Chapitre 9
Dimanche 9 juin 1872
Le lendemain, comme Eugénie l'avait prévu, elle ne put se rendre chez les Bellamy. Exceptionnellement, Louis s'était levé à l'aube pour prendre son bain dans un tub[1], et il enfila sa blaude du dimanche, ornée de broderies blanches aux épaules, à l'encolure, aux poignets et aux poches. Il troqua ses sabots contre les bottines que Jules avaient ressemelées la veille, peignit sa moustache et bourra sa pipe, en regardant Eugénie coiffer son bonnet rond et s'envelopper de son châle de soie fleuri. On aurait dit qu'ils s'en allaient à la noce, tant ils avaient fière allure ; même Albert était vêtu d'un long cache-maillot qui ressemblait à une robe de baptême en dentelle. Fringant et gai comme un pinson, Louis marchait aux côtés d'Eugénie, qui poussait le chariot dans les venelles cahoteuses et poussiéreuses de la ville. Le dimanche, les échoppes étaient fermées et il n'y avait pas de marché. La plupart des Elbeuviens étaient à la messe et d'autres se promenaient sur les bords de la Seine ou dans les parcs ombragés. C'était un matin radieux qui poussa Louis à flâner sur le port, la pipe à la bouche et la main dans la poche, triturant son bout de papier brun. Finalement, il désirait se défaire de cette affaire au plus vite, pour profiter du soleil et de l'herbe verte qui l'appelait à folâtrer sous les tonnelles[2] d'une guinguette[3]. Eugénie, quant à elle, avait le cœur partagé entre la ferme des Rouvalets, où Esther Stroh l'avait conviée, et le mystère du petit papier qui lui révèlerait certainement l'identité de son défunt père.
- Poussez, poussez l'escarpolette[4], poussez pour mieux me balancer ! Si ça me tourne un peu la tête, tant pis ! Je veux recommencer… chantonnait-elle, alors que son cœur était tiraillé.
Ils finirent par descendre la rue Saint-Jean jusqu'à la place du coq, bifurquèrent vers le bout du couvent et se retrouvèrent face à la maison de François Blanger. Déterminé, Louis frappa à sa porte, agita la clenche[5] et héla l'écrivain public, mais ce fut peine perdue. Tout ce tapage finit par alerter une voisine qui les informa que le jeune homme s'était absenté pour la journée.
- Pardi ! fit Eugénie, dont le cœur balançait cette fois entre désillusion et résignation convenue. - Quiqu'on fait à c't'heur ? lui demanda Louis, qui en réalité ne pensait qu'à prendre le bac à traille[6] pour se rendre à la guinguette.
- Tu veux pranne eul Robinson[7] et mâquer[8] o l'île de l'Epinette ? Aveuc eul chariot on peut point pranne eul périssoire[9] ! lui répondit-elle, déçue que tous ses projets tombent à l'eau.
- Annous-en ! lança Louis avec entrain, se régalant à l'avance du menu qu'on lui proposerait.
Lorsque la cloche de l'église Saint-Jean sonna dix heures, ils étaient déjà sur les pontons flottants, prêts à embarquer. Eugénie se cramponna au chariot d'Albert, tant elle craignait de basculer dans les eaux opaques, grouillantes d'anguilles et de poissons-chats. Même s'ils étaient à l'amont des usines qui déversaient leurs boues colorées dans la Seine, une odeur fade d'indigo et de vase remontait au gré des mouvements de la traille recouverte d'algues vertes.
-
Quement s'baigner lanedans ? grimaça-t-elle en observant les enfants sauter
dans l'eau. J'ons point l'ambition d'maquer du péchon[10]
!
Ils débarquèrent et Eugénie prit place sous les marronniers pour allaiter son fils. Pendant que Louis discutait avec quelques pêcheurs sur la berge, elle observa les enfants qui se balançaient sur les escarpolettes et quelques couples qui valsaient. Le violoneux semblait mener tout ce monde au rythme endiablé de ses refrains populaires. Dans cette ambiance champêtre, les ouvriers retrouvaient leur âme d'enfant, mais Eugénie n'avait pas le cœur à la fête. Ses airs qui lui arrivaient aux oreilles par rafales, en se mêlant aux cris stridents des mouettes, lui rappelaient avec nostalgie la cornemuse et la bombarde exaltant la foi des chrétiens des Rouvalets.
- Tu t'en viens guincher ? lui proposa alors Louis, d'un ton enjoué.
