Éveil à la Providence
Le lendemain, c'était dimanche. Tout était calme dans la maison. Même si les cloches de la cathédrale Saint-Étienne avaient appelé les fidèles à la messe, personne ne s'était levé au N°7 de la rue Charbonnerie. Françoise s'étonna que leur hôte ne se soit pas rendu à l'office et elle en profita pour se prélasser dans son lit pour la première fois de sa vie. Plus tard dans la matinée, c'est un arôme de café au lait et de pain grillé qui incita Marie-Louise à se lever, avec une bonne humeur que son aînée avait rarement vue. Dévalant l'escalier avec empressement, elle constata que leur hôte avait déjà beurré des tartines et qu'il avait déposé un grand livre sur la table. La fillette effleura timidement la couverture, qui imitait un marbre carmin veiné de blanc.
- C'est beau ! Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle, attisée par la curiosité.
- Tu peux l'ouvrir, la rassura le vieil homme. C'est une bible illustrée.
Marie-Louise tourna quelques pages avec délicatesse, et s'arrêtant sur une gravure représentant Abraham quittant Ur en Chaldée[1], elle s'exclama :
- Il vous ressemble ! C'est votre père ?
- En quelque sorte, pouffa le vieillard, qui manqua de s'étouffer.
- Déjeune, et ensuite si tu le souhaites, je te raconterai son histoire.
Elle acquiesça d'un signe de tête et se jeta sur les tartines d'un air gourmand.
- Eh bien, je ne l'ai jamais vue aussi insatiable et guillerette! s'exclama Françoise qui venait d'apparaître dans la cuisine. Vous faites des miracles, Monsieur Hélias.
- Appelez-moi Johann[2], répondit le vieillard en lui versant un bol de café fumant.
- Johann, pourriez-vous me vendre quelques mètres de tissus et quelques fournitures ? demanda la jeune fille en essayant de rajuster sa vieille robe de laine informe et défraîchie. J'aimerais me confectionner une tenue qui ne vous fera pas honte, lorsque je devrai vous remplacer à la boutique.
- Si vous le désirez, j'ai au grenier les anciennes toilettes de ma défunte Aesane[3]. Vous pourriez les prendre…
- Vraiment ? Cela ne vous gênera pas de me voir ainsi vêtue ?
- Non, dit-il avec assurance. Je serai content de les voir de nouveau portées. Buvez votre café et ensuite, je vous montrerai la malle où elles sont rangées. Vous pouvez prendre le temps de tout essayer ; rien ne nous presse aujourd'hui. Pendant ce temps, je tiendrai compagnie à Marie-Louise. Je lui ai promis de lui raconter une histoire…
- Vous nous gâtez trop ! fit la jeune femme confuse.
- Je peux aussi vous présenter ma voisine, Mademoiselle Aela[4] ; elle pourra vous aider à confectionner une jolie tenue, poursuivit Johann, en la précédant dans l'escalier qui montait au grenier. Elle possède depuis peu une machine à coudre mécanique, qui fonctionne avec une pédale et une manivelle qu’on tourne à la main.
- Je suis bien curieuse de voir ça ! s'exclama Françoise, pressée de rencontrer cette fameuse couturière.
- Ah ! il faudra que je vous présente à tout mon voisinage, haleta Johann en arrivant au deuxième étage de son logement. Je vous montrerai aussi le marché au lait en bas de la rue, et la boulangerie dans la venelle du Four.
- Et l'école des filles ? renchérit Françoise, enthousiaste.
- Oui ! fit le vieil homme en essayant de reprendre son souffle. Il y a bien l'école de la Providence à cinq minutes d'ici, rue du Ruisseau Josse. C'est une institution gratuite, tenue par une vingtaine de religieuses.
Poussant du pied une lourde malle sous la lumière d'une lucarne, il ajouta :
- Je vous laisse à vos essayages ! Je redescends m'occuper de la petite.
- Quelle chance nous avons eu de rencontrer ce vieux bonhomme ! pensa la jeune fille en plongeant dans le coffre rempli de vêtements.
Dans la cuisine, Marie-Louise attendait sagement en rêvassant devant les gravures bibliques dessinées au fusain. Elles lui rappelaient le retable de l'église de La Trinité-Porhoët, orné d'anges et d'illustres personnages, qu'elle aurait bien aimé connaître davantage.
Johann s'assit tout près d'elle, afin de lui faire la lecture et de lui montrer les belles images :
- Yahweh-Adonaï dit à Abrâm : "Va pour toi, de la terre de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation. Je te bénirai, et grandirai ton nom : sois bénédiction !"
- Que veulent dire ces lettres ? le questionna la fillette intriguée, en les montrant du doigt. Je les ai vues brodées sur notre drap !
- Félicitation jeune demoiselle, tu as une bonne mémoire ! la complimenta Johann. Y.A.H, c'est le diminutif de Yahweh, et Yahweh, c'est le nom de Dieu.
- Waouh ! Le nom de Dieu est écrit sur notre drap ! s'extasia Marie-Louise. Mais pourquoi ?
- Y.A.H, ce sont aussi nos initiales ! sourit le vieil homme, attendri par la naïveté et l'enthousiasme de la fillette. Y comme Yohanan, A comme Aesane, et H comme Hélias.
- Mais qui est Yohanan ? demanda la fillette en fronçant les sourcils.
- C'est moi ! avoua le vieillard. Yohanan, c'est mon vrai prénom, et Johann, c'est mon surnom…
- J'aime bien les deux, commenta la fillette sans comprendre que son hôte était un juif converti au christianisme, qui cachait ses origines.
