mercredi 25 septembre 2024

Blin et Blin - Avenue Gambetta

 

 


Chapitre 3

Mercredi 6 mars 1872

Blin & Blin - avenue Gambetta

 

Construits sur des terrains encore peu urbanisés, les établissements Blin & Blin, qui employaient environ quatre cents ouvriers, occupaient quelque sept mille mètres carrés de superficie. Ils constituaient un îlot fermé comportant neuf corps de bâtiments distincts, disposés de façon pertinente, suivant la chaîne de production. Des ateliers de trois à quatre étages étaient ouverts par de grandes baies arrondies. Leurs façades en brique rouge étaient rythmées par des piliers, des bandeaux et des corniches, et surmontées de frontons triangulaires de brique ocre jaune. Au rez-de-chaussée, on trouvait les ateliers couverts de charpente métallique en shed[1], et d’autres bâtiments bas s’intégrant aux habitations environnantes. Dès l'aube, un flot d'ouvriers en blaude et tablier bleus s'engouffrait dans les rues jusqu'au sud-est de la ville, comme aspiré par cette immense entreprise. Eugénie faisait partie de cette foule à peine éveillée d'employés ponctuels et laborieux, qui parcouraient les ruelles embourbées, leur gamelle à la main. Dans la brume matinale, elle distingua des silhouettes familières qui marchaient côte à côte en babillant joyeusement au milieu de l'avenue Gambetta. Elle tenta de presser le pas, mais une douleur aigüe dans le bas ventre la contraignit à ralentir et à s'adosser quelques secondes contre un mur.

- Attenzion madame ! fit une voix étrangement chantante. Faudrait pas zavoir fotre bébé maintenant !

Eugénie se tourna vers la charmante dame qui lui avait adressé ces recommandations, et lui rendit son sourire :

- J'vouleis rattraper mes belles-sœurs… tenta-t-elle de lui expliquer, un peu essoufflée.

- Ne prenez pas de risques ! l'exhorta l'étrangère avec un fort accent alsacien. Z'est pour bientôt ?

- Eul mois prochain, répondit la future maman quelque peu méfiante.

- Fous les retrouverez à l'atelier ! Fous zêtes épinzeteuse, n'est-ce pas ?

Eugénie hocha la tête, surprise que cette femme élégante s'intéresse à elle.

- Je m'appelle Esther, et fous ? lui demanda-t-elle avec une grâce et une bienveillance auxquelles la jeune femme n'était pas habituée.

- Je m'appelle Eugénie Dorival, bafouilla-t-elle.

- Nùmme d'tote fisch schwimme met'm strom[2], Eugénie… lui dit Esther, avant de hâter le pas et de partir loin du flot qui s'engouffrait dans la cour pavée.

- Quiqu'vos dites ? murmura la jeune ouvrière songeuse, en rejoignant ses belles-sœurs d'un pas chaloupé.

Louise, Justine, Valentine et Gustine avaient déjà pris place devant les grandes baies vitrées pour épinceter les draps. Elles ne relevèrent même pas la tête pour la saluer, tant elles semblaient concentrées sur leur ouvrage et absorbées par leur conversation. Déçue, elle s'affaissa lourdement sur une chaise paillée, et les écouta silencieusement.

Soudain, Louise leva le nez de son drap et s'écria :

- Parait qu'eul Louis s'est fait capogner[3] d'vant cheu Jules Voisin ?

- hum, grogna la jeune femme, sans relever la tête de son ouvrage. Cha fait eun moument…

- Parait qui s'est fait escofier[4] sa bouffarde, renchérit Justine.

- Il l'a r'trouvée, marmonna Eugénie qui n'aimait pas les persifflages.

- Parait qu'eul Gustave et l'Napoléon l'ount décassé[5]

- Parait, parait ! soupira Eugénie. Arrêtaez d'bégauder ! Bane de bavettes[6] !

- Tu boucanes çu matin ! remarqua Louise. T'es dépitée[7]

- Voui, j'syis dépitée, ronchonna Eugénie, en écarquillant les yeux sur son drap. J'ons ma suffisance d'ces histoires !

Surprises par sa réaction, les filles levèrent leurs regards vers le plafond en signe de déconvenue, avant de replonger en silence dans leur ouvrage. Agacée par l'attitude incorrigible de son mari, dont ses belles-sœurs faisaient des gorges chaudes, Eugénie sentit les larmes lui monter aux yeux. Sa vue devenait trouble et l'empêchait d'exécuter habilement sa tâche. N'en pouvant plus, elle se leva avec peine, ce qui était formellement interdit avant la pause de neuf heures.

- Eugénie ! l'interpella Louise. Cha va ?

