici ou ailleurs, aujourd'hui et demain... ajouta Lucie, avec un sourire complice.
[1] Grand manteau de laine à capuche.
[2] En patois normand : Marche en brave, c’est-à-dire : motive-toi.
[3] Cantique inspiré par un texte de Lilias Trotter (1853-1928), "Turn your eyes upon Jesus" puis chanté par Hellen Lemmel.
[4] En patois normand : Je ne me suis pas souvenu qu'il fallait ramener sa nourriture… la semaine prochaine, je ferai un riz-au-lait.
[5] En patois normand ! nous avons fait une poule au blanc et un douillon aux poires. (Poule mise dans l'eau froide et cuite pendant 2 heures avec carottes, pommes de terre, bouquet garni, sel, poivre. Sauce : roux blanc au beurre, mouillé avec du bouillon de poule, puis porté à ébullition, auquel on ajoute hors du feu de la crème et deux jaunes d'œufs. Et le Douillon est une pâte brisée cuite au four, dans laquelle sont enfermées des demi-poires pelées et sucrées.)
[6] Repas pris en commun par les chrétiens.
[7] D'après un hymne du compositeur réformé allemand Gerhard Tersteegen (1697 – 1769).
[8] En patois normand : oui, j'ai eu un mois difficile !
[9] En patois normand : Je n'ai pas bien regardé à Jésus. Je me suis fait avoir par le diable.
[10] En patois normand : Je le comprends bien maintenant !
[11] En patois normand : Qu'est-ce qu'elle dit ? Elle parle breton maintenant ?
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