Capitaine Jack
Sans crier gare, Lucie passa sa tête, emmitouflée dans un fichu, par la porte de la boutique. Son visage était illuminé d’une joie qu'elle avait du mal à contenir.
- Que se passe-t-il ? s'alarma Marie-Louise d'une voix émue. Où se cache Hyacinthe ?
- Il joue le Tad Kozh an Nedeleg[1] ! répondit-elle en réprimant un petit rire nerveux.
Alors qu'elle entrait dans la mercerie en s'ébrouant des quelques flocons de neige accrochés à sa limousine[2], l'adolescente aperçut le jeune charretier qui avançait vers elles à reculons, portant une lourde malle, avec l'aide d'un acolyte.
- J'apporte un présent de Noël pour Monsieur Hélias ! s'écria-t-il d'une voix forte, en déposant le volumineux bagage dans l'entrée.
Tout le monde sortit de la cuisine et se précipita vers lui avec curiosité. Alors, il s'effaça derrière le comptoir de la boutique, et fit place à un grand monsieur, guindé dans un uniforme bleu marine, orné de boutons cuivrés et d'épaulettes dorées. Il tenait à la main un bicorne de feutre noir qu'il ne lâcha pas, pendant qu'il s'élançait dans les bras de Johann. En voyant réunis ces deux hommes, les convives ne purent retenir leurs larmes.
- Jack ! s'écria Ana Joyaux dans un éclat de rire.
Le majestueux capitaine l'embrassa sur les deux joues en la complimentant sur son allure jeune et guillerette, et sur l'arôme délicat de son inoubliable far qui parfumait la boutique. Puis il passa vigoureusement sa main raboteuse dans la chevelure de Jobic qu'il reconnut avec peine. Impressionnée par l'imposante carrure de cet inattendu visiteur et par la vague d'émotions que son apparition avait suscitée parmi les convives, Marie-Louise se faufila dans la cuisine, prétextant devoir surveiller son kig ha farz[3]. Le cœur battant, elle écoutait les commentaires enjoués et les rires de ses amis, enthousiasmés par le retour inopiné de ce "fils prodigue". Troublée, elle se posa mille questions, se demandant s'il avait une permission entre deux voyages, ou s'il avait débarqué pour toujours. Quelles étaient ses intentions ? Quels changements apporteraient sa présence dans la maison et dans ses relations avec Johann ? Finalement, elle ne savait rien de lui, car le vieux mercier ne lui avait jamais vraiment parlé de son fils unique, parti en mer depuis plus de dix ans. Elle entendit qu'il avait voulu faire une surprise à son père pour Noël, et que pendant son trajet depuis Saint-Malo, Hyacinthe l'avait informé de toutes les dernières nouvelles : le décès de sa chère mère, la noyade de Maël Joyaux, l'arrivée des deux sœurs Plumetaises et la mort de l'aînée qui s'était mariée au jeune Evan… Père et fils avaient tant à se dire que le temps s'éternisa, avant qu'ils ne pensent au déjeuner. Étrangement, Marie-Louise ne parvenait pas à partager leur exaltation. Toute cette agitation pleine d'émois l'avait brusquement replongée dans les souvenirs de sa vieille longère sombre et poussiéreuse, et de son lit-clos dans lequel elle avait l'habitude de se cacher. Alors qu'elle venait d'échapper à un sordide océan de déprime, elle sentait un vague à l'âme sournois monter à nouveau à l'assaut de son cœur.
- Puis-je vous offrir ce présent ? lui demanda soudain Jack Hélias, en lui tendant un objet enveloppé dans un fin papier de soie.
- Pour moi ? rougit la jeune fille en essuyant ses mains moites sur son tablier.
- Je l'avais soigneusement choisi pour ma mère, mais…
Il baissa la tête et un voile de tristesse assombrit ses yeux bleus :
- Mon père vient de me dire que vous apprécierez ce cadeau… insista-t-il en le posant entre ses mains tremblantes.
