Jeudi 21 mars 1872
Les Rouvalets
Depuis qu'elle avait fait ce rêve étonnant, Eugénie n'était plus la même. Les jours qui suivirent, elle demeura étrangement calme, malgré les sarcasmes et les vindictes de son mari. Elle semblait aussi être devenue plus sensible et ouverte à la beauté de la campagne environnante. C'est pourquoi, plutôt que de rester enfermée dans son cafouret, ou de respirer les émanations pestilentielles de la ville, elle partait chaque jour se promener avec Sophie et la petite Léontine aux Rouvalets. Depuis ce songe sublimant le soleil, les arbres et les plantes, elle ne voulait rien manquer des œuvres invisibles et divines qui se cachaient dans la nature, à l'abri des regards. Et même quand elle était chez elle, elle paraissait absente de la ville sans même l'avoir quittée. Elle vivait à un autre rythme, comme si elle suivait une musique imperceptible et écoutait le silence. Elle fuyait l'agitation, le chaos, la dissonance et tout ce qui caractérisait si bien la vie citadine trépidante et bruissante, avec ses fumées noires et le ronronnement de ses machines. Alors, même si le printemps semblait tardif, elle partait dans la campagne et ramenait le fruit de ses cueillettes ou de sa pêche. Ainsi, prouvait-elle à Louis qu'elle pouvait, à sa façon, participer aux revenus de la famille.
Elle aurait tout donné pour contempler Jésus et entendre sa voix à nouveau. Dès son réveil, elle y pensait ; et toute la journée, son être entier soupirait après cet océan glorieux de grâce et d'amour. A plusieurs reprises, elle avait tenté d'expliquer son rêve à Sophie, mais celle-ci ne l'avait pas prise au sérieux. Elle pensait que cet élan religieux n'était qu'une passade de femme enceinte, toute aussi futile et saugrenue qu'une brusque envie de fraises.
- Tout cha artera quand tu s'ras en couche[1] ! lui avait-elle dit en riant. Quaind le p'tiot s'ra là, t'éras pu l'temps d'rêvasser…
- J'ons point facile à l'expliquer, lui dit Eugénie, un jour qu'elles montaient encore la côte des Rouvalets, mais viens t'en et ravise[2]!
Incitant sa belle-sœur à contempler le paysage qui s'offrait à elles, elle lui indiqua les roches d'Orival qui surplombaient la route menant à Rouen. Et face aux majestueuses falaises de calcaire percées de grottes, elle compara l'étroit chemin sur lequel elles marchaient au sentier que Christ lui avait montré. Même s'il se rétrécissait au fur et à mesure qu'elles montaient, il offrait une vue de plus en plus large et plus pure, loin des fumées et des bruits de la ville. Cependant, Sophie ne voulait pas comprendre que le chemin de Jésus soit étroit en ce qui concerne le péché et la folie, mais qu'il offrait une vision large de la sagesse et de l'amour de Dieu.
- Viens t'en, t'es vannée[3] ! la supplia-t-elle, inquiète de la santé physique et mentale de la jeune femme.
- Point d'quoi aver la vénette lanedans[4]! riposta Eugénie, qui aurait tant voulu que sa belle-sœur comprenne ses propos.
- On s'décanille ! insista Sophie. Il est d'heure et il qu'manche à crachiner[5].
Déçue, Eugénie lui emboîta le pas, alors que la pluie devenait de plus en plus drue. Bien qu'elle ne puisse pas courir, elle accéléra la cadence, tandis que Sophie maugréait en poussant le chariot[6] de sa petite Léontine.
- La faute d'la vaque, est l'viau qui la paye[7], pesta Sophie, qui lui en voulait de les avoir entraînées sur ces chemins de campagne, alors que le temps était à la pluie. Que dabée[8] !
