L'air, les rats…
Couchées avant le soleil, les deux sœurs dormirent profondément jusqu'à l'aube, car pour la première fois de leur vie, aucun meuglement d'animaux terrifiés, aucune vocifération paternelle agacée, aucun ronflement d'ivrogne, aucune toux, ni aucun râle agonique ne vint déranger leur sommeil. Le jour commençait à filtrer à travers les volets clos. Il devait faire beau dehors. Les minces fentes du bois laissaient passer des rais de lumière vive dans laquelle dansait la poussière.
- Étonnant, comme un simple rayon lumineux peut rendre visible ce qui est imperceptible ! sourit Françoise, pleine d'entrain, avant de sauter de son lit.
Ravivant les braises dans l'âtre, elle prépara le petit déjeuner à la hâte et appela sa sœur qui dormait encore.
- Viens manger ma Loulotte ! Il faut aller au lavoir ce matin!
- Ce n'est pas le moment ! grogna Marie-Louise en enfonçant sa tête échevelée dans le traversin.
Effectivement, Françoise avait enfreint leurs habitudes domestiques en décidant d'aller laver son linge maintenant, mais les circonstances sanitaires et météorologiques l'en avaient empêchée jusque-là.
- Le soleil brille, s'exclama-t-elle en ouvrant les volets de la longère.
- Je souhaitais si fort que le ciel redevienne bleu et que le soleil nous réchauffe ! se réjouit la fillette en s'étirant comme un chat dans les rayons de lumière.
- Et nous avons échappé à la grande lessive de printemps[1], celle où ces médisantes lavandières déshabillent en un tournemain leurs époux, les décrassant de bas en haut, les rinçant, et leur raclant le cuir à la brosse à chiendent. Et en avant le battoir[2] ! renchérit Françoise.
- Pan, pan ! À toi, mon père Joseph, et attrape ça, mon vieux Julien ! renchérit la fillette en s'asseyant dans son lit, et en frappant les draps de chanvre propres et rêches.
Voyant que son aînée avait préparé des bols de bouillie et des tartines beurrées, la cadette sauta du lit d'un bond, en affichant un sourire radieux.
- Fini le bon vieux temps où nous partagions les eaux du Bief[3] avec les femmes qui critiquaient, dénonçaient, injuriaient et creusaient des rivalités par leurs paroles violentes et diffamatoires, ajouta Françoise, ragaillardie par la bonne humeur et l'énergie de sa cadette.
- Quand les femmes viennent au ruisseau, elles mangent leur mari tout vivant[4] ! s'écria Marie-Louise, en arrachant de toutes ses forces un morceau de pain noir avec ses dents.
Après avoir partagé un bon moment leurs souvenirs, elles chargèrent gaiement leur linge détrempé dans une brouette. Puis, elles longèrent le Bief qui servait à alimenter de nombreux moulins dont celui du tan[5] et de la minoterie[6] située dans le centre de la commune. Elles passèrent un petit pont, et descendirent au lavoir, que les femmes du bourg avaient surnommé la butte d'Enfer, parce qu'autrefois l’eau y était chaude. Seules, sous cette sorte de préau longeant la rivière, elles se mirent promptement à l'ouvrage. Le corps penché au-dessus des eaux claires, frappant, éclaboussant, rinçant à grande eau et tordant les draps à deux, elles vinrent à bout de leur lessive à midi. Jupes et jupons mouillés, elles ramenèrent tant bien que mal la brouette remplie, pour étendre le linge au kornog[7]. Puis, elles se restaurèrent dans la cour ensoleillée, en mangeant un bol de bouillie froide. L'après-midi, Marie-Louise fut chargée de tirer de l'eau au puits, de laver la marmite et les bols, et de jeter le contenu du pot de chambre par un fenêtron[8] à l'arrière de la maison. Pendant ce temps, son aînée vida la cheminée de ses cendres, passa un coup de balai de genêt sur le sol de terre battue, puis épousseta les meubles. Épuisée par cette journée de corvées, la fillette finit par sauter sur son lit avec délices, alors que sa sœur alluma la cheminée et se mit à repriser, les pieds plongés dans une bassine d'eau salée.
