vendredi 6 septembre 2024

Epilogue et conclusion

 


Épilogue

 

Marie-Louise n'avait pas soupçonné ce qui se tramait derrière son dos depuis quelques semaines, mais en réalité tous ses amis étaient au courant de son douloureux secret. Lucie avait cru bon leur partager, afin que Jack prenne la meilleure décision quant à son avenir. Ensemble, d'un même cœur et d'une même pensée, après avoir longuement prié, ils avaient décidé de confier la jeune fille à la famille Petit, qui consentit avec joie à l'accueillir. Ces braves paysans avaient une chambre libre et un cœur bien disposé pour prendre soin de la jeune "veuve" orpheline. Secrètement, ils espéraient aussi que leur fils aîné, qui venait d'avoir vingt-deux ans, offre un foyer à cette jolie et gentille briochine. À cette époque, on était bien plus pragmatiques et moins romantiques qu'aujourd'hui ! Après une semaine de congé, Hyacinthe trouva un travail de teinturier et toute la famille Bellamy s'installa à Elbeuf, laissant Marie-Louise à la ferme du hameau Saint-Gilles.

Le 15 août 1853, elle y accoucha d'une petite fille en parfaite santé, qu'elle nomma Joséphine, en hommage à Jobic[1].

L'amour venant sur la pointe des pieds, le 18 septembre 1854, Désiré Petit finit par épouser celle qu'il surnommait affectueusement Marilou. Le jeune homme qui avait été vendeur de Rouenneries, exerça ensuite le métier de teinturier et de tisserand, tout en demeurant pêcheur en Seine.

Quant à Marie-Louise, elle s'épanouit en tant que maraichère dans le vaste jardin, dont elle avait toujours rêvé. Après la naissance de la fille de Jobic Joyaux, reconnue par Désiré, elle eut une grande famille composée de six autres enfants : Clémence née en 1856, Hyacinthe né en 1859, Marie née en 1861, Charles né en 1863, Lucie née en 1870 et Eugène né en 1874. Ce dernier eut huit enfants, dont ma grand-mère maternelle : Mireille Petit (1910-1978) qui épousa André Laigneau[2] en 1937.

Fidèle à son passé, Marie-Louise transmit à ses enfants l'amour de la mer, des coquillages et des poissons, mais aussi celui des fruits et légumes qu'elle cultivait et vendait avec sa belle-mère sur les marchés. Pourtant, seul son fils Eugène s'attacha à cette terre fertile, et bâtit lui aussi une grande famille de pécheurs et de couturières. Comme Johann l'avait fait autrefois pour elle, Marie-Louise enseigna la bible à ses enfants. Hélas, tous négligèrent l'auteur et l'instigateur de son long périple, parsemé de peines et d'heureux rebondissements. Aucun d'eux n'entendit sa voix et tous oublièrent que tout au long de la vie, d'exils en exils et de deuils en deuils, un être humain régénéré peut apprendre à se connaître lui-même. Se confrontant aux autres et à d'autres mondes, à ses limites et à leurs limites, de souffrances en souffrances et de joies en joies, il doit cheminer pour atteindre son ultime destination. Et de dépouillements en revêtements, de régénération en métamorphoses, il deviendra finalement ce que Dieu voulait qu'il soit, dans l'éternité bienheureuse. Celui qui oublie ces choses, s'attache davantage aux bénédictions qu'à leur donateur. Il devient idolâtre et esclave de tout ce qui a triomphé de lui, plutôt que de dépendre de son divin Souverain… 

C'est ce qui malheureusement arriva dans cette famille, pendant les années qui suivirent. Quand Marilou s'éteignit, la bénédiction à laquelle était rattaché son appel finit par disparaître elle aussi. Aucun des enfants de Marie-Louise ne survécut à leur mère, à part Eugène qui perpétua l'héritage familial et cultiva la terre de son père, tout en continuant à pêcher dans la Seine.

Ma grand-mère paternelle, qui fut couturière, vécut aussi dans cette ferme, avec ses sept frères et sœurs, et plus tard avec son mari et ses deux fils qui portèrent en chacun d'eux l'amour de la terre et de la mer.

Quant à moi, j'ai retracé cette transmission générationnelle dans l'un de mes livres[3], en écrivant comment, dès mon plus jeune âge, je me suis aventurée à la découverte d'un environnement maritime et champêtre avec une insouciante et avide curiosité.