Dégageant une place sur la table surchargée, elle y déposa délicatement l'objet et le déballa. C'était une jolie conque marine[4], enroulée en spirale, à l'intérieur rose pâle. Marie-Louise l'appliqua instinctivement à son oreille et entendit comme une rumeur lointaine, une voix portée par l'océan…
- Qui vivra verra ! semblait-elle entendre, en se souvenant de la promesse que sa sœur lui avait faite à leur départ de Plumieux.
Essuyant une larme roulant sur sa joue, elle planta son regard éperdu dans les yeux du capitaine, et y trouva un roc solide qui calma instantanément ses pensées.
- Vous ne pouviez pas trouver mieux que ce coquillage ! affirma-t-elle alors avec un grand sourire.
Réjouis par cet aveu, les convives s'installèrent bruyamment autour de la table et se donnèrent la main pour rendre grâce à Dieu. Puis, ils se jetèrent goulûment sur les mets longuement mijotés, avant de reprendre leurs joyeuses discussions, jusque tard dans la soirée.
Ils étaient tous si fiers du jeune marin devenu capitaine de frégate[5], qu'ils écoutèrent avec délice le récit de ses audacieuses épopées. Jack leur décrivit avec passion les premiers vaisseaux à hélice, correspondant à un nouvel apogée de la marine. Il leur raconta avec ardeur quelques aventures de ces longues expéditions, alors qu'il s'était engagé aux côtés de François Tréhouart[6] sur les côtes d'Islande et du Groenland, pour retrouver la trace de "La Lilloise[7]". Puis, il relata ses péripéties à bord de la corvette[8] "La Recherche", à destination des îles de l'Atlantique Nord et de la Scandinavie. Il leur expliqua comment cette entreprise, de nature purement scientifique et de dimension internationale, lui avait permis de côtoyer d'illustres botanistes, zoologistes, géologues et minéralogistes. Dans ses bagages, il avait d'ailleurs rapporté quelques traces de toutes ces découvertes, comme un herbier, des quartz et une dent d'ours qui fit sensation. Des dessins, illustrant la vie des Samis[9], attirèrent particulièrement l'attention de Marie-Louise. On y voyait les visages de ces autochtones, leurs tentes, leurs troupeaux de rennes et toutes sortes de scènes étrangères qui la surprirent. Jack relata comment il avait suivi leurs migrations pendant tout un automne et un hiver. Et combien il avait apprécié leur bienveillance et leur hospitalité, en vivant avec eux sous la tente et en partageant leurs repas. Avec surprise, il avait trouvé dans ces îles glaciales, des familles où le père chantait des cantiques et où les enfants apprenaient à lire sur les genoux de leur mère. Captivée par toutes ces histoires, Marie-Louise buvait ses paroles et posait de nombreuses questions, curieuse d'en apprendre davantage sur ce peuple lointain, qui avait été évangélisé dès le XIIe siècle.
- C'est en 1619, qu'on imprima pour la première fois, à Stockholm, des livres en same[10], leur expliqua Jack avec enthousiasme. Il y avait le catéchisme, les principales prières de l'Église luthérienne, les Psaumes de David, les Évangiles et les Proverbes de Salomon !
- Quelle grâce Dieu vous a faite de connaître ces peuplades ! s'extasiait l'adolescente émerveillée.
- Et Ana, sais-tu pourquoi tu as le teint si hâlé, les cheveux bruns et les yeux bridés ?
- Non ! s'exclama la jeune veuve, s'étonnant d'une telle question. Ton voyage chez les Samis te l'a révélé ?
- Effectivement, lui répondit Jack avec fierté. Figurez-vous que des scientifiques se sont penchés sur le sujet, car ils s'étonnaient que certains bigoudens de souche aient le visage si rond, les pommettes si saillantes, et les yeux si bridés. Finalement, ils ont fait le rapprochement généalogique avec des populations de l’île de Man qui sont longuement restées isolées pour préserver leur hérédité.