- Est-ce que tu sais ce que représentent les statues qui sont au fond de l'église de La Trinité-Porhoët ? demanda soudain la fillette, en se remémorant le vieux retable[9] baroque qui l'avait tant émerveillée.
- Il faut que tu saches une chose, lui répondit Françoise en arrêtant un instant son ouvrage, c'est que depuis la mort de notre sœur Marie, nos parents n'ont plus jamais remis les pieds dans une église. Ils ne m'ont pas enseigné la catéchèse et ils ne t'ont jamais fait baptiser. Alors ce que représentent ces statues, comprends bien que je ne peux te le dire…
- Pourquoi ont-ils agi ainsi ? l'interrogea-t-elle, essayant de comprendre ce qui avait motivé leurs parents à rejeter leur foi.
- Ils en ont voulu à Dieu d'avoir perdu trois de leurs filles, lui expliqua son aînée. Ils se sont dits que la religion ne pouvait protéger leurs enfants, alors ils se sont repliés dans cette longère : maman dans son potager et papa dans son travail et dans la boisson ! Dès cette époque, ils se sont même coupés de leurs familles respectives ! Papa a repris la boucherie de son père, quand celui-ci est décédé ; alors que ses frères et sa sœur ont quitté Le Pont Favrol pour s'installer à La Trinité-Porhoët.
- Mais pourquoi ? insista Marie-Louise.
- Parce que nos parents étaient si aigris, irrités et taciturnes que personne ne voulait partager leur quotidien. Même ta naissance n'a rien changé à leur attitude ! Ils se sont repliés sur leur chagrin et leur colère… et même au cœur de la famine, ils n'ont jamais sollicité une quelconque aide !
A peine Françoise eut-elle le temps de terminer sa phrase que quelqu'un tambourina violemment à la porte. La voix puissante de leur grand-oncle Guillaume retentit au dehors :
- Il y a quelqu'un ici ? demanda-t-il avant de pousser avec rudesse la porte branlante de la vieille longère.
Surprise, Françoise sursauta et renversa sa bassine sur le sol de terre battue, tandis que sa cadette se cacha au fond de son lit clos.
- Oui ? fit la jeune fille en chaussant rapidement ses sabots pour accueillir le vieillard.
Son gendre, Pierre Caro, l'accompagnait et les deux hommes semblaient à la fois nerveux et déterminés :
- Tu as fait un bon coup de ménage ! remarqua Pierre, avant de déposer un panier sur la table. Ma femme te fait porter un sac de farine de sarrasin, des œufs et du lait…
- C'est bien aimable de sa part, murmura Françoise, qui devinait que leur présence cachait une autre motivation que celle de leur apporter quelques victuailles. Vous voulez vous assoir ?
Les deux hommes semblaient gênés, mais ils prirent place sur les bancs autour de la table.
- Voilà, commença Pierre, en se raclant la gorge pour s'éclaircir la voix, je viens pour vous faire une proposition. Cela fait quelques années que j'aimerais agrandir mon affaire, mais je n'ai pas la possibilité de construire des chambres supplémentaires dans mon auberge de La Trinité-Porhoët. En fait, cela m'intéresserait de racheter votre longère et les hangars d'abattage. Tous ces bâtiments sont assez grands pour que j'y établisse un commerce plus conséquent…
Avant que Françoise puisse dire quoi que ce soit, son grand-oncle Guillaume ajouta :
- Vous avez besoin d'argent mes petites ; vous ne pouvez attendre et languir indéfiniment ici sans rien faire. A Plumieux comme à La Trinité-Porhoët, tu ne trouveras guère de travail ni d'offre d'achat ; la crise économique a fait trop de dégâts. Mais si tu veux, nous pouvons nous charger de Marie-Louise le temps que tu trouves un emploi à Saint-Brieuc.