"Sur les traces géantes de mon père, main dans la main ou assise dans une brouette moelleuse chargée d’herbes fraîches, je fus la spectatrice privilégiée d’étranges ballets aquatiques, de chorégraphies aériennes d'akènes à aigrettes, de libellules et de gerris dansant allègrement sur les eaux. Et c'est ainsi que j'appris à aimer la nature et à lui ouvrir tous mes sens. Je fis mes premiers pas, en observant les escargots gluants, en cueillant les champignons couverts de rosée et en me piquant aux pissenlits dentés. Barbouillée de mûres écrasées, j'effleurai les truites arc-en-ciel et valsai parmi les papillons frêles. Comme une petite naïade virevoltante au cœur des graminées échevelées, je glissai dans les courants clairs et froids des rivières éblouissantes de lumières et de frémissements éphémères. Les saisons m'ont ainsi abreuvées de senteurs et de couleurs. Elles ont défilé, porteuses d’expressions, en me marquant de leurs émanations : mémoire tactile et empreintes de doigts sur le printemps, alliant douceur de pétales fraîchement éclos et rondeur de bourgeons luxuriants ; chroniques d’été aux cerises lustrées et aux fraises sucrées ; souvenirs d’automnes avec ses châtaignes policées et ses plumes huilées ; réminiscences d’hiver aux guirlandes de jacinthes satinées et de neige glacée. Souvenirs olfactifs d’une maison cocon qui exhalait les baies mûres, l’arôme sucré des confitures, le vin chambré coulant vermeil et les feux de cheminée crépitant sans pareil. C’est de cette façon bucolique que je me suis ouverte à la vie : palpant, croquant, humant, les yeux grands ouverts, émerveillés, dans les prairies vertes et détrempées. Je me suis imprégnée de simplicité rustique, entourée d’animaux familiers. Fidèlement gardée par un chien pataud, je déambulais parmi les canetons affamés et batifolais avec les agneaux facétieux. Je cajolais les poussins duveteux et choyais les lapereaux au pelage soyeux. Le décor de ma plus tendre enfance avait une allure de jardin idyllique, un lieu de découverte et d'insouciante quiétude[4]. J'évoluais aussi parmi une abondance de poires juteuses et de framboises savoureuses, de bouquets de cassis acides et de groseilles translucides. Je surgissais des feuillages géants, guignais les mange-tout bedonnants, toisais les tomates parfumées et me parais de bigarreaux cirés. Ce jardin à la terre noire et fertile fut le berceau de ma vie, mon jardin d'Éden, le merveilleux lieu de tous mes commencements. Ainsi, dans l’atmosphère champêtre de cette nature effervescente, mon âme lyrique et rêveuse était reliée par tous ses sens à la terre. Ses coloris et ses parfums contribuèrent fortement à instaurer dans mon cœur une impression de nostalgie édenienne, m'incitant longtemps à rechercher le bonheur originel.

En furetant chez ma grand-mère, j'ai retrouvé dans une vieille armoire la conque marine offerte par Jack, dans laquelle on pouvait entendre le bruit de la mer. Mais surtout, et bien plus tard[5], j'ai entendu la voix de celui qui avait appelé Marie-Louise à le suivre, et j'ai moi aussi répondu à cet appel : Lekh lekha ! Mais ça, c'est une autre histoire…


 


Conclusion

Une dernière lettre à mon père

 

Quand en 2013, ma mère m'a demandé de dire quelque chose pour l'inhumation de mon père, j'ai tout de suite pensé à ce proverbe juif : "On ne peut que donner deux choses à ses enfants : des racines et des ailes."

Nous avons tous, effectivement, des racines qui nous rattachent aux lieux de notre enfance, à nos parents, à notre famille… des racines qui nous lient les uns aux autres parce que nous avons vécu ensemble des mêmes choses qui créent en nous des souvenirs indélébiles. Je n'ai pas attendu que mon père meure pour réfléchir aux genres de racines qu'il avait pu me léguer…