Titubante, la jeune femme s'éloigna de la salle des épinceteuses, faisant signe à sa belle-sœur de ne pas s'inquiéter. Mais bien vite, elle entendit quelqu'un courir derrière elle et la rattraper, juste avant qu'elle ne défaille et s'évanouisse. Lorsqu'elle ouvrit les yeux quelques minutes plus tard, elle était allongée sur un sofa de velours dans un bureau de l'entreprise.

- Quiqu' ? murmura-t-elle en posant le pied à terre, prête à se lever.

- Ne bougez-pas ! lui ordonna une voix à la fois douce et ferme.

- Esther ? Quiqu'vos faites là ? Qui m'a amenée dauns çu bureau ? s'étonna-t-elle.

- Fous fous zêtes éfanouie… lui répondit-elle, en passant un linge humide sur son front. Nous afons appelé un médezin…

- Eun docteur ? mais j'ons point eul moyen d'peyer… protesta-t-elle.

- Vous n'afez jamais fu de médezin durant fotre grozesse ? s'enquit la petite dame, pleine de compassion.

Eugénie secoua la tête en signe de négation et des larmes recommencèrent à rouler sur ses joues.

- Za fa aller, madame ! l'encouragea Esther, en prenant ses mains entre les siennes jusqu'à ce que le médecin vienne.

 

Après l'avoir auscultée, le docteur Pain lui recommanda de se reposer et de rester couchée le plus possible, si elle ne voulait pas accoucher trop tôt.

-J'puis point arter d'bionner[8] ! s'alarma-t-elle.

- Je fais préfenir fotre famille ! proposa Esther.

- Non ! non ! protesta Eugénie. J'vais renter tout seû… j'tracerai tout à la douce[9].

- Vous-êtes sûre ? insista le médecin.

- Voui ! l'assura Eugénie déterminée, en nouant solidement sa coiffe sous son menton.

- Dans ce cas, laissez-la sortir madame Stroh ! dit le docteur, tandis qu'Eugénie réalisait qu'Esther n'était autre que l'épouse d'un contremaître, proche de Monsieur Maurice Blin.

 

Désorientée, la jeune ouvrière quitta les lieux avec regrets, honteuse de sortir avant les autres et inquiète de ne plus avoir de salaire. Deux francs par jour peut sembler peu ; surtout pour douze heures de travail, assise sur une chaise de bois, à s'abimer les yeux sur des draps noirs. Mais avec douze francs par semaine, elle pouvait nourrir sa maisonnée, tandis que Louis payait le loyer, le chauffage, son tabac et ses virées au cabaret. Contrariée, elle se disait qu'avec ses vingt-quatre francs hebdomadaires, son mari pourrait pourvoir à tous leurs besoins, à condition de ne plus sortir le soir et dépenser tous ses sous en beuveries. Comment allait-il prendre la mauvaise nouvelle ? Comprendrait-il que la vie de leur futur enfant et peut-être même la sienne était en danger, ou se soucierait-il uniquement du manque-à-gagner ? Fatiguée, elle s'assit sur les marches de l'église Saint-Jean et éleva une prière vers les cieux :

- Bouon Guieu, montre-mei quement aver eune bouonne vie ! Montre-mei queu vaie qui faut pranne et garde mun p'tit bésot[10], dit-elle à mi-voix tout en caressant son ventre arrondi.

 

Comme le ciel s'était soudain éclairci, elle prit cela pour un heureux présage et décida de rendre visite à sa belle-sœur Sophie. L'épouse d'Alphonse Dorival était maman, depuis huit mois, d'une petite Léontine ; et elle habitait non loin de chez eux, rue Royale, juste au-dessus de ses parents[11] qui étaient marchands de fruits et légumes. Surprise de voir Eugénie, la jeune maman s'inquiéta et la fit assoir sur son lit. Confortablement installée, à la chaleur du poêle à bois, elle lui raconta sa mésaventure matinale, sa rencontre avec Madame Stroh, et ses soucis au sujet de son brevacheux de mari. Constatant ses traits tirés et ses yeux cernés de noir, Sophie lui proposa de partager avec elle son diner[12] et lui servit une copieuse assiette de pommes de terre persillées, accompagnées de champignons de Paris.

- T'éluge don point ! la rassura Sophie. La famille vous haïra point[13]… ma mé a des légumes à foison !

- Merci, murmura Eugénie qui pensait toutefois que cela ne suffirait pas à son bonheur.

- Prends don cha ! ajouta sa belle-sœur en lui mettant dans les bras un ballot de vêtements et de langes pour le bébé à venir.

