Mercredi 25 décembre
Ce n'est qu'en 1883, qu'un bactériologiste allemand, nommé Robert Koch, découvrit le bacille auquel il donna son nom. Dès lors, la phtisie n’apparut plus comme une maladie incurable et mystérieuse, mais comme une affection contagieuse atteignant les poumons. Ainsi, on l'appela tuberculose pulmonaire, et on ouvrit le premier sanatorium français sur le plateau d'Hauteville, dans le Jura en 1900. Les malades y étaient confinés pour y recevoir repos et nourriture en abondance, avant que la pénicilline ne soit inventée – en 1928 - et puisse les soigner.
Craignant que cette maladie ne déclenche une nouvelle épidémie, tels le choléra ou la variole, Louis refusa que son épouse rende visite au malade. Ils apprirent, quelques semaines plus tard, que l'oncle Giuseppe avait succombé à ses toux sanglantes, entraînant avec lui, son fidèle acolyte Alsacien, dans la mort. La nouvelle se répandit dans tout le quartier, et la patronne du 11 damier dût fermer son cabaret pendant quarante jours.
En rentrant chez lui, Louis avait brûlé l'enveloppe de chanvre qui entourait le magot[1] que Giuseppe Tozzo lui avait donné. Il avait aussi exigé de manger copieusement pour reprendre des forces, et il était aussitôt allé se coucher. C'est ainsi qu'il croyait lutter contre une éventuelle épidémie, ne songeant même pas à se laver les mains ou à changer de vêtements après avoir côtoyé le malade. Tout en avalant sa soupe à la hâte, il avait raconté à son épouse son entrevue avec le petit Italien, sans trop s'attarder sur les détails. Et avant d'aller au lit, il avait caché le précieux héritage sous son matelas de laine.
Eugénie, qui avait attendu le retour de son époux avec impatience, ne pouvait se résoudre à dormir, avant de passer de longues heures à louer Dieu. L'exaltante expectative, les rassurantes retrouvailles avec son mari resté sobre et ponctuel, la bonne nouvelle de l'héritage, mais aussi la tristesse de savoir son oncle gravement malade, l'avaient mise dans un état d'ébullition émotionnel, qui l'empêcha de trouver le sommeil. En quelques mois seulement, elle avait réussi à retrouver la trace de sa famille et reçu un héritage qu'elle n'attendait même pas. Dieu avait si admirablement orchestré les évènements, que tout s'était accompli dans un délai qu'elle n'aurait pu espérer. D'autre part, Louis avait finalement participé à sa quête et joué un rôle prépondérant dans la bénédiction prévue pour leur famille. Ses amis étaient devenus les siens, et ils lui avaient communiqué leur sagesse et leur sérénité. Grâce à Dieu, elle avait reçu bien plus qu'elle ne pouvait l'imaginer ! Dans son salut, il y avait tant de bienfaits : La paix dans son foyer, un mari sobre et plus coopératif que jamais, un bébé en bonne santé, des amis aimants et bienveillants… Quant à l'argent offert par l'oncle Giuseppe, elle avait bien sa petite idée…
Depuis plusieurs semaines, elle rêvait d'un jardin ouvrier dans lequel Louis pourrait semer, planter et récolter. Marie-Louise Petit lui avait tant parlé du potager que Dieu lui avait promis dès son enfance, et finalement accordé. Elle lui en avait tant vanté les mérites ! Et elle-même avait constaté les bénéfices de ce coin de nature sur Louis, chaque fois qu'il avait passé du temps avec Désiré à sarcler, biner et cueillir des légumes frais. Elle espérait tellement que son mari accepte d'acheter un terrain agricole qu'elle en rêva une bonne partie de la nuit. Dès l'aube, le lendemain matin, elle susurra cette idée à Louis, avant qu'il parte travailler à l'atelier ; et il lui promit d'y réfléchir.
Cette année, à cause du décès de Florence et de son fils Georges, la famille Dorival était en deuil et ne fêta pas Noël. De toute façon, se disait Eugénie, sans cheminée au cafouret, comment auraient-ils pu entretenir le tréfeu[2] ?
D'habitude le soir de Noël, la coutume normande voulait qu'on brûle une bûche dans la cheminée en y ajoutant les restes du tréfeu de l’année passée. Les enfants devaient ensuite s’éloigner pour prier afin que cette bûche leur apporte des cadeaux. Et à leur retour, ils découvraient des pommes et des sucres d'orges dans leurs sabots. Devant l'âtre, tout le monde se rassemblait ensuite pour raconter des contes et des légendes.
