vendredi 6 septembre 2024

Chapitre 16 : L'amour, l'amour, l'amour dont on parle toujours

 


Chapitre 16

L'amour, l'amour, l'amour

Dont on parle toujours[1]

 

Au printemps suivant, l'amour s'immisça sur la pointe des pieds au sein de leur petite communauté. C'était un temps particulier de félicité, pendant lequel la grâce éternelle souffla un vent de tendresse sur leur réalité. Jobic avait finalement officialisé ses projets en se fiançant à Marie-Louise, et les deux adolescents amoureux inventèrent leur histoire, le cœur rempli de joie et d’espoir. Ils se promirent fidélité pour le meilleur et pour le pire, par un pacte effectué sur l'estran, entre grève et océan. De mots tendres en gestes d'affections, leur amour grandit très vite tel une grenadille : cette liane grimpante et vigoureuse, porteuse de fruits de la passion, évoluant dans une course de lumière et de jubilation. Leur amour s'adaptait et accrochait solidement leurs deux cœurs, en les enrichissant de toutes leurs différences. Ils étaient absolument complémentaires au point que Marie-Louise avait l'impression d'avoir été créée pour Jobic, pour l'aimer, le sublimer et l'assister. Près de lui, elle se sentait sécurisée, comblée d'amour, de certitudes et d'espérance.

De son côté, Jack avait décidé de faire une pause dans sa carrière de navigateur. Il avait retrouvé sa chambre d'enfant, au-dessus de la mercerie, alors que Marie-Louise avait investi le grenier. Avec les armateurs Alfred De Kerautem et Louis François Rouxel De Villeferon, il s'était mêlé à la vie portuaire du Légué, où de nombreux trois-mâts et goélettes étaient armés pour la pêche à la morue sur les grands bancs de Terre-Neuve[2]. D'autre part, le charme du grand aventurier, cultivé et spirituel, n'avait pas échappé à Mademoiselle Aela. La couturière, âgée de trente-cinq ans, avait enfin baissé les armes face à la gent masculine. Indéniablement, elle ne pouvait comparer Jack aux galants employés parisiens, dans les filets desquels ses amies midinettes étaient autrefois tombées. Au cours de ses longs voyages, le capitaine avait acquis une maturité, une distinction et une éducation exemplaire qui balayèrent toutes ses craintes. Avec le temps, il avait aussi développé les qualités héritées de ses chers parents, telles que leur foi exemplaire et leur générosité. A quarante ans passés, Jack était enfin prêt à se marier, même s'il avait prévenu son élue qu'il ne pourrait lui assurer une vie entière à Saint Brieuc, ou même en France. L'appel du large et des territoires à coloniser vibrait toujours dans un coin de son cœur, et il fallait qu'Aela accepte, qu'un jour, ils partent dans une contrée lointaine et inexplorée. Imprégnée des sermons de Johann, qui avait une prédilection marquée pour la vie d'Abraham, la couturière se sentait prête à suivre son époux là où Dieu l'enverrait, qu'importe le pays où ils devraient s'établir. Christ était sa terre, et Jack Hélias, le pionnier auquel elle voulait être liée jusqu'à ce que la mort les sépare.

Le pasteur John Jenkins se déplaça de Morlaix pour les marier le 21 juin 1851, et le 07 avril de l'année suivante, naquit leur fils unique, Isaac. Jack avait élu domicile dans la maison d'Aela, où toute la petite famille coulait des jours paisibles. Malgré la santé de plus en plus précaire de Johann, ils pouvaient toujours compter sur Marie-Louise pour jouer le rôle de nurse[3] auprès de son filleul. À cette même époque, Hyacinthe et Lucie Bellamy étaient aussi devenus les heureux parents d'une petite fille, qu'ils nommèrent Rose.

Même s'ils savaient pertinemment qu'ils ne pouvaient tenir en suspens le temps pour profiter des plus beaux de leurs jours, ils tenaient à savourer ces joyeux évènements qui leur avaient fait oublier leurs douloureuses années de solitude, de famine et de deuils. En dépit de la crise politique et économique qui semblait s'éterniser en France, malgré l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon et des notables royalistes, la petite communauté formée autour de Johann Hélias prospérait dans le calme et le repos que leur procurait leur divin sauveur. Rien ne paraissait pouvoir perturber leur douce tranquillité.