- De quelle hérédité parles-tu ? s'enquit Ana, bouleversée par ces révélations.
- Ils auraient hérité des premiers migrants du Ve siècle, dont faisaient partie les Sarmates, un peuple de l’Oural, voisins de la Mongolie…
- Tu m'en diras tant ! s'exclama Ana, bouche bée.
- Et si nous chantions des cantiques d'actions de grâce pour remercier Dieu de nous avoir ramené Jack, vivant et en bonne santé ? leur proposa Johann. Nous avons tant de louanges à faire monter jusqu'au trône de notre divin Souverain ! Louons-le, mes amis, louons-le tous ensemble avec joie !
Jobic ne semblait pas du même avis. Un sentiment de jalousie avait envahi son cœur, alors que le beau capitaine de frégate racontait ses prouesses en terre inconnue. Il faut dire que son amie Marie-Louise ne l'avait jamais regardé avec autant d'admiration ni écouté avec autant d'enthousiasme. L'adolescent qui était secrètement tombé amoureux de la jeune fille, mais qui était bien trop timide pour le lui avouer, se sentait bien ridicule face au fabuleux Jack Hélias. Jamais il ne serait à la hauteur de ses exploits, de son courage et de sa maturité. Son seul atout était sa jeunesse, mais serait-ce vraiment un avantage aux yeux de Marie-Louise ? Serait-elle capable de se marier avec un homme de vingt-cinq ans son aîné ou préfèrerait-elle un gars de son âge et sans le sous, vivant dans les ingoguets ? Même s'il essayait de se raisonner, la colère, le dégoût et l'envie envahissaient doucement son cœur… Alors, il resta silencieux et taciturne, pendant que les autres entonnèrent de joyeux hymnes pour célébrer leur Dieu.
Comme à son habitude, le vieux Johann tenait à partager avec ses amis, quelques passages de la bible qu'il introduisit ainsi :
- Un Dieu infini peut donner tout de lui-même à chacun de ses enfants. Il ne se distribue pas afin que chacun puisse en avoir une partie, mais à chacun, il donne tout de lui-même, aussi pleinement que s'il n'y en avait pas d'autres[11].
Il tendit ensuite la bible à Marie-Louise, afin qu'elle leur lise l'un de ses passages bibliques favoris :
- Je te ferai devenir une grande nation, je te bénirai, je rendrai ton nom grand, et tu seras une bénédiction... Je rendrai tes enfants et les enfants de leurs enfants[12] aussi nombreux que les étoiles du ciel et les grains de sable au bord de la mer.
- Quand on est constamment en route, on court trois risques : on a moins d'enfants, on a moins d'argent et de biens, et on a moins de renommée ! grommela Jobic avec malice, en essayant de fuir le regard amusé du capitaine.
- Pourtant, en dépit de toute logique humaine, ces trois choses qui auraient pu faire défaut à Abraham, sont celles que Dieu lui a promises. Il est, en effet, écrit dans Genèse 13.2 qu'Abraham était très riche en troupeaux, en argent et en or, précisa Johann.
- Suivre Abraham dans le chemin de la foi n'est pas synonyme d'austérité et de stérilité, mais d'abondantes bénédictions ! renchérit Jack. Car si dans un premier temps, Dieu doit nous arracher à nos liens terrestres, il panse ensuite nos déchirures et nous comble de ses bienfaits. Il nous dépouille pour mieux nous revêtir, et il nous déracine pour mieux nous implanter dans son royaume. Certains pensent que la spiritualité est un billet pour partir dans un au-delà de totale sécurité. Mais à mon sens, la vraie spiritualité, c’est de sentir qu’on est en exil…
- Il faut être prêts à renoncer à ce que nous sommes dans le but de devenir ce que nous serons ! renchérit Aela, en souriant à Jobic d'un air entendu.
