vendredi 6 septembre 2024

Chapitre 11 : Le choix de Françoise

 


Chapitre 11

Le choix de Françoise

 

- Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices, suspendez votre cours : laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours ! déclama Marie-Louise, face à son vieux professeur qui lui avait fait découvrir des poèmes d'Alphonse de Lamartine[1].

C'était un matin comme les autres au numéro 7, rue Charbonnerie. Trois années s'étaient écoulées[2], pendant lesquelles Marie-Louise avait bénéficié d'une bonne instruction auprès de Johann et d'Aela. À cette époque, le célèbre poète Lamartine était autant connu par les succès de ses écrits que par sa politique républicaine. Il faut dire que toute la France s'était soudainement ralliée à ses idées et momentanément opposée aux conservateurs, avec de grands espoirs. C’était un temps où tous les Français, quels que soient leur position sociale et leurs choix politiques, avaient adhéré avec enthousiasme à un régime qui ne possédait, la veille encore, qu’un petit nombre de partisans convaincus. Désorienté par des promesses chimériques, Johann s'était, lui aussi, fait prendre au piège des idéaux vains et destructeurs. Mais l'insurrection, bien qu'elle fût violente et meurtrière[3], n'aboutit à rien d'autre qu'une grande déconvenue. En décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte obtint la présidence, et en 1849 le peuple choisit le retour à un ordre bourgeois, différant peu de la monarchie. Durant cette période aussi exceptionnelle que mouvementée, Marie-Louise devint une jolie jeune fille instruite et pleine de grâce ; bien qu'ayant conservé une forme de candeur juvénile et enthousiaste, cultivée par le vieux Johann. Elle nouait maintenant ses longs cheveux châtains, nuancés de mèches dorées, en chignon, ce qui lui donnait un élégant port de tête et un aspect calme et réfléchi. Ses yeux, d'un bleu délavé baigné de lumière, éclairaient son teint pâle et adoucissaient son visage. Pleine d'affection pour son hôte, elle lui rendait de plus en plus service, car la santé du vieil homme avait décliné. D'autre part, depuis quelques mois, Françoise partageait son temps entre la mercerie et des soirées tardives en la galante compagnie d'Evan Joyaux, alors Marie-Louise s'occupait davantage du ménage[4].

L'adolescente allait bientôt avoir quinze ans, et consciente que le temps filait à toute allure, elle se délecta de ce poème romantique, immortalisant l'inquiétude face au destin, l'élan vers la félicité et l'amour éphémère aspirant à l'éternité.  Comme le célèbre écrivain, elle aurait aimé arrêter le temps sur ces moments de bonheur simple, et ancrer son existence ici et maintenant. Mais ne pouvant sensément prolonger ces heures propices, elle se sentait comme un navigateur sur l'océan, traversant la vie, poussée de façon involontaire par la fuite du temps. Johann, Aela et Ana lui avaient tant répété que Dieu voulait l’avoir pour lui, loin de tout lien et de tout appui extérieur, qu'elle voulait apprendre à tout puiser en lui. Comme Abraham, elle voulait obéir, voyant par la foi, non seulement un pays lointain et la promesse qui s’y rattachait, mais surtout le Dieu vivant qui ne manquerait pas d’accomplir ses promesses.

- C’est toujours la foi qui pousse un homme à se lancer dans l’inconnu, parce qu’elle s’empare de l’invisible, affirma le vieux Johann. Ce serait se moquer de Dieu que de prétendre avoir confiance en lui, tout en refusant de lui obéir. Une des premières choses que Dieu attend de nous, c’est que nous nous séparions du monde[5] pour marcher avec lui, partout où il nous conduira. Jamais une âme, qui s’abandonne à lui, pour faire sa volonté en toutes choses, ne sera déçue. L'homme est impuissant face au temps, mais Dieu tient chacune de nos destinées entre ses mains… rien ne lui échappe !

- Toujours poussés vers de nouveaux rivages, dans la lumière éternelle, emportés sans retour, nous pourrons un jour jeter l'ancre sur l'océan des âges[6]… lui répondit-elle en transformant les vers du célèbre poème.

- Notre voyage s'arrêtera et nous pourrons prendre du repos, quand avec tous les élus, nous entrerons dans la maison du Père pour l'éternité… renchérit Johann.

- Ensemble ? l'interrogea-t-elle. Vous, comme moi, en même temps qu'Abraham ?

Il acquiesça de la tête d'un air pensif, esquissant un sourire :

- Si tu vas comme Dieu te le demande, si tu agis selon sa volonté, ce sera pour ton bonheur et pour que tu deviennes, au fil du temps et de ton voyage, celle que Dieu voulait que tu sois ! lui rappela-t-il. C'est toi qui, la première, seras heureuse de t'être laissé aller, et d'avoir accepté de te laisser guider par lui. Finalement, tu seras riche de sa présence, de ses bénédictions, et de tout ce que tu auras appris, ne l'oublie jamais !