A neuf mois, Albert n'avait pas encore de sabot et il sut se contenter des aguinettes[3] confectionnées par sa mère. Quant à Eugénie, elle était contente d'échapper à ces coutumes païennes qui vénéraient des fables auxquelles elle ne voulait plus donner d'importance. Elle n'avait donc pas décoré son cafouret de houx ni de gui, mais elle espérait secrètement pouvoir se rendre au culte de Noël qui avait exceptionnellement lieu le mercredi matin, chez Hyacinthe. La veille au soir, malgré la tempête, Esther Stroh était venue leur rendre visite. Elle avait apporté des bonhommes en pain d'épice et du vin chaud pour prendre une collation avec ses amis. Louis apprécia cette attention, mais refusa son invitation au culte de Noël :
- Vas-y aveuc eul ti ! dit-il à Eugénie. J'préfère rester ichite.
- Fous zêtes zûr de fous ? insista Esther. Nous afons préfu une crèche fifante !
- Non ! refusa Louis. J'aime point be cha !
- Zans regret ?
Louis était déterminé, mais il insista pour qu'Eugénie et Albert se joignent à leurs amis.
Le lendemain, Eugénie avait revêtu un mantelet en indienne rouge et chaussé ses bottines de cuir. D'un côté, elle portait son fils, enveloppé dans un épais manteau de laine, et de l'autre un panier en osier rempli d'aguinettes et de pommes. A cause de la pluie qui n'avait cessé de tomber toute la nuit, les routes étaient inondées. Elle se demandait si Esther pourrait honorer sa promesse et l'amener aux Rouvalets. Et finalement, c'est Hyacinthe lui-même qui alla chercher ses ouailles dans la ville, car sa charrette était munie d'une solide capote protégeant de la pluie et du vent. Soulagée, Eugénie y rejoignit ses amis, dont Esther faisait partie.
Quand ils arrivèrent à la ferme, la famille Petit était déjà arrivée et se réchauffait devant l'immense cheminée qui avait été allumée dans la grange. Quelques enfants, déguisés en bergers ou en anges, avaient pris place dans de la paille, autour de plusieurs brebis. Et une jolie étoile de verre soufflé avait été suspendue à une poutre au-dessus de cette crèche improvisée. Impressionnée, Eugénie prit place devant la chair, impatiente d'assister à la saynète de la nativité. Quand tout le monde fut installé et qu'on n'entendit que les mâchoires des moutons brouter quelques fétus de paille, Rose Bellamy fit soudain son apparition dans la grange, au bras d'un jeune Alsacien nommé Peter. Elle avait caché un coussin sous sa robe pour feindre une grossesse, et joua à merveille le rôle de Marie. L'enfant Jésus, les mages venus d'Orient, rien ne manquait…
- Rien à part quelques chameaux ! plaisanta Esther qui avait le cœur en joie.
Après avoir salué leurs spectateurs sous une salve d'applaudissements, les acteurs entourèrent Joséphine Petit qui entonna de sa voix cristalline un chant de Noël :
- Minuit ! Chrétiens, c'est l'heure solennelle où l'homme Dieu descendit jusqu'à nous, pour effacer la tache originelle, et de son père, arrêter le courroux. Le monde entier tressaille d'espérance, à cette nuit qui lui donne un sauveur. Peuple, à genoux, chante ta délivrance. Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur[4] !
Au fond de la grange, une table croulait sous les friandises qu'avait rapportées la famille Schneider d'Alsace. Il y avait des biscuits à la cannelle, à l'orange et au chocolat, d'autres à l'anis en forme de cœurs, des brioches à l'aspect de petits bonshommes, du pain d'épice à profusion et du vin chaud dans lequel flottaient des rondelles d'oranges et des fleurs de badiane. Lucie avait déposé son far breton et Eugénie y ajouta les aguinettes qu'elle avait confectionnées, ainsi que les pommes offertes par Madame Clerian. Les enfants reçurent chacun un sucre d'orge et une orange, et chacun se régala des différents desserts. Eugénie, qui était maintenant enceinte de six mois, s'était assise près de la cheminée. Même si elle regrettait que son mari ne l'ait pas accompagnée, elle observait ses amis avec joie. Comme à son habitude, Joséphine avait pris Albert dans ses bras, tout en s'occupant de sa petite sœur Lucie. Rose, quant à elle, se rapprochait manifestement de Peter Schneider. Eugénie se demanda s'il y aurait bientôt des noces et des naissances parmi cette petite communauté et si, comme Hyacinthe l'espérait, un pasteur viendrait se joindre à eux dans la nouvelle année. Puis de nombreux sujets d'action de grâce jaillirent de son âme, alors qu'elle pensait à l'année qui venait de s'écouler.
