Dimanche 15 septembre 1872
Méditer dans les champs
Lors du repas fraternel, Eugénie confia ses attentes et ses questionnements à ses voisines de table. Esther lui expliqua qu'il fallait qu'elle recontextualise le sermon d’Hyacinthe à sa propre vie. Elle lui promit toutefois de lui montrer un jour des chameaux et même des éléphants, lorsque le cirque Pinder[1] viendrait faire une représentation sur le champ de foire, là où d'habitude se tenait la fête de la Saint-Gilles. Pendant que la petite Alsacienne décrivait avec moultes détails quelques animaux sauvages et la dextérité des chevaux de cavalcade, Marie-Louise réfléchissait en silence. Et soudain, n'y tenant plus, elle interrompit la conversation qui allait bon train, pour en revenir au sermon du matin. Montrant son assiette remplie de pot-au-feu à Eugénie, elle lui demanda :
- Que vois-tu ici ma bonne amie ?
Interdite, la jeune femme haussa les épaules et ébaucha un sourire gêné :
- Eun pot-au-feu…
- Et que préfères-tu dans ce plat ? Les légumes, la viande ou le pain trempé dans le bon bouillon ?
Eugénie réfléchit quelques secondes, plongeant son regard noir dans les yeux bleu ciel de son amie :
- A d'où qu'tu veux en venir ? Mei, cha que j'préfère, c'est la moelle des os su eune chique de pain !
- Voilà ! s'écria Marie-Louise triomphante.
Esther et Eugénie se regardèrent en riant, et en écarquillant les yeux :
- Quiqu'tu veux dire ?
- Hyacinthe nous a servi un bon plat ce matin. Dedans y'avait des pommes de terre, des carottes, des poireaux, du bouillon, de la viande, et aussi des os à moelle ! Si tu es fin gourmet, comme moi, tu t'attardes pas sur les légumes communs ! Tu saisis un couteau et tu vas chercher la moelle au fond de l'os, pour te régaler… Et puis, tu la supes pas comme un sagouin[2], comme ça avec tes doigts, mais tu la tartines délicatement sur une belle tranche de pain… Ce que je veux expliquer c'est que dans le sermon d’Hyacinthe, il y avait des vérités toutes simples, de la poésie et de la beauté céleste… toutes sortes de choses, pour tous les goûts et tous les besoins. Mais pour déguster un festin de mets succulents plein de moelle, il faut que tu ailles plus loin que l'histoire des chameaux arrivant cahin-caha au coucher du soleil, pour apporter une bénédiction toute spéciale à Isaac. Ta bénédiction, Dieu l'a déjà préparée pour toi. Il n'a pas attendu que tu en éprouves le besoin pour te la concocter… Tu ne la trouveras pas sous la patte d'un chameau ni entre ses deux bosses ! Ne t'arrête pas aux choses que tu ne comprends pas ou qui ne sont pas à ta portée. Tu as fait une demande à Dieu… et tu crois qu'il mettrait sa réponse hors de ta portée, juste pour t'embêter ? Il ne te viendrait pas à l'idée de cacher ton sein à ton fils lorsqu'il réclame la tétée ! Pourquoi Dieu agirait-il ainsi ? Ce serait pure folie ! Tu as besoin d'une saine occupation pour ton mari ! Crois-tu que Dieu réclamerait que vous sachiez lire pour vous accorder cette faveur ?
- Ch’ais t’y mei ! fit Eugénie en haussant les épaules.
- Je pense que Dieu veut exaucer ta prière et que cette bénédiction est déjà là, à la portée de tes mains et de tes yeux ! insista Marie-Louise.
- Quiqu' ch'est ? s'étrangla Eugénie bouleversée. Et oyoù qu'elle est ?
- A ton avis ? la défia Marie-Louise. Qu'est-ce qui pourrait changer sainement les idées de ton Louis et vous bénir de surcroît ?
- Quelque chose à la portée de ses yeux et de ses mains ? s'enflamma Esther, qui s'était prise au jeu des devinailles.
- Une double bénédiction ! souligna Marie-Louise qui jubilait de stimuler ainsi leurs réflexions et leur imagination.
- Crais be qu'si jé saveis, j'l'érais d'jà[3].
- Qu'est-ce que Dieu a mis sous tes yeux ce matin ?
- Mun bézot ?
Marie-Louise hocha la tête en signe de négation, et l'incita à chercher encore.
- Eul François Blanger ? Mais la pèque, cha suffit point piur l'calmer mun Louis… Et eul François m'a dit qu'il avait point d'idée piur m'aider… protesta-t-elle.
- Mais il a ajouté qu'il allait y réfléchir, n'est-ce pas ? renchérit Marie-Louise.
- Double bénédiczion ? demanda Esther plongée en pleine réflexion.
Marie-louise ferma les yeux pour lui indiquer qu'elle avait bien saisi le fil de ses pensées, et se remit à manger. Tout en se délectant du fameux kig ha farz[4] breton, Esther et Eugénie réfléchissaient. Alors qu'elles étaient parvenues au dessert et s'apprêtaient à donner leur langue au chat, Joséphine les rejoignit, portant Albert dans ses bras.
- Vot fils aime be c't'histoire ! dit-elle à Eugénie en brandissant un joli livre illustré.
