Samedi 8 juin1872
Rue Berthaud
Un mois s'écoula avant qu'Eugénie ne rencontre à nouveau Madame Stroh. Elle la croisa un samedi, rue Berthaud, alors qu'elle sortait de l'échoppe de son beau-frère Jules[1].
- Ben hasard d'aveî étaé cheu l'choumacre al même moument[2] ! s'extasia la jeune femme, ravie de revoir la petite Alsacienne.
- Le hazarte, c'est Dieu qui garde l'anonymat[3] ! lui chuchota Esther à l'oreille, avant de lui demander des nouvelles de la fameuse lettre retrouvée chez les sœurs du chœur de Marie.
- Annous-en cheu mei, jé seroums tout en paix piur causer[4] ! Crochaez-mei bras d'sus bras d'sous ! lui dit Eugénie en l'entrainant vers son cafouret.
Après avoir servi une tasse de café à son amie, la jeune femme, qui avait une excellente mémoire, raconta en détails ce que l'écrivain public lui avait révélé. Et elle ajouta, avec une joie non dissimulée, qu'elle n'avait rien eu à payer pour connaître le contenu de la lettre.
- Eugénie, un ozéan de grâce et d'amour fous enfironne ! s'exclama Esther, ravie.
- Quiqu'vos dites ? lui demanda-t-elle, les yeux exorbités.
- Désolée pour mon accent…
- Non ! ch'est point vot' accent ! Répétez don vair !
- J'ai dit qu'un ozéan de grâce et d'amour fous enfironne… je foulais dire…
- Je save quiqu' çu veut dire… Jésus m'l'a dit ! s'écria Eugénie, tout excitée, avant d'expliquer à Esther le fameux songe dans lequel le Christ s'était révélé à elle.
Ébahie face à toutes ces confidences, Esther écouta la jeune ouvrière en silence, avant de la serrer avec émotion, tout contre son cœur.
- Quelle joie, mon amie ! s'extasia-t-elle. Il faut absolument que fous feniez chez Hyazinthe et Luzie Bellamy demain matin ! Le pourriez-fous très chère amie, le pourriez-fous ?
- Cheu les Bellamy à c'matin ? Ch'ais t'y mai ! Piur que faithe[5] ?
- Chanter, prier, louer Dieu et écouter le zermon de Hyazinthe[6] ! s'enthousiasma Esther, en lui prenant les mains, comme si elle la suppliait d'accepter son offre.
- Qué zermon ?
- Fous n'afez jamais entendu un zermon ? une homélie ? Fous n'allez jamais à l'église ?
- Ecouter lé tchuraé[7] ? J'comprends point son charabiah!
- Hyazinthe ne prêche pas en latin…
- Il est pasteur, cheu vos aut' les protestants ?
- Non, mais… fenez et fous ferrez !
- J'aime leu chants et leu musique, mais j'puis point vos faithe serment ; eul Louis bionne point eul dimanche…
- Faites fotre possible ! Je zerais tellement contente que fous zoyez des nôtres ! insista Esther. Je dois partir maintenant. J'ai des bottines à faire rezemeler[8]. Que Dieu fous garde, Eugénie !
Toute la journée, la jeune femme ressassa les propos d'Esther Stroh, et se rappela les moments passés chez les Bellamy quelques mois plus tôt. Tout son être aspirait à revivre ces temps de grâce et de fraternité, élevant son âme vers les cieux. Mais elle savait qu'il serait quasiment impossible de convaincre Louis de la laisser participer à un tel rassemblement. Jamais il ne comprendrait son attrait pour Dieu, les protestants, les Bretons ou les Alsaciens.
Ce soir-là, Louis ne rentra pas à sept heures, comme il le faisait habituellement depuis la naissance de leur fils. Eugénie ne s'inquiéta pas outre mesure, mais elle se dit que son mari était passé au cabaret, boire quelques chopines avec ses frères. S'efforçant de conserver son calme, elle s'occupa d'Albert et le berça en chantonnant, tout en gardant un œil sur la fenêtre. Neuf heures sonnèrent dans le lointain, et elle s'assoupit.
Au même moment, deux hommes, embusqués sous le porche du cordonnier, discutaient à mi-voix dans un langage peu clair. L'un d'eux saisit Louis par le bras, alors qu'il passait rue Berthaud, en compagnie de son frère Napoléon. Aussitôt, ils reconnurent le colosse au teint rougeaud qui leur avait barré le passage, un soir du mois de mars. Cette fois, il était accompagné d'un petit quinquagénaire trapu, à la moustache noire et au teint mat buriné par le soleil.
– Buona notte fratello[9] ! l'interpela celui-ci d'un ton amical.
- Quiqu'il dit ? marmonna Louis sans ôter la pipe de sa bouche.
- Il te dit : bonzoir, frère ! répéta le colosse Alsacien d'une voix de stentor.
- J'syis point sen frère ! Quiqu'il m'veut ? l'apostropha Louis, échauffé par les quelques chopines qu'il venait de boire avec son jumeau.
- Ta bouffarde ! lui répondit le grand blond au visage rubicond.
- Ch'est tei, l'ferlampier qui m'avait capogné et qui m'avait grinché ma bouffarde[10] ? fit Louis en menaçant le petit homme.
- Z'est pas un brigand, le reprit le géant Alsacien. La bouffarde est à zon frère !
- Nom de d'là, quiqu'il dit ? Sen frère ? Il est fau[11] ! J'ons quat' frères, j'les connais ! Li, ch'est point mun frère ! s'irrita Louis.
- Hé, baille-la-goule[12], tu comprends rien ! La bouffarde est à zon frère ! lui répéta l'Alsacien en haussant le ton.
- A mio fratello ! répéta le petit homme au teint basané. Io la reconnais !