Qu'elle était belle, Marie-Louise avec la jupe rouge et le corselet vert, qu'elle avait lacé par-dessus sa camisole vermeille[4] ! Ses larges manches repliées laissaient dépasser le soupçon de dentelle qui bordait les manches de sa chemise en lin, et l'effet de ces superpositions de volumes et de couleurs lui donnait belle allure. La jeune fille était devenue aussi experte qu'Aela en couture, et elle ne déméritait pas sa place derrière le comptoir de la petite mercerie. Jobic était fier de se promener à son bras dans les ruelles et sur les quais de la ville, en ce dimanche après-midi. C'était le 12 septembre 1852, et les jeunes gens avaient profité de la douceur du climat pour pique-niquer sur la plage, puis aller à la pêche aux crevettes, à marée basse. La mer était d'huile et un vent de terre faisait doucement onduler l'eau, dans laquelle ils avançaient pieds nus avec leur pousseux[5]. Dans la soirée, Jobic raccompagna la jeune fille chez elle, afin de saluer le vieux Johann, ainsi que Jack, Aela et le petit Isaac. Depuis ses fiançailles, toute la famille l'avait pleinement adopté et appréciait ses visites, alliant toujours l'utile à l'agréable. Le jeune goémonier venait toujours les bras chargés de poissons, de coquillages ou de crustacés, selon la saison. Et il était toujours prêt à rendre service au vieux Johann qui ne pouvait guère plus sortir de sa maison. Ce soir-là, il avait récolté assez de crevettes grises pour en distribuer à tous ses amis ; et la joie de partager son butin, lui donnait des ailes. D'un pas leste et en fredonnant, il entra dans la boutique, au bras de sa bien-aimée. Une vision terrible stoppa net son élan et son chant : Johann gisait dans une mare de sang au pied de son escalier. Sa canne et sa grosse bible, ayant valdingué jusqu’à la porte qui séparait la mercerie de la cuisine, témoignaient de la violence de sa chute. D'un geste du bras, Jobic tint Marie-Louise en arrière, l'empêchant d'observer la scène de plus prêt ou même de s'approcher du défunt. Horrifiée, la jeune fille blêmit et ne put sortir un son de sa bouche.

- Cours chercher Jack ! s'exclama Jobic d'une voix étranglée par l'émotion.

Bien que ses jambes semblaient vouloir se dérober sous elle, Marie-Louise s'exécuta tel un automate. Tremblante, elle frappa de toutes ses forces chez Aela, et tomba dans les bras de Jack, les yeux remplis de larmes :

- C'est Johann ! parvint-elle à articuler entre deux sanglots.

Jack la laissa aux bons soins de son épouse et se précipita chez son père. Jobic n'avait rien touché dans la maison, et accueillit le capitaine avec beaucoup de compassion. Lui aussi avait autrefois perdu son cher papa ; et il savait combien Jack Hélias, sous ses airs de grand aventurier, avait un cœur tendre et une grande affection pour son père. Se tenant par les épaules, tels deux frères d'armes revenant du combat, les deux hommes contemplèrent la dépouille du vieux mercier, en laissant couler leurs larmes.

- Fidèle jusqu'au bout ! constata Jack en ramassant la bible qui avait déboulé l'escalier en même temps que son propriétaire.

Machinalement, il jeta un œil sur la page à laquelle elle s'était ouverte en tombant, et en lut un passage, en ravalant ses larmes :

- Abraham expira et mourut, après une heureuse vieillesse, âgé et rassasié de jours, et il fut recueilli auprès de son peuple. Isaac et Ismaël, ses fils, l’enterrèrent dans la caverne de Machpelah, dans le champ d’Ephron, fils de Tsochar, le Héthien, vis-à-vis de Mamré. C’est le champ qu’Abraham avait acquis des fils de Heth. Là furent enterrés Abraham et Sara, sa femme[6].

- La messe est dite ! s'exclama Aela qui venait d'apparaitre dans l'encadrement de la porte. Il est mort comme il a vécu, serrant la parole de Dieu contre son cœur afin de ne pas pécher contre elle…

- Abraham était son personnage biblique préféré ! ajouta Jack dans un murmure à peine audible.

- Où est Marie-Louise ? s'inquiéta Jobic.

- Je l'ai laissée avec Isaac. Elle n'a pas la force d'être confrontée…

Aela ne put terminer sa phrase et glissa sa frêle main dans celle du capitaine. Ce geste anodin lui permit de se ressaisir et d'affronter ses responsabilités. Comme les fils d'Abraham, lui aussi, devait enterrer son père et gérer son héritage. Que ferait-il désormais de cette maison, de la boutique et de la petite protégée de Johann ? Telle était la question. Poussant un profond soupir, il ramassa la canne du vieux commerçant et prit un linge humide pour essuyer son front baigné de sang.

- Voudriez-vous m'aider à préparer sa dépouille pour son inhumation ? demanda-t-il à Jobic et Aela.