- Bos ! J'syis point v'nue piur rien ! s'exclama Eugénie, quelque peu satisfaite d'avoir fait un détour rue Royale. Il est d'heure ! J'vas faithe Mérienne, cha m'fera point d'mal[14] !

 

Se traînant, cahin-caha, elle parvint jusque chez elle et s'allongea sur son lit. Exténuée, elle s'endormit aussitôt, et se retrouva dans une verte prairie, hors du temps. Allongé près d'elle dans les hautes herbes, un inconnu l'observait avec bienveillance. Sans en comprendre la raison, elle saisit sa barbe avec tendresse et plongea son regard dans le sien. Ses yeux paraissaient l'aspirer en lui communiquant un réconfort, un courage et un amour qu'elle n'avait jamais ressenti jusqu'à cet instant. Elle s'agrippa à sa barbe comme si elle était perdue en pleine mer, et devait s'accrocher à une bouée de sauvetage. La scène, qui se déroulait sous ses yeux et à laquelle elle participait malgré elle, lui semblait à la fois extrêmement étrange et délicieuse. Contre toute attente, elle embrassa la barbe de cet homme plein de bonté et de sagesse, comme si elle voulait lui demander une faveur particulière. Il paraissait si libre et si fort, rempli de grâce et digne d'être honoré ! Elle ne l'avait jamais vu, mais lui paraissait la connaître parfaitement ; et elle comprit instinctivement qu'il pourrait l'aider. Dans un éclair de lucidité, elle se souvint de sa prière faite dans l'escalier de l'église Saint-Jean et murmura :

- Jésus ?

Il sourit et une douce mélodie les enveloppa[15] :

- Suis-moi ! lui dit-il, en se dirigeant à l'orée d'une forêt.

Se dressant sur ses pieds, elle fut éblouie par le soleil qui inondait les arbres de lumière, et elle retrouva immédiatement des forces. Aussitôt, dans un recoin rempli de tiges brunes et de mousse fauve, elle aperçut une étoile dorée qui étincelait de mille feux. En fait, ce n'était qu'un pissenlit, mais comme il était face au soleil, son cœur avait absorbé toute la lumière qu'il pouvait contenir. Il brillait si radieusement que la rosée formait une auréole parfaite autour de sa tête. Alors qu'elle l'admirait, Jésus lui dit :

- Eugénie, le Soleil de justice s'est levé sur ton cœur, et un océan de grâce et d'amour t'environne. Comparée à cet océan, toute lumière terrestre n'est qu'une goutte… mais une simple goutte de ma grâce peut te transfigurer, comme le soleil a magnifié ce pissenlit. La seule condition pour que tu la reçoives, c'est que tu me fasses confiance et que tu te tiennes face à moi ! Seules, les vies, concentrées sur moi, peuvent absorber en elles toute ma bénédiction. Sache-le, aussi sûr que le soleil se lève chaque matin, je suis la plénitude qui remplit tout en tous. Mais prends garde à toi, car Satan, lui aussi, connaît bien le pouvoir de la concentration. C'est pourquoi si une âme suit mes inspirations, il fera tout son possible pour lui présenter des intérêts secondaires, afin de la détourner de moi. Une dernière chose : n'oublie pas que le bien cache le meilleur. Alors, ne te fie pas aux apparences !

À peine eut-il terminé ces précieuses recommandations, qu'un courant d'air frais balaya le visage de la jeune femme, faisant disparaître en un instant ce songe insolite.

 

 

[1] Toiture en dents de scie formée d’une succession de toits à deux versants de pente différente, le plus court étant généralement vitré, couvrant en général un atelier industriel.

[2] En alsacien : Seuls les poissons morts nagent avec le courant.

[3] En patois normand : Frapper.

[4] En patois normand : Il parait qu'on lui a volé sa pipe.

[5] En patois normand : Dégagé d'une difficulté.

[6] En patois normand : Bande de bavardes.

[7] En patois normand : Tu râles ce matin ! Tu es de mauvaise humeur.

[8] En patois normand : je ne peux pas arrêter de travailler.

[9] En patois normand : Je marcherai doucement.

[10] En patois normand : Montre-moi comment avoir une bonne vie ! Montre-moi quel chemin prendre et garde mon bébé.

[11] Monsieur et madame Jean-Baptiste Clerian.

[12] A cette époque, le déjeuner s'appelait le diner.

[13] En patois normand : Ne te fais pas de soucis. La famille ne vous abandonnera pas.

[14] En patois normand : Je vais faire une sieste.

[15] Je pensais en écrivant cette page à "Turn your eyes upon Jesus". Et le rêve raconté ci-dessus est inspiré d'une expérience faite par l'auteur de ce cantique, l'anglaise Lilias Trotter (1853-1928).

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