Chapitre 17
Recommande ton sort à l’Éternel
Grâce à la rapidité et à la remarquable serviabilité de tous ses amis, Johann eut des funérailles à la grandeur de sa générosité et de sa foi. Non seulement, le pasteur John Jenkins se déplaça avec son épouse Élisabeth et leur fils, mais il emmena aussi avec lui Thomas Dobrée et Frédéric de Conink[1], d'imminents hommes d’affaires protestants. Ils avaient entendu parler du vieux Johann et voulaient absolument rencontrer son fils pour encourager, par leurs biens, la petite communauté de Saint-Brieuc. Ainsi, même si ses amis briochins n'avaient pas un sous de côté, et que les catholiques refusaient qu'il soit enterré dans l'un de leur cimetière, Johann put bénéficier d'une belle sépulture, dans un pré, acheté par ces riches armateurs. Et Jack fit exhumer sa mère, afin que Johann et Aesane soient aussi réunis dans la mort.
Les jours qui suivirent, la mercerie resta fermée et Marie-Louise refusa de loger toute seule dans la petite demeure, chargée de si précieux souvenirs. Accueillie chez Jack et Aela, elle accomplit avec beaucoup de diligence son rôle de marraine auprès d'Isaac. Grâce à lui, son instinct maternel s'était éveillé, à tel point que si Jobic l'avait écoutée, ils se seraient déjà mariés pour engendrer une famille nombreuse. La jeune fille n'avait, en effet, pas oublié ses rêves d'enfant, lorsque dans la petite église de La Trinité-Porhoët, elle avait déclaré vouloir une grande et belle postérité, un vaste jardin et un gros coquillage. Pour l'instant, elle avait reçu une jolie conque marine des mains du capitaine, et elle comptait bien sur Jobic pour accomplir le reste de ses vœux. Mais comme ils n'avaient, tous deux, pas encore dix-sept ans, le jeune goémonier refusait d'accorder ce caprice à sa belle.
Loin de ces élucubrations d'adolescents rêveurs, Jack se souciait de l'avenir de sa protégée. Non seulement, il désirait prendre soin d'elle pour honorer la mémoire de son bienveillant père, mais il s'était aussi attachée à elle. Il s'en sentait responsable, autant que s'il avait été son frère aîné, et se tracassait au sujet de son comportement qui avait sérieusement changé depuis la mort du vieux mercier. Étrangement, Marie-Louise n'avait pas sombré sous des vagues de désespoir ou dans une quelconque tristesse, mais son attitude le laissait néanmoins perplexe. Elle semblait, en effet, soudainement vouloir croquer la vie à pleines dents et accélérer le temps. Elle était pressée de grandir et de s'émanciper. Elle n'allait plus travailler à la boutique simplement pour rendre service, mais comme sa sœur autrefois, elle s'ingéniait à s'apprêter élégamment et à recevoir sa clientèle avec éloquence et efficacité. Mue d'une toute nouvelle et mystérieuse énergie, elle prenait aussi plaisir à pouponner son filleul, et à s'occuper de la maison de Johann, qu'elle s'était finalement réappropriée. Jack et Aela n'étaient pas mécontents de tout cela, mais cette métamorphose inattendue les préoccupait. De surcroît, elle s'accrochait à Jobic passionnément, comme si le jeune homme était devenu son unique bouée de sauvetage au sein d'un océan inconnu. Indéniablement, elle menait bien sa barque, mais ils se demandaient où tout cela la mènerait. Toutes ces questions inquiétaient Jack, d'autant plus qu'une impétueuse envie de reprendre la mer et de découvrir d'autres horizons commençait à bouillonner en lui. Difficile pour lui d'assumer toutes ces perspectives, car il savait que les multiples enjeux auraient, quoi qu'il en soit, des impacts conséquents.