Pendant qu'elles redescendaient vers la ville, dégoulinantes et frissonnantes, elles entendirent une petite charrette tirée par un cheval trapu, à la crinière blonde et épaisse. Le conducteur prit pitié d'elles, et s'arrêtant à leur hauteur, il leur proposa de les transporter là où elles le désiraient. Galant homme, il donna la main aux deux femmes afin qu'elles grimpent dans sa carriole, et cala le berceau à leurs côtés. Puis lançant un coup d'œil gêné sur le ventre d'Eugénie, il lança :
- Même si vous êtes plus petite et que vos cheveux sont presque noirs, vous me faites penser à mon amie Marilou[9] ! La petite était toute jeune et bien grosse quand je l'ai amenée dans ma charrette jusqu'à Saint-Aubin-jouxte-Boulleng… La pauvre était veuve lorsqu'elle a fait la route de la Bretagne jusqu'ici !
- J'syis point veuve ! protesta Eugénie.
- La petite a retrouvé un mari et elle a maintenant six enfants bien vaillants !
- Vos habitaez o Elbeuf ? s'enquerra Sophie pour changer de sujet de conversation.
- Je suis installé aux Rouvalets avec ma femme Lucie et notre fille Rose ; nous y avons acheté une ferme et nous vendons du lait, du beurre et des œufs au marché de la place Lécallier.
- Ah voui ! s'exclama Eugénie qui se souvint aussitôt de lui. J'vos ons d'jà ageté du lait piur faithe trempette[10] !
- Je m'appelle Hyacinthe Bellamy[11] ! se présenta le fermier, avant de passer tout le reste du trajet à siffloter.
- Vos êtes ben hureux ! constata Sophie, qui ne comprenait pas qu'on puisse être de bonne humeur sous une telle averse.
- Quiqu' vos sifflotaez ? osa lui demander Eugénie, dont le cœur était aussi gai que celui du laitier.
- Craindrais-je encore ? Il vit à jamais, celui que j'adore, le Prince de paix ; il est ma victoire, mon puissant soutien, ma vie et ma gloire : non, je ne crains rien[12] ! entonna le brave quadragénaire.
- Causaez-vos d'Jésus ? s'aventura Eugénie, le cœur battant.
- Pour
sûr ! s'enthousiasma Hyacinthe avant de poursuivre le chant : À toi la gloire, ô Ressuscité
À toi la victoire pour l'éternité !
- Te l'avais be dit qui y' avait point d'quoi aver la vénette ! lança alors Eugénie à sa belle-sœur, en riant à gorge déployée.
- Compte point su mei piur artourner aveu tei aux Rouvalets ! t'es faulle ! à la forche tu s'ras à couche dauns l'bosc[13] ! grogna Sophie avant de descendre de la charrette, en éternuant.
- Que Guieu te bénisse et te rabonisse[14] ! lui répondit Eugénie qui aurait vraiment souhaité que sa belle-sœur se bonifie.
Puis s'adressant à l'aimable charretier, elle lui demanda s'il accepterait qu'elle vienne visiter sa ferme avec son petit, en été.
- Quand vous voulez ! lui répondit-il en lui offrant une bouteille de lait épais et crémeux. Ça fait de bonnes teurgoules !
- Merci infiniment, dit-elle avec une profonde reconnaissance. J'syis vraiment hureuse de vos aver rencontré.
Quand elle rentra au cafouret, le poêle était déjà allumé et Louis faisait les cent pas autour de la table, en bourrant rageusement sa pipe :
- Est-y Guieu possibe d'être barbote coumm' cha ! s'écria-t-il en la voyant arriver ruisselante de pluie et couverte de boue. A d’où qu'tu t'en viens ? Décauche-tai ! tu vas teiguer et perde eul p'tiot[15] !
- Du coup, t'es point au caboulot, tei ? Et t'âs la vénette piur eul p'tiot ! Tu crais qu'on perd un éfan coumm' cha[16] ? dit-elle, tout en se déshabillant.