- Feux-tu qu’Hyacinthe te ramène chez toi ? lui demanda soudain Esther. Tu as l'air fatiguée.
- Si tu veux, admit Eugénie. J'syis alouvie et vannée par tout çu brit.
- Je t'ai préparé un panier de friandises pour Louis, ajouta la petite Alsacienne. Attends-moi là, je fais te chercher Albert.
- Merci ! murmura Eugénie, émue par la bienveillance de son amie.
Louis ne pensait pas que son épouse et son fils arriveraient si tôt, néanmoins il les attendait impatiemment. Lorsqu'Eugénie ouvrit la porte, elle se retrouva face à un cheval à bascule qui trônait au milieu du cafouret.
- J'l'a ageté piur l'bézot, avoua Louis, avec fierté.
- Bos ! Qu'il est biau ! s'exclama Eugénie, en posant son fils sur le dos du cheval.
Tandis qu'elle le soutenait et le balançait doucement en s'extasiant, Louis se pencha à ses côtés et lui tendit une lettre :
- Quiqu' ch'est ? Tu m'as écrit eun poème ?
- Bos ! Piur cha tu peux guetter lôtemps ! lui répondit-il en riant, et en agitant la lettre devant elle.
- Quiqu' ch'est ? Eun titre de propriété signé par le notaire ? Quiqu' tu as ageté mun Louis ?
- Bos, lis ! s'impatienta-t-il.
- Lundi 16 décembre 1872, Monsieur Armand de Boissieu, maire de Saint-Aubin-jouxte-Boulleng déclare sur l'honneur avoir vendu à Monsieur Louis Dorival et Madame Eugénie Buquet son épouse, résidants à Elbeuf, 10 rue du Pré Bazile, un jardin ouvrier de 200 mètres carré, 12 chemin du halage à Saint-Aubin-jouxte-Boulleng. Acte passé devant Eugène Plant, notaire à Elbeuf, le 23 décembre 1872. Tu cachais cha de d'pis pu d'eune s'maine !
- Ch'était mun segret ! avoua-t-il, en la serrant dans ses bras. T'es cotente ? j'vas faithe du bouon ouvrage lanedans !
- Si j'syis cotente ! Bos ! Embrache-me mun gros cachard[5]!
Epilogue
Ainsi se termina l'année 1872 dans la famille de Louis et Eugénie Dorival. Louis se mit au jardinage pendant son temps libre et Eugénie à la lecture. Elle continua de se rendre aux Rouvalets et à consolider sa foi, en même temps que son amitié avec Esther Stroh, Lucie Bellamy, Marie-Louise et Joséphine Petit.
Le vendredi 7 mars 1873, elle accoucha d'une fille qui fut nommée Mathilde ; et plus tard, elle eut six autres enfants : Eugène[1] en 1875, Augustine en 1877, Ernest en 1878, Malvina en 1879, Léopold en 1882 et Marcel en 1892.
Le vendredi 14 mars 1873, grand-mère Flore mourut à l'âge de 85 ans.
Le 5 mai 1873, Rose Bellamy épousa Peter Schneider.
Le 17 mai 1873, Valentine Dorival épousa Auguste Bidault.
Le 4 juillet 1874, Napoléon Dorival (frère jumeau de Louis) épousa la sœur de Sophie Clerian, Léontine, et ils eurent trois enfants : Ernestine en 1875, Jeanne en 1877 et Léontine en 1880.
Le 17 novembre 1874, Désiré et Marie-Louise Petit eurent un dernier enfant qu'ils appelèrent Eugène.
Un temple protestant fut finalement construit à Elbeuf en 1877.
Mon grand-père Henri Dorival (fils d'Eugène et petit-fils de Louis) et son épouse Marie-Thérèse. |
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[1] Eugène fut le père de mon grand-père maternel, Henri, né en 1902 à Elbeuf.
[1] Somme d'argent amassée et mise en réserve.
[2] Une très grosse bûche était déposée dans l'âtre et devait tenir trois jours pendant les fêtes de Noël pour porter chance à la famille.
[3] Lapins ou canards en pâte feuilletée, fourrés aux amandes et aux pommes.
[4] Minuit Chrétien est un cantique de Noël, écrit aux alentours de 1843, par Placide Cappeau, puis mis en musique par Adolphe Adam en 1847.
[5] En patois normand : Si je suis contente ! Bah ! Embrasse-moi gros cachotier !
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