Chaque fois que le capitaine partageait ses inquiétudes avec son épouse, elle se contentait de lui répéter ces versets bibliques :
- Fais de l’Éternel tes délices, et il te donnera ce que ton cœur désire. Recommande ton sort à l’Eternel, mets en lui ta confiance, et il agira[2].
- Est-ce une façon pour toi de te débarrasser du problème ? s'irrita un jour le capitaine. Je prie, mais rien ne change… et je ne sais toujours pas quelle décision prendre !
- Tu t'inquiètes pour Marie-Louise, mais vous vous ressemblez tellement ! Vous n'avez aucune patience pour attendre le moment propice, lui fit remarquer Aela. Ne sais-tu pas que Dieu fait toutes choses belles en son temps[3] ? Pourquoi précipiter les évènements ?
- Tu vas encore me parler de cette terrible histoire d'Abraham qui préféra faire un enfant à sa servante plutôt que d'attendre que l'Éternel rende son épouse fertile[4] ? s'exaspéra-t-il.
- Je n'y pensais pas, mais si c'est toi qui le dis ! rétorqua-t-elle. L'appel de l'océan est-il si fort qu'il surpasse la voix de Dieu à tes oreilles ?
Jack quitta la pièce en grommelant, et sortit faire un tour sur le port.
La ville bruissait, depuis l'aube, des appels lancés par les marchands ambulants : des colporteurs d'almanachs[5], des crieurs de vin[6], des vinaigriers, des décrotteurs[7], des porteurs d'eau, des marchandes de plaisirs[8], et tant d'autres figures si familières au paysage briochin. Place du Martray, le capitaine croisa Soa et Evan Joyaux qui sortaient du cabaret à pinte, ivres-morts.
- Ils auraient bien besoin d'un ange-gardien[9] ! se dit-il, le cœur serré, en pensant à leur mère qui devait supporter ces deux gaillards au quotidien et travailler ardemment dans les ingoguets en poussant sa charrette de coquillages et de crustacés. Son sort était bien plus à déplorer que le sien ou celui de Marie-Louise ! Après tout, ils n'avaient pas, comme elle, à travailler sous le climat pluvieux et venté, qui plongeait la plupart du temps les ingoguets dans une atmosphère boueuse et infecte.
Jack aurait tellement aimé faire plus pour l'aider. Tout en cheminant vers la place au Lin, le capitaine croisa une jeune femme qui abandonnait pour quelques heures sa progéniture entre les mains d'un loueur d'enfants[10], et il frissonna. Ses pensées ne cessaient de le ramener à sa jeune protégée. Quelle grâce, elle avait eu de rencontrer son père et de trouver refuge dans sa mercerie ! Tant de truands et de personnes malveillantes essayaient de tirer profit de la détresse des mères célibataires, des veuves et des orphelins ! Un peu plus loin, il aperçut Hyacinthe qui déchargeait sa charrette :
- Comment vas-tu ? l'interpella-t-il en le rejoignant devant le dépôt du charbonnier.
- Bien, et toi ? lui demanda le charretier, en arborant un sourire radieux. Tu as l'air préoccupé !
- Je me pose des questions au sujet de l'avenir de Marie-Louise… et l'appel du large commence à me titiller…
- Ah oui ? s'inquiéta-t-il, en se rembrunissant. Ça te dirait un petit tour dans ma charrette ? J'ai une livraison à faire au Légué. Ça te changera les idées et on pourra causer un peu…
- Hum, grogna Jack, en grimpant près de son ami.
Ballottés par les cahots des venelles, ils s'enquirent bon an mal an de leurs soucis réciproques. L'avenir de leur petite communauté, qui semblait se disloquer, les chagrinait. D'autant plus que l'économie bretonne ne parvenait pas à redémarrer. Depuis deux ans, un mouvement massif d'émigration s'était mis en place ; d'une part parce que de nombreuses forges, mines et fabriques de toiles avaient fermé leurs portes, et d'autre part parce que des dizaines de milliers de personnes avaient quitté les Côtes-du-Nord pour d'autres régions.