- La vie avec Dieu n'est pas seulement une vie de renoncement et de souffrance, mais c'est aussi une vie riche de bénédictions spirituelles et de transformations intérieures, poursuivit Ana Joyaux, en posant sa main avec fermeté sur les genoux de son fils. Au début, notre fêlure nous semble insoutenable, et peu à peu, on apprend que c’est le lieu où l’on peut rencontrer l’humanité entière, et sentir que nos difficultés ne sont pas que les nôtres. On peut partager nos larmes, et si on ne peut enlever la souffrance, une consolation est possible. C’est très profond et c’est ce qu’on a besoin d’apprendre.
- Job l'a affirmé, car par expérience, il a appris que Dieu fait la plaie, et il la bande ; il blesse, et sa main guérit[13], reprit Johann, en regardant avec compassion Marie-Louise. Et Jésus a promis à ses disciples que quiconque aura quitté, à cause de lui et à cause de la bonne nouvelle, sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou sa mère, ou son père, ou ses enfants, ou ses terres, recevra au centuple, présentement dans ce siècle-ci, des maisons, des frères, des sœurs, des mères, des enfants, et des terres, avec des persécutions, et, dans le siècle à venir, la vie éternelle[14]. Si nous ne répondons pas à l'appel divin et restons accrochés à nos affections d'autrefois, nous repartirons tout tristes, mais si nous obéissons à Dieu, comme l'a fait le père de la foi, nous profiterons, nous aussi, de la bénédiction divine ; et plus encore, comme Abraham, nous serons une source de bénédictions.
- À la Samaritaine qui venait puiser aux puits de ce monde, Jésus a dit que celui qui boira de l’eau qu'il lui donnerait n’aura jamais soif… ajouta Lucie.
- Et cette eau que Jésus donne devient une source d’eau qui jaillit jusque dans la vie éternelle[15], renchérit Hyacinthe.
- À Abraham, comme à la samaritaine, Dieu a révélé la source de bénédictions, qui n'est pas seulement comme un rocher déversant de l'eau dans le désert de ce monde, reprit Johann. Ce rocher qui abreuvait miraculeusement les israélites dans le désert, c'est Christ qui veut faire de chaque enfant de Dieu une source d'eau vive, désaltérant ceux qui sont assoiffés de justice, d'amour et de vérité... Il veut faire de nous des sources de bénédictions, des chrétiens fertiles enfantant de nombreuses âmes, des chrétiens avec un nom grand, puisqu'ils portent celui de leur Père céleste !
- Amen ! s'exclamèrent les convives, avant d'élever leurs voix tous ensemble d'un même cœur.
[1] Grand-père de Noël en breton.
[2] Grand manteau de laine
[3] Pot-au-feu breton, dont le nom signifie littéralement "viande et farine".
[4] Grand coquillage.
[5] Sous l'Ancien Régime, ce grade était souvent attribué à titre temporaire à des roturiers, souvent officiers, corsaires ou marchands, qui s'étaient distingués, et qui obtenaient ainsi le commandement d'un trois-mâts.
[6] François Thomas Tréhouart de Beaulieu (1798-1873) était un officier de marine qui devint aussi homme politique français.
[7] Deux-mâts de 8 canons disparu vers l'Islande en automne 1833.
[8] Petit trois mâts, armé de vingt canons, qui servait à effectuer des missions de découverte.
[9] Peuple autochtone d'une zone qui couvre le nord de la Suède, de la Norvège et de la Finlande, ainsi que la péninsule de Kola en Russie, connue sous le nom de Laponie.
[10] Langue laponne.
[11] D'après une citation de AW Tozer.
[12] D'après le livre de la Genèse 12.2 et 22.17.
[13] D'après le livre de Job 5.18.
[14] D'après l'évangile de Marc 10.29-30.
[15] D'après l'évangile de Jean 7.38.
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