Frappée en plein cœur par cette proposition, la cadette se recroquevilla un peu plus au fond de son lit, et des larmes commencèrent à ruisseler sur ses joues décharnées. Pour étouffer ses sanglots, elle enfouit la tête dans son traversin et retint son souffle, comme si sa vie dépendait de la réponse donnée par sa sœur.
- Je savais qu'il nous faudrait partir, et je suis soulagée que vous me fassiez cette proposition, admit Françoise d'une voix blanche. Quant à Marie-Louise, je verrai avec elle, comment nous pourrons nous organiser…
- Si vous êtes d'accord avec mon offre d'achat, nous pourrions aller chez le notaire à la fin de cette semaine, lui proposa Pierre.
Françoise n'avait aucune idée de la valeur de la boucherie et de ses dépendances, et son statut de jeune fille mineure, de surcroît orpheline, ne lui permettait pas de négocier. A la merci des hommes de la famille, elle préféra conserver sa liberté et gagner quelques sous dans cette affaire, plutôt que de résister à leur offre. S'ils avaient voulu, ils auraient pu voler leur héritage et les laisser mourir de faim, ou les obliger à travailler bénévolement pour eux, jusqu'à leur majorité.
Aucune bribe de la conversation n'échappa à Marie-Louise, tapie au fond de son lit. La fillette ne comprenait pas tous les enjeux, mais elle était si contrariée par la tournure qu'avaient pris les évènements qu'elle refusa catégoriquement de saluer les deux hommes. Bien qu'elle ait maintes fois déclaré haïr cet endroit sordide, la pensée de partir la terrifiait. Pas seulement parce qu'elle avait vécu confinée dans les étroites limites de sa ferme et de son voisinage, mais surtout, elle craignait qu'on la sépare de l'unique personne qui avait pris soin d'elle depuis sa naissance, celle qu'elle considérait comme son unique point de repère et sa seule protection : sa sœur Françoise. Terrorisée par un avenir incertain, elle se terra dans un profond mutisme jusqu'au jour de la vente, et passa la plus grande partie de son temps à errer comme une âme en peine, dans ce qui restait du jardin de sa mère.
Un matin, elle y découvrit, avec stupeur, un vieil homme aux longs cheveux blancs et hirsutes, assis sous un pommier.
- Bel arbre ! s'exclama le mendiant en affichant un large sourire édenté.
- Que faites-vous dans notre potager ? se fâcha Marie-Louise. Vous n'y trouverez rien à manger ! Ne voyez-vous pas que le tronc de cet arbre est pourri et que ses feuilles sont atteintes par les chancres[10] !
- Ah oui ? fit-il, feignant de ne pas s'en apercevoir.
- Êtes-vous aveugle ? s'irrita-t-elle, en scrutant son visage marqué de rides profondes.
- Que reproches-tu à ce jardin ? lui demanda-t-il alors d'un ton las.
- Il a été magnifique, mais ne voyez-vous pas que les fruits et les légumes ont disparu, emportés par les maladies ?
- Ah ! Tu l'as remarqué ? dit-il en toussotant.
- Vous vous moquez de moi ! cria-t-elle. Que faites-vous là ?
- Je suis venu te donner une leçon de nature…
- Une leçon de nature ? répéta-t-elle en plantant ses yeux délavés dans le regard pétillant de ce saugrenu visiteur. Mais qui êtes-vous ?
- Crois-tu que ces plantes peuvent parler ? lui demanda-t-il, sans prendre garde à ses questions. Nous pourrions leur demander ce qui leur est arrivé…
Abasourdie, Marie-Louise ne sut que répondre. Suivant du regard celui qu'elle prenait pour un misérable fou, elle le vit caresser l'écorce nécrosée du vieux pommier :
- Sais-tu pourquoi il est mort ? lui demanda-t-il de sa voix chevrotante. C'est parce qu'il a jalousé les fruits suaves et doucereux du poirier ; alors, il s'est découragé et il a commencé à sécher.