- L'arrivée du chemin de fer va encore faciliter cette expatriation vers la capitale, se plaignit Hyacinthe. Il paraît que les femmes peuvent y trouver des places en tant que domestiques et les hommes comme terrassiers.
- Tu comptes aussi partir ? l'interrogea Jack, en fuyant le regard ému de son ami.
- J'y pense, lui répondit-il. Je n'en ai pas encore parlé à Lucie. Elle est tellement attachée à cette ville ! Mais un ami qui vend de la rouennerie[11], m'a proposé un travail bien payé en Normandie.
- En Normandie ? s'étonna Jack. Je connais bien cette région ; elle est en plein essor actuellement. J'ai plusieurs fois fait escale au Havre, mais je sais aussi que des villes de la vallée de la Seine, comme Rouen et Elbeuf, sont en pleine révolution industrielle.
- C'est pour cette raison que d’importantes usines de textiles se développent et accueillent des centaines d’ouvriers, ajouta le charretier. Quitter les Côtes-du-Nord ne me réjouit pas, mais s'il le faut, nous partirons.
- Lekh lekha, comme disait mon père ! s'exclama le capitaine d'un air résigné.
- Et toi, vers quelle destination inconnue songes-tu aller ? l'interrogea Hyacinthe.
Jack hésita à lui ouvrir son cœur, mais son besoin d'être écouté par un ami fidèle qui ne le jugerait pas et saurait garder son secret, le convainquit de parler.
- Je ne sais pas pourquoi, lui expliqua-t-il, mais un désir de plus en plus impétueux bouillonne en moi, sans que mes raisonnements ou mes prières parviennent à le calmer.
- Qu'en dit Aela ? lui demanda son ami.
- Fais de l'Éternel tes délices…
- Et il te donnera ce que ton cœur désire, s'esclaffa Hyacinthe. Ce merveilleux Psaume 37 !
- Tu comprends mon désarroi, poursuivit le capitaine. J'ai entendu parler d'une expédition pionnière qui se préparait pour créer une colonie sur les rives du lac Lenore, en Saskatchewan.
- Où ça ? grimaça le charretier, incapable de répéter le nom de cette région qui lui était inconnue.
- Les colons partiraient de Saint-Malo, pour se rendre jusque dans l'ouest canadien…
- Regarde là-bas ! l'interrompit alors Hyacinthe. C'est Ana qui est en train de vendre des coquillages.
- Laisse-moi là ! lui demanda Jack. Je vais aller la saluer et lui acheter deux litres de moules. C'est le moins que je puisse faire pour l'aider…
- Kenavo emberr[12] ! le salua le charretier en laissant le capitaine rejoindre leur amie sur le quai.
[1] Armateurs baleiniers de Nantes.
[2] D'après le livre des Psaumes 37.4 et 5.
[3] D'après le livre de l'Ecclésiaste 3.11.
[4] D'après le livre de la Genèse 16.4.
[5] Calendriers comportant des indications astronomiques et météorologiques, ainsi que des renseignements d'ordres variés.
[6] Installés aux carrefours, avec leurs coupes et leurs brocs de vin, ils faisaient de la publicité pour les taverniers en faisant déguster leur vin et en criant à tue-tête.
[7] Ils devaient nettoyer les rues de la boue après la pluie, ainsi que les souliers et les vêtements des passants.
[8] Marchandes ambulantes de gâteaux.
[9] Employé par les marchands de vin, il se chargeait de l’escorte des clients ivres jusqu’à leur domicile.
[10] Personne censée garder les enfants, mais qui souvent les sous-louait à des mendiants qui s’en servaient pour apitoyer les passants.
[11] Toile en laine ou en coton, d'abord fabriquée à Rouen, où dominent des couleurs comme le rose, le violet et le rouge.
[12] A bientôt, en breton.
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