- Ch'ais t'y mei[17] ! répondit-il, tout penaud, en contemplant sa belle à moitié dévêtue.
S'enveloppant d'une blaude bleue trop grande pour elle, elle versa aussitôt le contenu de la bouteille de lait frais dans une marmite qu'elle mit sur le poêle :
- Cha t'dit eun bon fricot, men Loulou[18] ?
- Eune teurgoule ? espéra-t-il, amadoué par les effluves du dessert et la beauté plantureuse de sa bien-aimée, qui avait défait son lourd chignon, libérant ainsi sa longue chevelure aux reflets châtaigne.
S'appliquant à tourner sa mouvette[19] dans la casserole, elle sourit, mais ne lui répondit pas. Apaisé, Louis regarda la pluie dégouliner sur la vitre, tout en fumant tranquillement sa pipe.
- Eul ti va bêtôt s’racache[20]… dit-il comme pour s'assurer qu'il ne se trompait pas dans les dates.
- La Sophie m'a dounné des affaires et des couchettes... l'informa-t-elle pour le rassurer.
Fouillant dans sa poche, il sortit quelques sous qu'il posa sur la table :
- T'nins ! Agète-li une bannette au marchi[21]…
- Qué bontiveté, Mousieu[22] Dorival ! s'exclama-t-elle en posant un baiser sur son front, et en lui servant son riz au lait.
Comme elle l'observait, calme et posé, se régaler de son dessert fleurant bon la cannelle, elle se souvint de leurs tendres années. Deux ans plus tôt, c'était encore un bon garçon, travailleur et jovial qui avait su gagner son cœur par ses tendres attentions. Mais la mort de sa mère, en juillet 1870, marqua la fin de ses douces années d'insouciance.
Et puis, à peine l'épidémie de variole avait-elle quitté la Normandie, que les troupes prussiennes vinrent la conquérir. En octobre, les uhlans, ces redoutables unités de cavaliers lanciers, fondirent les premiers sur les villes de Gisors et de Gournay-en-Bray en les mettant à feu et à sang. Fin novembre, les casques à pointe marchèrent sur Vernon ; puis le 4 décembre 1870, les combats firent rage autour de Buchy. C'est sur cette dernière ligne de défense, avant Rouen, que le père de Louis fut fusillé en tentant de résister. Et le lendemain, les Prussiens entrèrent dans la ville, après avoir laissé deux cents morts à Pont-Audemer et Honfleur. Ils avaient une artillerie terrible pour décimer leurs ennemis à distance. En proie à de violents combats, Louviers et Évreux tombèrent aussi. Quand Elbeuf fut occupé, en janvier 1871, Gustave, Alphonse, Louis et Napoléon étaient prêts à en découdre, frémissant comme de frêles taillis sous la neige et le gel. Pourtant, ce n’était pas de froid qu'ils tremblaient, mais d'une fièvre nerveuse qui leur paralysait la gorge et les transforma en bêtes féroces décidées à venger leurs compatriotes[23]. Malheureusement, la résistance farouche des paysans et des ouvriers locaux n'empêcha pas l’ennemi de marcher jusqu'à Yvetot et Bolbec et de les écraser, avant d'atteindre finalement Dieppe. Ainsi, tout l'est de la Normandie fut conquis avant le 22 juillet 1871[24]. L’occupation fut une épreuve terrible pour les habitants de cette région qui subirent de plein fouet les exactions de milliers de soldats prussiens. Les réquisitions, les pillages, les violentes représailles et l’arrêt des activités économiques, eurent raison de leur bonhomie légendaire. C'est pourquoi cette guerre perdue, humiliante et ruineuse changea bien des hommes en rustres ivrognes… Tel fut le cas des frères Dorival et plus particulièrement des jumeaux Louis et Napoléon. Eugénie ne l'avait pas pressenti lorsqu'elle avait consenti à se donner à lui, le soir du 22 juillet. Certes, c'était une façon absurde de célébrer la fin des combats, mais elle avait succombé à la folie ambiante et au charme de son amoureux persuasif. Hélas, les lendemains furent plus désenchanteurs qu'elle ne l'aurait cru. La Normandie déshonorée, hagarde et affamée pansa ses plaies et pleura ses morts. Elle peina à se relever de ses ruines, et sombra peu à peu dans la morosité, la colère et l'alcoolisme. Eugénie constata qu'elle était enceinte et dut épouser Louis, envers et contre tous les changements opérés par les traumatismes de cette "foutue" guerre.