- Je prends mes dispositions auprès de Marie-Louise et je reviens immédiatement, lui répondit son épouse.

- Préviens aussi Hyacinthe afin qu'il aille chercher le pasteur Jenkins, lui demanda Jack. J'espère qu'il pourra rapidement se joindre à nous, afin que nous donnions à mon père un dernier hommage, digne d'un enfant du Roi des rois.

Après avoir averti les Joyaux et les Bellamy du décès de son beau-père, Aela rentra chez elle, en compagnie d'Ana. Elles trouvèrent Marie-Louise qui s'était vite apaisée au contact de son filleul. Ana Joyaux lui proposa de la remplacer auprès du bébé, mais la jeune fille préféra passer la nuit chez son amie couturière, car affronter encore une fois une veillée mortuaire était au-dessus de ses forces.

Enfoncée dans le gros velours rose poudré de la méridienne, Marie-Louise berça le petit Isaac jusqu'à ce qu'il s'endorme profondément, puis elle le posa dans son berceau d'osier. Nostalgique, elle se remémora la première fois qu'elle avait mis les pieds chez Aela, en compagnie de Johann et Françoise. Ce jour-là, la beauté du petit guéridon en sycomore incrusté de palissandre, les vases d'opaline et la pendule de bronze surmontée d'anges musiciens l'avaient profondément impressionnée. Aujourd'hui, ces objets n'avaient plus aucun intérêt ; mais auraient-ils d'ailleurs jamais dû avoir une quelconque importance ? Elle songea aussitôt à Françoise qui avait pris soin d'elle dès sa plus tendre enfance et un vide abyssal lui creusa le ventre. Les larmes jaillirent de ses yeux, alors qu'assise dans le noir, elle faisait repasser sur son cœur les images de leur triste longère, les odeurs pestilentielles de la boucherie et le parfum des fraises dans leur verger, les jours de lessive ensoleillés et les soirées dans l'âtre fumant, les joyeuses farandoles dans les prés et l'agonie de ses parents, la bouillie d'avoine et leur jardin fané, le vagabond, le retable, la charrette d’Hyacinthe, les ingoguets, Jobic et la mercerie Hélias… Tant de souvenirs joyeux ou douloureux défilaient ! Elle ne pouvait calmer toutes ses pensées qui s'agitaient en foule dans son âme et la faisaient chavirer. Un moment, elle dut s'endormir, car elle sentit une main frôlant sa joue encore baignée de larmes et entendit une douce voix lui murmurer :

- Lekh lekha, Marilou !

Elle sursauta. Personne n'était là. Elle avait rêvé. Il n'empêche qu'à ce moment un seul souvenir lui parvint avec une exactitude étonnante. C'était la conversation qu'elle avait eue avec Johann, juste avant que Françoise ne leur annonce sa grossesse. Le vieil homme avait alors bien insisté afin qu'elle n'oublie jamais ses mots. Ils disaient :

- C’est toujours la foi qui pousse un homme à se lancer dans l’inconnu, parce qu’elle s’empare de l’invisible. Ce serait se moquer de Dieu que de prétendre avoir confiance en lui, tout en refusant de lui obéir. Une des premières choses que Dieu attend de nous, c’est que nous nous séparions du monde pour marcher avec lui, partout où il nous conduira. Jamais une âme, qui s’abandonne à lui, pour faire sa volonté en toutes choses, ne sera déçue. L'homme est impuissant face au temps, mais Dieu tient chacune de nos destinées entre ses mains… rien ne lui échappe ! Notre voyage s'arrêtera et nous pourrons prendre du repos, quand avec tous les élus, nous entrerons dans la maison du Père pour l'éternité… Si tu vas comme Dieu te le demande, si tu agis selon sa volonté, ce sera pour ton bonheur et pour que tu deviennes, au fil du temps et de ton voyage, celle que Dieu voulait que tu sois ! C'est toi qui, la première, seras heureuse de t'être laissé aller, et d'avoir accepté de te laisser guider par lui. Finalement, tu seras riche de sa présence, de ses bénédictions, et de tout ce que tu auras appris, ne l'oublie jamais ! 

 

Suite

[1] Titre d'une chanson de Marcel Mouloudji que j'avais en tête en écrivant ce chapitre.

[2] Grande île située au large de la côte atlantique de l'Amérique du Nord.

[3] Autre nom de la gardienne d'enfants, alors qu'à cette époque, la nourrice définissait une femme choisie pour garder et allaiter un bébé à la place de sa mère.

[4] Chemise d'un rouge vif comme les cerises.

[5] Type d'épuisette servant à la pêche à pied de la crevette.

[6] D'après le livre de la Genèse 25.8 à 10.

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