- J'peux point haïr mun ti caillot[11] ! prétexta-t-elle.
- T'es rien grinchu ! bougonna-t-il en s'éloignant. J'm'en vas jouer au croquet. Tu me l'fras saver quaind tu voudras maquer[12].
Posant son bébé dans son chariot, Eugénie fit quelques pas pour qu'il s'endorme, bercé par les cahots du chemin. Le regard perdu dans l'étendue du ciel bleu luminescent, elle ne pouvait s'empêcher de penser à Esther Stroh et à Hyacinthe Bellamy. Ravalant une larme, elle s'arrêta un instant pour contempler quelques fillettes qui se divertissaient en confectionnant des poupées de coquelicots, et en brandissant des boutons-d'or sous le menton de leurs camarades pour leur prouver qu'elles aimaient le beurre. Toute à ses observations, elle se fit soudain envahir par un nuage d'akènes virevoltant dans le vent.
- Quiqu' j'fais d'travers ? Cha s'passe point coumm' j'l'avais émaginé. D'où vient qu'la vie est si tant difficile ? se dit-elle, en versant une larme.
Dans son rêve, la présence de Jésus avait fait briller le pissenlit si radieusement que la rosée formait une auréole de lumière parfaite, mais dans la réalité tout semblait se disloquer à la moindre brise ! Les nuages s'amoncelaient et lui cachaient la face de Dieu. Les évènements et les gens autour d'elle la détournaient de son but et l'étourdissaient comme si elle était montée sur un carrousel. Chassant les aigrettes blanches d'un revers de main, elle aperçut la jeune fille qui soufflait sur les boules de plumets. Elle se dirigeait vers elle, le nez dans son bouquet de pissenlits et faillit heurter le chariot d'Albert.
- Pardon, Maâme ! fit-elle, en relevant la tête.
Eugénie esquissa un pauvre sourire qui alerta la petite demoiselle :
- Cha va ? lui demanda-t-elle, avant de se pencher avec tendresse sur son nourrisson.
Son regard authentique et bienveillant intrigua aussitôt Eugénie, c'est pourquoi elle accepta de s'assoir à côté d'elle sur un banc, pour causer un moment. La bonté de ses nouveaux amis semblait avoir fissuré les forteresses qu'elle avait érigées autrefois autour d'elle. Elle n'était plus sur le qui-vive et devenait plus accessible et paisible. Délicate et polie, la jeune fille se présenta néanmoins sans ambages. Elle se nommait Constance Prévost et se préparait à quitter son village natal, Beuvillers[13], pour se marier à un elbeuvien. Enfant unique, elle avait perdu son père cinq ans plus tôt et veillait sur sa mère, qui était à son tour bien malade.
Se découvrant de nombreux points communs, les jeunes femmes bavardèrent un long moment, avant que Constance s'exclame soudain :
- T'nins, v'lo l'François qui s'en vient !
- Eul François Blanger ! s'écria Eugénie en l'apercevant. Bos ! Eul monde est p'tit !
- Vos connaissaez mun François ? s'esclaffa Constance.
- Oui ! approuva celui-ci, en saluant Eugénie avec élégance. Je lui ai déjà lu une lettre assez importante pour ne pas l'oublier…
- Qué biau hasard ! s'enthousiasma sa fiancée. François pourrieaz-vos proposer à Mousieu Dorival de se joindre à nos piur l'diner ?
- Qu'en dites-vous Maâme ? s'enquit François.
- D'mandoums-li ! proposa Eugénie en cherchant son mari du regard.
- Eul Louis ! Ravise queû trouvure j'ons faite[14] ! Ch'est Mousieu Blanger et sa fiancée ! lui dit-elle, lorsqu'elle l'eut retrouvé.
- No vos z'ons cherché çu matin, Mousieu Blanger, répondit Louis, en serrant la main de l'écrivain public. No z'ons core eun papier à vos faithe lire… Voulaez-vos maquer a quant nos ? J'pèye et vos lisaez[15] !
- Faisons cette affaire-là ensembye ! acquiesça François.
Les jeunes couples[16] s'attablèrent sous la tonnelle de glycines et choisirent de manger une fraise[17] de veau au vin blanc crémé, accompagné de pommes de terre persillées. Tout à son diner, Louis n'en oublia pas le bout de papier qu'il finit par sortir du fond de sa poche. Non sans appréhension, il le céda à François, après lui avoir brièvement expliqué dans quelles circonstances il l'avait acquis. L'écrivain public le déplia soigneusement et lut :
- Alberto Tozzo, né le 4 mai 1821 à Torino dans le Piémont.