Louis avait en effet surpris un prussien en train de tuer le chien de son père. Il avait vu, avec horreur, des soldats mitrailler des vaches couchées dans les champs, égorger des paysans qui défendaient leurs misérables maisons, briser leurs meubles à coups de crosses, boire leur vin et dévorer leur pain, violer leurs femmes et laisser derrière eux la misère et le choléra… Toutes ces sauvageries lui avaient laissé un goût amer dans le cœur et une soif de revanche qu'il ne pouvait assouvir. Quitte à être déshonoré, il se conduisait désormais comme un rustre taiseux, dans l'âme duquel grondait une sourde colère.
- Cha se passe point coumm' j' l'avais émaginé, soupira Eugénie en se vengeant avec rage sur la teurgoule.
[1] En patois normand : Tout cela passera quand tu accoucheras.
[2] En patois normand : Mais viens et vois.
[3] En patois normand : Viens, tu es fatiguée.
[4] En patois normand : Pas de quoi avoir peur (littéralement : la chiasse) là-dedans.
[5] En patois normand : Allons-nous-en ! Il est l'heure et il commence à pleuvoir.
[6] Ancêtre de la poussette composé d'un panier en osier et de quatre roues.
[7] En patois normand : la faute de la vache, c'est le veau qui la paye.
[8] En patois normand : Quelle averse !
[9] Cf. "Lekh lekha Marilou" de Sophie Lavie (2021).
[10] Goûter qui consiste à tremper des tranches de pain dans du lait.
[11] Hyacinthe Bellamy est un personnage du roman "Lekh lekha Marilou".
[12] Extrait du cantique "A toi la gloire" d'Edmond Louis Budry (pasteur suisse né en 1854) sur une musique d’Haendel.
[13] En patois normand : Ne compte pas sur moi pour retourner avec toi aux Rouvalets ! Tu es folle ! À la fin, tu vas accoucher dans le bois.
[14] Expression dite à ceux qui éternuaient.
[15] En patois normand : Ce n'est pas Dieu possible d'être sale comme ça ! D'où viens-tu ? Déchausse-toi ! tu vas tousser et perdre le petit.
[16] En patois normand : Alors, tu n'es pas au bar, toi ? Et tu as peur pour le petit ! Tu crois qu'on perd un enfant comme ça ?
[17] En patois normand : Qu'est-ce que j'en sais, moi ?
[18] En patois normand : Ça te dit un bon repas, mon Loulou ?
[19] Cuillère en bois
[20] En patois normand : Le petit va bientôt arriver.
[21] En patois normand : Tiens ! Achète-lui un berceau au marché.
[22] En patois normand : Quelle bonté, monsieur.
[23] Cet hiver-là fut particulièrement froid et enneigé avec des températures descendant sous moins 10°. Depuis le 10 août 1870, la mobilisation de la garde nationale mobile s'était étendue : tous les hommes de 25 à 35 ans, célibataires ou veufs sans enfants, furent appelés à rejoindre l’armée active. Cette même loi appela les anciens militaires de moins de 45 ans à se rengager dans l’armée.
[24] La guerre franco-prussienne prit fin à cette date, avec le paiement anticipé de 2 milliards de francs or, réunis par le ministre des Finances, le Rouennais Pouyer-Quertier.
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