- Quiqu' ch'est c'histoire à somnoler ? grommela Napoléon, étourdi par l'alcool et la tournure que prenait la discussion.
Par gestes, le petit homme leur fit comprendre qu'il voulait leur offrir un verre et discuter avec eux. Bien que le dialogue soit difficile, Louis et Napoléon se radoucirent et ne se firent pas prier pour retourner au cabaret.
- Que de mystères ! grogna Louis en sirotant son verre de calvados.
- Z'est pas un myztère ! le reprit l'Alsacien, lassé de jouer les interprètes. Zet homme te dit que zette bouffarde est à zon frère.
- C'te bouffarde, ma fème m'la donnée ! Ol était à sen défunt pé ! lui expliqua Louis.
- Mio fratello ! répéta une nouvelle fois le petit homme, en se frappant la poitrine.
- Quiqu'il a aveu sen frère c'tila ? A la forche, il qu'manche à m'engaincher[13] ! s'énerva Louis, dont le visage devenait cramoisi.
- On s'décanille ! le supplia Napoléon, qui s'endormait, la tête posée sur la table. Çu court est fau ! Il m'fait dioter aveu son potin[14].
- Il est pas fou ! s'irrita le colosse. Il fous dit que le père de fotre femme, c'est zon frère !
- Mais il est mouru[15], sen pé ! rétorqua Louis, dont le cerveau était de plus en plus embrumé.
L'homme leva ses petits yeux noirs au plafond, d'un air exaspéré, et fit le signe de croix :
- Si, è morto, confirma-t-il.
- Bos, il est mouru ! répéta Napoléon qui se moquait totalement de cette conversation. Annous-en !
Comme il voyait qu'il ne tirerait rien de ces deux ivrognes, le petit Italien remit un morceau de papier à Louis et quitta les lieux avec son acolyte.
- J'save point lire ! brailla Louis en brandissant le papier.
- Artaez d'roincher[16] et sortez ! hurla alors la grosse matrone d'une voix rauque, en rajustant son écharpe en poils de lapin.
Titubant, les deux frères sortirent du cabaret et se saluèrent avant de partir chacun de leur côté. La fraîcheur de cette nuit printanière leur remit quelque peu les idées en place ; du moins assez pour qu'ils regagnent leur cafouret respectif sans incident majeur. Personne n'attendait Napoléon de pied ferme, car Alfred, Valentine, Gustine et grand-mère Flore dormaient à poings fermés. Mais Louis rentra à l'heure de la tétée, et il trouva Eugénie assise sur son lit en train d'allaiter Albert. Comme elle ne fit aucune allusion à l'heure tardive ni à son allure de boit-sans-soif, il ôta sa casquette et ses sabots en silence, se passa de l'eau fraîche sur le visage et s'installa à ses côtés.
- Tu vas point o paillot ? T'es point vanné[17] ? murmura-t-elle pour ne pas réveiller le petit qui s'était endormi sur son sein.
- Coumm' tu dors point, j'puis t'causer ? lui demanda-t-il en triturant l'édredon de satinette.
- Tei, tailler eune bavette[18] ? s'étonna-t-elle.
- Te fais point d'mouron[19] ! j'ons juste rencontré eul frère d'tun pé au caboulot…
- Arte de bégauder ! T'es sâ[20] ! protesta-t-elle, incrédule.
- Il m'a donné cha, répondit-il calmement, en lui tendant un morceau de papier brun froissé.
- Piur qui que tu m'donnes cha ? j'save point lire ! dit-elle d'une voix tremblante, émue par les aveux de son mari.
- J'puis t'acertiner çu que j'dis[21] ! Croix d'bois, croix d'fer…
- Cha va ! l'interrompit-elle. J'te crais.
- A c'matin, j'irai vair l'segrétaire[22] ! décida-t-il avec détermination.
- Tei ? s'étonna-t-elle. J'puis y aller lundi tout seû[23] !
- Bos ! Tei, tout seû aveuc eul biau segrétaire ? rétorqua-t-il en rangeant soigneusement le morceau de papier dans sa poche et en feignant un sourire songeur. Au paillot, Maâme Dorival !
[1] Époux de Justine Dorival depuis 1870, il était cordonnier.
[2] En patois normand : Quel hasard d'être allées chez le cordonnier en même temps !
[3] Citation du dramaturge Edouard Pailleron.
[4] En patois normand : Allons chez moi, nous serons tranquilles pour discuter. Donnez-moi le bras !
[5] En patois normand : Chez les Bellamy demain matin ? Je n'en sais rien moi ! Pour quoi faire ?
[6] Le premier temple protestant ne fut construit qu'en 1877 à Elbeuf.
[7] En patois normand : le curé.
[8] Ressemeler : remplacer les semelles.
[9] En italien : Bonsoir, frère !
[10] En patois normand : C'est toi le brigand qui m'avait frappé et qui m'avait volé ma pipe ?
[11] En patois normand : il est fou !
[12] Insulte signifiant : bavard.
[13] En patois normand : Qu'est-ce qu'il a avec son frère, celui-là ? A force, il commence à m'énerver !
[14] En patois normand : Ce petit homme est fou ! Il m'assomme avec son bavardage.
[15] En patois normand : Il est mort.
[16] En patois normand : Arrêtez de crier…
[17] En patois normand : Tu ne vas pas au lit ? Tu n'es pas fatigué ?
[18] En patois normand : Toi, bavarder ?
[19] En vieux français : Ne te fais pas de soucis.
[20] En patois normand : Arrête de dire des niaiseries ! Tu es ivre !
[21] En patois normand : Je peux te certifier ce que je te dis…
[22] En patois normand : Demain matin, nous irons voir le secrétaire.
[23] En patois normand : seule.
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