En réalité, Johann s'était marié quarante ans plus tôt avec Mademoiselle Aesane Jenkins, une jeune institutrice issue d’une lignée de pasteurs et lettrés gallois. Elle était née en 1785, dans le comté de Glamorgan, où elle avait épousé Johann en 1807. A cette époque, le jeune homme était un fringant commerçant d'origine israélite qui promouvait la guipure irlandaise[5] en Bretagne et en Angleterre. Converti à la religion baptiste qu'embrassait son épouse, Johann s'expatria définitivement à Saint-Brieuc, en 1835, lors d'une tournée missionnaire de John Jenkins[6].
- Et cet homme Abraham, il a quitté sa maison, et son pays, et ensuite, il a eu plein d'enfants ? reprit Marie-Louise, en tirant le vieil homme de ses rêveries.
- Oui, sur l'ordre de Dieu, il a quitté sa famille et Dieu lui a donné une grande descendance…
- Comme le Jessé de La Trinité-Porhoët qui a eu plein d'enfants ? l'interrompit-elle.
- De qui me parles-tu ? l'interrogea le vieil homme perplexe.
- Du Jessé qui est couché sous l'arbre de la trinité ! tenta de lui expliquer la fillette qui ne se souvenait pas vraiment des propos de la vieille bigote. Moi aussi, j'ai quitté ma maison et j'aimerais avoir une grande famille comme Abraham…
Comme il voyait que la fillette avait des difficultés à suivre la lecture et à se concentrer, Johann la laissa admirer les différentes gravures :
- Si tu apprends vite, tu pourras lire ce livre par toi-même ! lui dit-il.
- Mais cet Abraham dont vous parlez, il est parti sans savoir où il allait ? insista-t-elle. Il est parti et c'est Dieu qui lui a montré là où il devait s'arrêter ?
- Exactement, admit Johann, surpris qu'elle ait compris les premiers versets qu'il venait de lire.
- Moi aussi je suis partie de Plumieux, sans savoir où j'allais… poursuivit-elle d'un air pensif. Alors, pensez-vous que c'est Dieu qui nous a montré l'endroit où nous devions nous arrêter ? Nous étions bien perdues dans les ruelles de cette ville, mais Jobic est apparu et il nous a conduites jusque chez vous… Et avant ça, le charretier a eu la bonne idée de nous parler de votre mercerie. Alors, je me demande, si toutes ces personnes ont été guidées par Dieu, ou si c'est le hasard…
- Tu sais ce que je dis à ce propos ? lui demanda Johann. Le hasard, c'est Dieu qui garde l'anonymat[7].
- Vous voulez dire que c'est Dieu qui nous a conduites jusque-là ? s'enthousiasma Marie-Louise.
- C'est ce que je crois, affirma le vieillard, rayonnant de joie.
- Eh bien, ma Loulotte ! Tu as l'air de bien t'amuser ! s'exclama Françoise qui venait d'apparaître dans la cuisine, vêtue d'une jolie robe ocre jaune, avec une taille basse serrée, un corps triangulaire et une longue jupe.
- Waouh ! s'écria Marie-Louise. On dirait une dame !
- Elle vous va à ravir ! ajouta Johann, ému.
- Je vais la ranger pour ne pas la salir ! s'empressa de dire la jeune fille pour cacher son trouble. Je n'ai pas l'habitude de porter de si jolies toilettes ; je garderai celle-ci pour travailler au magasin.
- Si vous voulez, lui dit-il. Et cet après-midi, nous pourrions faire un tour dans le quartier ; je vous présenterai Mademoiselle Aela.
- D'accord, mais ce midi, c'est moi qui cuisine ! lui annonça-t-elle. Montrez-moi où se trouvent vos réserves de charbon et de bois. Dites-moi où se trouve votre garde-manger, et dorénavant je m'occuperai de votre ménage !
Outre la fine porcelaine fleurie qui agrémentait joliment le vaisselier, Françoise trouva dans la cuisine une quantité d'ustensiles avec lesquels elle dut se familiariser - comme le poêle à charbon, la batterie de marmites et de faitouts en cuivre, le service à thé, le moulin à café, la ménagère en argent ou l'égouttoir émaillé - tous ces objets témoignaient des origines bourgeoises d'Aesane, et Françoise jubilait d'avoir le privilège de les utiliser. Combien elle ne regrettait pas d'avoir laissé derrière elle ses vieux meubles et ses pauvres biens ! Elle était partie de Plumieux avec un simple ballot de linge, et aujourd'hui, elle recevait au centuple des mains d'un précieux inconnu.
- Quelle folie que ce monde ! se dit-elle dans son for intérieur, tout en cuisinant des galettes de blé noir.
Enserrées par l'angoisse et pressées par les contrariétés, outragées par leur famille, assaillies par la famine, la pauvreté et la maladie, Françoise et Marie-Louise avaient cru que la mort allait les engloutir… Mais tout cela n'était que des semailles qui allaient produire de merveilleux fruits en son temps.
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[1] Livre de la Genèse, chapitre 12.
[2] Diminutif de Yohanan qui permettait de cacher son origine juive.
[3] Prénom breton signifiant : Maison du Seigneur Dieu.
[4] Prénom breton signifiant : Ange.
[5] Dentelle faite au crochet qui est devenue à la mode en Bretagne dans les années 1840.
[6] (1807-1872) Acteur fondamental de la renaissance du protestantisme breton au XIXe siècle. Premier missionnaire gallois dans la province, il se montra tour à tour linguiste, pédagogue, évangéliste et pasteur.
[7] Citation du dramaturge Edouard Pailleron.
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