- Quiqu' ch'est ? demanda-t-elle avec intérêt.
- Bos ! La fable de Jean de La Fontaine : Le rat des villes et le rat des champs, lui répondit Joséphine. Vous la connaissez point ?
- Mei ? Non ! Et tei, tu saves lire ? s'étonna Eugénie.
- Voui ! avoua fièrement la jeune fille. Maman nous a tous appris à lire…
- Eul rat des cllos… répéta Eugénie, songeuse, en feuilletant le livre avec délice. Qué belles illustrations ! Il est biau çu livre !
- J'peux vous l'prêter… ajouta Joséphine.
- J'save point lire, murmura Eugénie, honteuse.
- Vous ne voulez point apprendre ? insista l'adolescente, pleine de sollicitude.
- Apprendre ? Mei ? s'étonna la jeune femme qui pensait ne jamais avoir cette opportunité.
- Si maman accepte, j'veux bien vous apprendre, poursuivit Joséphine. Elle-même a appris quand elle avait douze ans avec son vieil ami Johann, à Saint-Brieuc !
- J'accepte cette belle initiative, ma fille ! approuva Marie-Louise. Et Louis pourrait aussi apprendre avec l'écrivain public, les jours où ils ne vont pas à la pêche…
- Z'est là, la double bénédiczion ? l'interrogea alors Esther, les yeux pleins d'étoiles.
- Une partie seulement, lui répondit-elle avec le plus grand calme.
- Eune partie ? répéta Eugénie interdite. Mais quiqu' ch'est l'aut alors ?
Marie-Louise pointa son index sur le livre illustré.
- Eul rat des cllos ? la questionna Eugénie, les sourcils froncés.
- Izaac était zorti pour méditer dans les champs… dit Esther, en réfléchissant à haute voix.
- De quels champs parlez-vous ? leur demanda Joséphine.
- Eugénie cherche une occupation saine pour son mari, en dehors de ses heures de travail, lui expliqua sa mère.
- Je vois où tu veux en venir, lui sourit Joséphine. Le maire de Saint-Aubin-jouxte-Boulleng a mis en vente des jardins pour que les ouvriers y cultivent des potagers…
- Voilà ! approuva Marie-Louise qui exultait de joie. Voilà la double occupation, ou oserai-je dire, la double bénédiction…
- Bonnes idées ! admit Eugénie. Faut vair quiqu' cha coûte…
- Rien n'est impossible à Dieu ! la reprit Marie-Louise. Tu sais, j'étais une orpheline sans le sous, et alors que j'avais seulement douze ans, Dieu m'a promis de m'accorder une grande famille et un grand jardin fertile. Et de surcroit, il m'a donné des amis pour prendre soin de moi, pour m'apprendre à lire, écrire, compter, coudre… et pour me transporter jusqu'ici.
- Tout est possible à celui qui croit ! renchérit Joséphine, en lui tapotant amicalement la main.
- Ze petit a bezoin de grandir en paix, ajouta Esther en pointant son index vers le nombril de son amie.
- Vos avaez deviné ? fit Eugénie consternée.
- Oui ! lui chuchota la petite Alsacienne à l'oreille, en la serrant tout contre elle. Félicitazions Madame Dorifal !
- Chut ! j'veux point qu'on en cause à c't'heure. Eul Louis le save point…
- Il serait temps de lui avouer cette petite cachotterie, ajouta Marie-Louise en faisant la moue.
- C'est promis, lui certifia-t-elle d'un ton grave, avant de la serrer dans ses bras avec reconnaissance. Aveu vos toutes, ma vie a du sens ! J'tourne pu en rond coumm' avant.
- Nous poufons dès maintenant nous rendre chez le garde-champêtre pour libérer fotre époux, lui suggéra Esther.
- Vos pouvaez faithe cha ? s'étonna Eugénie.
- Oui ! l'assura Esther. Tout est possible à…
- C'tila qué crait ! poursuivit Eugénie avec joie. Annous-en !
- Mais afant, j'aimerais faire un tour, du côté de la rue Sevaistre Aîné… J'ai une proposition à suggérer à fotre ami écrifain…
- Vraiment ? s'étonna Eugénie.
- Hopla ! lui répondit Esther en se levant de table.
Ce dimanche-là, pour la première fois, Esther rencontra Louis, et elle lui fit une sérieuse proposition, avant de payer une caution, qui lui permit d'être libéré de sa prison, avec son jumeau Napoléon. Elle avait tenu à avoir un entretien privé avec Louis, au fond même de sa geôle. Embarrassé d'être en si mauvaise posture face à l'élégante Alsacienne, Louis ne broncha pas. Tout penaud, il écouta ses propos, non-moralistes, mais plutôt pleins de sagesse et de bienveillance. Elle lui révéla qu'il serait bientôt à nouveau papa et lui proposa de s'occuper profitablement l'esprit et les mains, pour l'amour d'Eugénie, de leurs enfants et de Dieu. Déconcerté, Louis accepta son offre.
[1] Créé en Angleterre en 1854 par les frères George et William Pinder, des spécialistes de l’art équestre, le cirque Pinder foule le sol français pour la première fois en 1868 pour une série de représentations.
[2] Singe ou ouistiti…
[3] En patois normand : Crois bien que si je savais, je l'aurais déjà.
[4] Pot-au-feu breton.
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