Émue, elle s'accrocha à son cou, comme à une bouée jetée en plein océan. Et c'est à cet instant que Françoise entra dans la cuisine pour y préparer le déjeuner.

- J'ai rapporté des fraises du marché ! s'écria-t-elle avec bonne humeur, avant de constater la mine défaite de sa cadette. Qu'est-ce qui se passe ici ?

- Rien, murmura Marie-Louise en essuyant une larme d'un revers de manche.

Dubitative, la jeune femme haussa les sourcils en interrogeant le vieillard du regard.

- Rien ! répéta-t-il dans un soupir. Quelle bonne idée d'avoir acheté des fraises !

Marie-Louise emporta ses livres dans sa chambre, et Johann alla faire un tour dans la boutique, pendant que Françoise préparait le repas. Le vieil homme savait que les deux sœurs n'avaient pas la même vision de la vie, et il se demandait ce qu'il adviendrait de sa petite protégée, le jour où il aurait rejoint la patrie céleste.

À midi, ils se retrouvèrent autour de la table, sur laquelle Françoise avait disposé un bar de ligne, entouré de quelques pommes de terre.

- Qu'est-ce qui nous vaut un tel repas ? s'étonna Johann en dévisageant la mine resplendissante de la jeune femme.

- C'est Evan qui l'a pêché ce matin, déclara-t-elle avec un grand sourire. Et j'ai une grande nouvelle à vous annoncer !

Marie-Louise interrogea du regard le vieil homme, et après un silence qui lui parut durer des heures, sa sœur déclara :

- Evan et moi, nous allons nous marier !

- Ana est au courant ? s'alarma Johann d'une voix étranglée.

La jeune femme qui ne s'attendait pas à une telle réaction, hocha la tête en signe d'affirmation :

- Elle va venir pour vous en parler, murmura-t-elle, gênée.

- Il y a un problème ? s'inquiéta Marie-Louise qui sentait leur embarras.

Comme elle ne répondait pas, Johann leur fit signe de poursuivre leur repas comme si de rien n'était. Ce déjeuner, censé être un moment de joie partagée, se déroula dans un silence pesant. Après avoir vidé son bol de fraises, le vieillard demanda à Marie-Louise de rejoindre Aela, plus tôt que prévu, dans son atelier de couture. Troublée, l'adolescente s'exécuta sans dire un mot, consciente que quelque chose préoccupait sérieusement leur hôte.

Avant même que Françoise ne se lève pour faire la vaisselle, Johann lui demanda pourquoi elle avait pris la décision de se marier si brusquement.

- Vous n'avez pas assez d'argent pour vous installer et je m'étonne que tu souhaites habiter dans les ingoguets avec la famille Joyaux ! grommela-t-il, l'air attristé.

- J'irai travailler à la manufacture de faïence de Monsieur Bayol, bafouilla Françoise.

- J'aime bien Evan, admit le vieil homme, mais depuis la mort de son père, il boit autant pour noyer sa misère que pour se réjouir avec ses collègues ! Différemment de sa pauvre mère, il a deux consolations : la foi et le cabaret, Dieu et l’eau-de-vie. Or, on ne peut servir deux maîtres sans que l'un d'eux ne soit trompé[7] !

Françoise haussa les épaules avec fatalisme :

- C'est le lot de tous les paysans bretons !

Johann secoua la tête d'un air navré :

- Tu fais la même erreur que ta défunte mère, ma fille ! En te mariant précipitamment avec un ivrogne, quelles espérances attends-tu ?

- Je ne peux dépendre indéfiniment de votre hospitalité ! se défendit Françoise. Vous savez très bien que le gîte et le couvert que vous nous offrez n'est pas suffisant pour que je puisse faire des projets… même si je suis infiniment reconnaissante pour votre bienveillance à notre égard et pour tout ce que vous avez fait pour Marie-Louise…

- Que vas-tu faire de ta sœur ? gronda le vieil homme, ulcéré.

Elle haussa les épaules pour montrer son désarroi :

- Serait-ce trop vous demander qu'elle reste à vos côtés et me remplace au ménage, comme à la boutique ?

- Tu es grosse[8] ? lui demanda brusquement Johann en fixant son ventre quelque peu arrondi.

Elle confirma ses soupçons d'un geste de la tête et fixa le sol d'un air honteux.

- Depuis combien de temps ? insista-t-il.

- Trois mois à peine, balbutia-t-elle.

- Trois mois ! s'emporta-t-il. Et avec quel argent allez-vous vous installer, en si peu de temps ? Evan est un gars courageux, mais il dépense tout ce qu'il gagne à la taverne !

- Je suis majeure et j'ai conservé l'héritage de mes parents… marmonna Françoise en pâlissant.

- Et quel héritage ! déplora le vieil homme. Tu comprends qu'aucun pasteur ne voudra vous marier !

- Nous nous marierons à la mairie, lui répondit-elle honteuse. Onze jours après la publication des bans suffisent…

- Cela suffit, marmonna-t-il en allant s'isoler dans sa boutique.