Comme Eugénie écarquillait de grands yeux ronds, il précisa que c'était en Italie, avant de reprendre sa lecture :
- Il fut maçon à Pont-de-l'Arche de 1842 à 1850, puis soldat dans la 6e compagnie de fusiliers. Et il décéda le 5 octobre 1851 à l'hôpital militaire de Ténès en Algérie.
- Il est mouru en Algérie[18] et il s'appelait Alberto… murmura Eugénie émue, en leur montrant sa médaille.
- C'est écrit : Albert et Lucie… lut François. Mais beaucoup d'Italiens ont francisé leurs prénoms…
- Il est mouru en octobre 51, répéta Eugénie, en réfléchissant à voix haute. Et j'syis née en janvier 52.
- Ch'est possibe qu'i seit vot pé… en conclut Constance qui avait vite fait le calcul.
- Mais quiqu'i faisait en Algérie ? Les Italiens ont point fait la guerre dauns çu pays ? se questionna Louis, perplexe.
- Quement saver ? soupira Eugénie, déconcertée. Faudrait r'trouver c'tila qui t'a donné çu papier ou aller o Pont-de-l'Arche piur vair.
Face à toutes ces incertitudes, ils préférèrent se changer les idées en commandant des douillons de pommes caramélisées et du café. Malgré ses quelques préjugés et ses jalousies initiales, Louis apprécia le jeune secrétaire. Au-delà de ses fonctions administratives, François avait une intelligence de cœur qui toucha fortement le rustre teinturier. Par ses propos et ses attitudes, il sut comment l'apaiser et capter son intérêt, à tel point que le temps fila s'en qu'il s'en aperçoive. Fasciné par ses talents de conteur, sa culture et son humble gentillesse, il admit qu'il appréciait sa compagnie et aurait aimé s'en faire un ami. Eugénie se dit alors qu'elle avait finalement passé une excellente journée. Elle ne pouvait en effet que constater qu'il existait bel et bien une histoire, intégrant dans un grand dessein riche de sens, tout ce qui se passait, en dépit de toutes les difficultés qui semblaient être des obstacles sur son chemin.
[1] Bassine plate en zinc, dans laquelle on se lavait à cette époque trois ou quatre fois par an.
[2] Petit abri à sommet arrondi, fait de lattes en treillis soutenues par des cerceaux, sur lequel on fait grimper des plantes.
[3] Café populaire où l'on consomme et danse en plein air.
[4] Sur une musique d'André Messager (1853 - 1929). L'escarpolette était un siège suspendu par des cordes, pour se balancer.
[5] En patois normand : poignée de porte.
[6] Embarcation qui traversait la Seine, et qui se déplaçait le long d'un câble tendu entre deux tours situés sur chaque rive.
[7] Bac du nom du héros d'aventures anglais de Daniel Defoe, publié en 1719.
[8] En patois normand : manger.
[9] Embarcation plate, longue et étroite, qui se manœuvre à la pagaie double.
[10] En patois normand : Comment peuvent-ils se baigner là-dedans ? Je n'ai pas envie de manger du poisson.
[11] En patois normand : Je ne peux pas laisser mon petit enfant.
[12] En patois normand : Tu es trop grincheuse ! Je vais jouer au croquet. Tu me le feras savoir quand tu voudras manger.
[13] Commune rurale du Calvados, près de Lisieux, à environ 95 km d'Elbeuf.
[14] En patois normand : Louis ! Regarde quelle trouvaille j'ai faite !
[15] En patois normand : Nous vous avons cherché ce matin. Nous avons encore un papier à vous faire lire… Voulez-vous manger en notre compagnie ? Je paye et vous lisez !
[16] Louis et Eugénie avaient alors 24 et 21 ans ; François et Constance avaient 25 et 19 ans.
[17] Membrane qui entoure l'intestin grêle du veau. Le tripier l'ouvre, la lave et la poche à l'eau bouillante. Ces opérations qui la rendent blanche et ferme, lui donnent l'apparence un peu rigide des collerettes, appelées fraises, que portaient les nobles au XVIIème siècle.
[18] La conquête de l'Algérie par la France a débuté en1830 et s'est achevée en partie lors de la reddition formelle de l'émir Abdelkader au duc d'Aumale, le 23décembre1847. Mais cette phase initiale de la conquête ne s'est terminée qu'en 1902, par la conquête du Sahara.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.