Lorsque j'ai écrit mon premier livre en 2010, j'avais commencé les premières pages en disant : "Dès qu'elle fut capable de mettre un pied devant l'autre, la petite fille s'aventura avec curiosité et légèreté dans les chemins herbeux, à la découverte de la nature maritime et champêtre qui l'entourait. Sur les traces géantes de son papa, main dans la main, ou assise dans une brouette moelleuse chargée d’herbes fraîches, elle apprit à apprécier la nature et à lui ouvrir tous ses sens. C’est ainsi qu’elle fit ses premiers pas, en observant les escargots gluants, en effleurant les champignons glissants et en se piquant aux pissenlits dentés. Barbouillée de mûres écrasées, elle se faisait bousculer par les truites arc-en-ciel et dansait parmi les papillons frêles, comme une petite naïade virevoltante au cœur des graminées échevelées et détrempées… "

J'ai entendu dire que s'il n'avait pas été technico-commercial, mon père aurait aimé être paysagiste, et c'est cette image de lui qui me reste le plus : un homme de la nature ; parce que bien que sa carrière professionnelle ait pris une grande place, elle est toujours restée pour moi la partie invisible de sa vie.

Ce que j'ai vu et ce que j'aime me souvenir, c'est un homme aimant la nature, un homme né dans les champs, près d'un fleuve, un homme d'eau et de terre qui a su partager sa passion de la mer, et des fruits de la terre à ceux qui lui étaient proches.

Dans mes plus loin souvenirs,  il y a des paysages de mer ou de rivières, des parties de pêche, des ballades à marées basses pour ramasser des coquillages, des oursinades, des cueillettes de champignons, de pissenlits, de mûres, de framboises ou de noisettes. Que ce soit en Normandie, en Bretagne ou en Corse, la plupart d'entre nous peuvent avoir ce genre de souvenirs avec lui.

Nos pairs nous laissent tous des racines, ils nous communiquent tous consciemment ou inconsciemment des fondements sur lesquels ils ont eux-mêmes bâti leur vie. Mon père m'a communiqué son amour de la nature, de la campagne, des cours d'eau et de la mer. Il est, en quelque sorte, né dans un jardin et mort dans un jardin ; et il m'a communiqué son amour de la nature. Mais il a su aussi me transmettre son ouverture vers le monde, sa curiosité envers les autres peuples et les cultures lointaines…

Et c'est là que nous en arrivons aux ailes ; des ailes pour décoller, pour prendre son envol et être libres, pour sortir de l'enfance, pour se créer d'autres souvenirs ailleurs, pour prendre du recul face aux évènements parfois cruels de la vie. C'est vrai qu'en tant qu'humains, nous n'avons pas d'ailes comme les oiseaux, et il nous est difficile de penser que l'on puisse s'élever au-delà des circonstances qui nous terrassent. Mais si notre corps n'a pas d'ailes, notre âme en a… elle peut s'échapper dans des souvenirs plus heureux et paisibles, et surtout dans un futur restaurateur fait de projets multiples élaborés par notre Créateur. La vie sur cette terre s'arrête pour les uns, mais elle continue pour les autres. Je prie pour que les mauvais souvenirs s'effacent dans vos cœurs et que les bons souvenirs les remplacent à jamais. Je prie pour que vous n'oubliiez pas vos racines et vos ailes afin de trouver le bon équilibre qui rend heureux, de prendre courage et d'aller de l'avant. Nous avons tous quelque chose à transmettre aux autres, à nos enfants et petits-enfants, pour alimenter leurs racines et leur donner des ailes…

Et enfin pour terminer, je citerai un extrait du Psaume 23 : " Même si je marche dans la vallée de l’ombre de mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton, voilà mon réconfort."

L'ombre de la mort est près de nous, le deuil est comparé à une vallée profonde, mais celui qui la traverse en s'appuyant sur Dieu est vivement réconforté. En 2013, j'ai fait de nombreuses randonnées en montagne avec mon mari, et nous avons pu faire la différence entre marcher dans des sentiers pentus (que ce soit en descente ou en montée) avec ou sans bâton. S'appuyer sur un bâton, fait énormément de différences ! J'ai choisi de m'appuyer sur ce bâton inébranlable qu'est Dieu et je peux vous assurer qu'il m'est d'un infini réconfort pour marcher dans la vallée de l'ombre de la mort.



[1] Jobic est le diminutif breton de Joseph.

[3] Le Royaume du Trine – Volume 1 : Au fil de la vie.

[4] Il se situait chez mes grands-parents paternels à Saint-Aubin-Jouxte-Boulleng, localité renommée Saint-Aubin-lès-Elbeuf en 1931.

[5] En 1988, dix ans après la mort de ma grand-mère.

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