Confuse, elle le regarda s'éloigner, le dos plus courbé qu'à son habitude, marchant d'un pas hésitant, lourdement appuyé sur sa canne. Un peu plus tard dans l'après-midi, elle l'entendit converser avec Ana Joyaux, sans toutefois comprendre la teneur de leurs propos. Le cœur lourd, elle fit la vaisselle, et n'osant remonter dans sa chambre, elle finit par s'assoupir, la tête posée sur le bord de la table.

- Françoise ! cria soudain Johann, la voix enrouée. Je sors !

La jeune femme se réveilla en sursaut, le cœur battant, et se précipita dans la mercerie. La porte venait de se refermer dans un joyeux tintement de cloche, et elle perçut la silhouette du vieillard s'éloigner au bras de Madame Joyaux. Abattue, elle se laissa choir sur un tabouret et attendit son retour, accoudée au comptoir. Johann et Ana se dirigèrent chez Aela. Dans le salon aux tons sourds, se déclinant du rose poudré au beige doré, agrémentés de quelques touches de vert sauge et de bleu paon, Johann retrouva une certaine sérénité. La douce intimité de ce lieu raffiné le rassurait et lui rappelait ces réunions bibliques d'autrefois, où à la lueur de quelques chandelles et dans la prière, il pouvait ressentir la communion fraternelle et divine l'apaiser et le soutenir dans ses combats. Calmement, et avec l'aide de Madame Joyaux, il expliqua la situation à Marie-Louise et à son amie couturière. Puis, il leur proposa de prier pour trouver dans la Parole de Dieu quelques appuis et directions spirituelles.

- Dieu nous permet souvent d'être dans une situation sans solution possible, afin que nous puissions découvrir qu'il est lui-même notre solution. Il nous laisse toucher le fond pour nous apprendre qu'il est le rocher au fond, émit Ana à l'issue de leurs oraisons.

- Que Dieu ait pitié d'elle, car jusqu'à maintenant Françoise n'a eu que faire de ce rocher ! regretta Marie-Louise, avec une pointe de colère.

- S'il est clair qu'Abraham fut étranger et pèlerin sur la terre, Lot manifesta tout aussi clairement qu’il se contentait de suivre un homme, murmura Johann, les yeux plongés dans sa bible. A trois reprises, le livre de la Genèse dit que Lot allait avec Abraham… Ainsi, lorsque l’occasion se présenta, il la saisit et retourna dans les villes de la plaine…

- Il me faut donc la laisser partir… s'attrista l'adolescente.

- Lekh lekha ! lui répondit Johann. Mais aussi longtemps que je vivrai, je m'engage à prendre soin de toi…

-  Je recueillerai Françoise chez moi, poursuivit Ana. Et tant que sa santé le permettra, elle travaillera à la manufacture de faïence, tandis qu'Evan sera au goémon…

- Elle vivra dans ces sordides ingoguets ? s'indigna Marie-Louise.

- Nous y survivons ! soupira Ana. On peut jouir de la sécurité, de la quiétude et du bien-être n'importe où, si notre refuge est en Christ… et peut-être Françoise trouvera-t-elle le Sauveur dans notre modeste demeure...

- Si je peux vous être utile, proposa Aela. Je me tiens à votre disposition. Marie-Louise a acquis assez de connaissance et de dextérité en couture pour se passer de mes services…

- Nous pourrions avoir besoin de vous pour embellir l'une de ses robes et pour lui servir de témoin,  admit Ana. Evan a bien un ou deux amis qui voudront tenir ce rôle pour lui, mais Françoise…

- Avec plaisir, consentit Aela.

- Je veux bien en être aussi, ajouta Johann.

- Merci mes amis, les gratifia Ana avec un sourire ému. Ensuite, nous leur concocterons un petit repas de noces, et cela suffira. Ce sera un mariage sans bombarde ni biniou[9]

- Vu les circonstances, nous ne pouvons guère faire plus, conclut Johann à regret.

 

Suite

[1] Extrait du poème "Le lac" publié en 1820.

[2] C'était le 14 juin 1850, trois ans après le décès de Joseph Hamon.

[3] 6000 personnes environ périrent parmi les insurgés qui s'opposèrent à l'armée.

[4] A cette époque, le mot "ménage" englobait tout le travail d'une femme d'intérieur, tels que la cuisine ou la lessive...

[5] C’est-à-dire se préserver des souillures du monde en refusant de céder aux convoitises mondaines et en résistant à la tentation.

[6] La première strophe du poème "Le lac" de Lamartine dit : "Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, dans la nuit éternelle, emportés sans retour, ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges jeter l'ancre un seul jour ?"

 

[7] D'après l'évangile de Matthieu 6.24.

[8] Enceinte.

[9] La bombarde est un instrument de musique à vent à anche double de la famille des hautbois, employé dans la musique ancienne et la musique bretonne ; et le biniou est une sorte de cornemuse utilisée en Basse-Bretagne. Traditionnellement en Bretagne, les mariés étaient accompagnés d’un petit orchestre tout au long de la journée et de leurs déplacements.

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