Dépitée, Marie-Louise secoua la tête, mais ne put s'empêcher de sourire aux propos facétieux du vieil homme.
- Allons donc voir ce poirier ! fit-il en entraînant la fillette à sa suite.
Résignée, elle ne put que constater que lui aussi était desséché.
- Sais-tu pourquoi il est dans cet état ? la questionna-t-il à nouveau.
Amusée par ses propos, elle n'osa lui expliquer une énième fois que tous ces arbres souffraient des chancres.
- En regardant les fraises et en sentant leur parfum, il s'est dit qu'il ne serait jamais aussi éclatant et savoureux qu'elles et il s'est mis à sécher, poursuivit-il.
- Mais les fraises ont disparu aussi ! s'exclama Marie-Louise en entrant dans le jeu du vagabond.
- Évidement ! rétorqua-t-il. Elles ont tellement envié la rhubarbe qui est là-bas avec ses grandes feuilles, qu'elles aussi se sont mises à moisir.
Apercevant un joli bouquet d'hortensias roses qui se dressait majestueusement au milieu d'un parterre flétri, Marie-Louise sourit triomphalement et courut vers lui :
- Et comment se fait-il que ces fleurs soient encore là, alors que le reste du jardin est mort ?
- Elles ont aussi failli faner, lui répondit le vieillard. Car au début elles se désolaient de ne pas avoir la saveur des pommes, la douceur des poires, le parfum des fraises ou la majesté de la rhubarbe. Dans leur désespoir, elles ont commencé à dépérir. Mais elles ont ensuite réfléchi et se sont dit : si notre créateur, qui est si riche, si puissant et si sage, avait voulu quelque chose d'autre à notre place, il l'aurait planté. Si donc, il nous a plantées, c'est qu'il nous voulait tel que nous sommes. Et à partir de ce moment, elles ont décidé de ne plus envier les autres ni d'avoir peur d'être elles-mêmes, mais elles ont voulu être les plus belles possibles pour lui !
- Pour qui ? s'écria Marie-Louise qui commençait à comprendre la morale de cette histoire. Je ne connais pas ce créateur ! Qui est-il et où est-il ?
- Lekh lekha[11] Marilou ! Lekh lekha ! chantonna-t-il.
- L'air ? Les rats ? le questionna-t-elle. Que voulez-vous dire ? Qui vous a dit que je m'appelais Marie-Louise ?
Comme son étrange conteur ne répondait pas, elle détourna son regard des sublimes hortensias au parfum subtil, mais le vieil homme avait disparu. Courant aux alentours du jardin, elle le chercha, mais ne le trouva plus.
- Françoise ! Françoise ! cria la fillette en courant à perdre haleine jusqu'à la longère.
- Tu as retrouvé la parole ? s'étonna sa sœur. Que se passe-t-il ?
- Il y avait un vagabond assis là dans notre potager !
- Et où est-il maintenant ?
Marie-Louise haussa les épaules pour exprimer son ignorance :
- Mais il m'a appelé Marilou ! Il m'a parlé dans un patois que je ne connais pas, et ensuite, il a disparu…
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[1] Deux fois par an, au printemps et à l'automne, les femmes se rejoignaient toutes au lavoir pour la grande lessive.
[2] Sorte de pelle plate en bois et au manche court, qui servait à battre le linge.
[3] Canal de dérivation de la rivière Ninian.
[4] Proverbe qui se disait à cette époque.
[5] Bâtiment où l'on broyait de l'écorce pour le tannage des peaux.
[6] Moulin à farine.
[7] Vent qui vient de l'ouest et qui souffle sur la Bretagne en toute saison.
[8] Petite fenêtre.
[9] Construction verticale qui porte des décors sculptés, parfois peints, en arrière de la table d'autel d'un édifice religieux.
[10] Maladie fongique atteignant les arbres.
[11] Expression hébraïque - La lettre ח en hébreu est retranscrite en français par kh et elle est gutturale, comme le ch allemand ou le j espagnol.
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